Les trois nuits
Nous voici dans ce que l'Église appelle le "triduum pascal". Les trois derniers jours de la vie de Jésus. Temps forts pour les chrétiens pour méditer la passion et la mort de Jésus, sa sortie du tombeau vainqueur de la mort. Je vous partage ma propre méditation ci-après. Bonnes fête pascales à tous ! Christ est vraiment ressuscité !
Jeudi soir, nuit où surgit en pleine lumière la véritable tendresse
En méditant le dernier repas de Jésus, nous pouvons imaginer toute l’intensité de l’événement sur le plan émotionnel. Jésus ne se situe plus comme un maître, un rabbi face à des disciples, mais transforme le lien qui les unit : « Dorénavant, je vous appelle mes amis ». Et il en dit le pourquoi : « parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père » (Jn 15, 14).
La nuit vient de tomber et les agacements et les exaspérations s’apaisent. Ceux de Jésus vis-à-vis de la clique des grands prêtres aux grands principes qui tiennent boutique et commercent dans le Temple. Ceux de ces derniers qui le cherchent pour le faire mourir car il remet en cause leurs fonctionnements hypocrites.
Temps des hostilités suspendu pour vivre la Pâque, sommet de l’année liturgique des croyants juifs. Avec attention et délicatesse, Jésus a organisé cette rencontre, ce repas. Il a prévu la salle de la rencontre et invité ses disciples à préparer le repas. Chez les chrétiens, on retrouve ce souci du beau et de la fraternité au moment de dresser la table pour fêter ce mémorial : napperons blancs, bouquets de fleurs, fond musical, vaisselle des grands jours.
L’heure est solennelle. Un entre-soi croyant exceptionnel pour tous.
L’heure est grave. Non de la gravité pesante d’une situation, mais celle qui dévoile l’essentiel d’une existence.
L’heure est unique. Exceptionnelle, parce qu’elle fait connaître TOUT ce que Jésus a appris de son Père. Ce tout tient en un seul mot : Aimer. Dorénavant, entre amis, plus de préséance, plus d’esclave, mais des frères ancrés dans une filiation extraordinaire : être fils de Dieu. Rien que cela !
Et comment ? Jésus donne un exemple concret : il lave les pieds de ses amis. En clair, il se met à leur service. Il se donne. Il pardonne même : il lave les pieds de tous ses amis, nous dit Jean ; donc de Judas aussi. Ce n’est pas une purification rituelle hygiénique de pieds qui ont marché dans la poussière et qui risquent de sentir mauvais quand on mange allongé près d’autres convives, suivant la coutume de l’époque. Non, pas seulement.
Beaucoup de commentateurs parlent de l’humilité de Jésus qui s’abaisse. Et s’il y avait autre chose de plus solennel, de plus grandiose ? Lorsque Jean décrit la scène, il y a quelque chose qui relève de la majesté dans les gestes de Jésus et dans sa manière de les exécuter : il se lève, verse de l’eau, prend un linge, s’agenouille, lave. Nous sommes invités à le voir non comme quelqu’un qui s’humilie et s’abaisse mais comme un fils, dans toute sa grandeur de fils du Père qui se met au service de ses amis : humble et serviteur. Ajoutons aussi doux. On peut ici méditer avec quelle douceur il masse les pieds endoloris, avec quelle tendresse il les restaure pour qu’ils puissent marcher vers l’inconnu qui s’annonce.
Pierre qui, le premier, se fait laver les pieds, laisse transpirer une interrogation : comment de la joie de la fête, du partage, d’un repas entre « co-pains », du mémorial libérateur de la Pâque, tout d’un coup, il peut passer à quelque chose de plus large, de plus ouvert. Comme une invitation à découvrir une hygiène spirituelle profonde, celle de s’établir dans la tendresse d’un Père manifestée par Jésus. Dans cette reconnaissance et ce demeurer dans la tendresse de Dieu, surgit la nécessité d’une purification intérieure concernant des jugements hâtifs, des suffisances, des petites vérités, des refus, des rejets de l’autre, pour une cohérence de vie et entrer dans la gloire et la dignité de nos humanités…
« Avez-vous compris ce que je viens de vous faire ? » (Jn 13, 12) demandera Jésus à ses amis. Question qui nous est posée aujourd’hui. Avons compris que nous sommes invités à devenir des amis du Christ en nous faisant serviteur les uns des autres ? Que nos humanités singulières deviennent pain, que nos gestes soient vin, source de fête et de vie pour les autres ?
En nous « purifiant » de tout ce qui peut entraver notre marche vers eux ? Purification toute intérieure qui nous fait « convertir » notre regard et nos gestes vis-à-vis d’un cercle d’amis sans cesse à élargir, pour dire et vivre une tendresse, celle du Père pour tous les hommes… À nous de nous baigner tout entiers dans cette tendresse et pas seulement les pieds…
Vendredi, jour de ténèbres en quête de compassion
Après ce repas, Judas, sortit. « Or il faisait nuit. » Existe-t-il des amitiés et des tendresses qui peuvent nous poser dans une incompréhensible trahison ? Dans des nuits sombres de rancœur, d’impuissance, de non-sens. Des nuits, bien que « préparatoires à la Pâque » nous dit Jean par trois fois dans son texte, peuvent plomber des existences. Nous connaissons bien ces frères et sœurs plongés dans les désarrois, les doutes, les désolations. Nuit intérieure de morts-vivants que plus rien ne vient illuminer. Nuit sans issue dans les cœurs et les corps. Nuit des amis qui n’en peuvent plus dans les hôpitaux et les centres de rééducation. Nuits d’autrui qui nous plongent, nous-aussi, dans nos propres impuissances. Nuit d’un grand silence pour le Fils de l’homme, victime des hommes, victime de leur jugement et leurs vérités religieuses. Nuit d’orage qu’un grand cri vient zébrer des ténèbres en plein midi.
Comment ne pas voir en ce Fils d’homme tous les humains de la terre ? Tous ceux des grandes épreuves qu’ils ne peuvent traverser. Qu’ils ne savent comment le faire. Comme terrés au fond des impasses, sous les bombes israéliennes, dans les caves de torture russes, dans les rues sans toit des sans-abris françaises, dans les maisons aux volets clos pour ne pas montrer souffrances conjugales, violences et désespérance...
« Ecce homo ! », « Voici l’homme ! » L’homme humilié, mis à nu, mis en échec… De qui, du tortionnaire ou de la victime, Jésus est-il l’image ? Ardente compassion pour les deux. Regardons, regardons bien les yeux de celui qui appelle d’une manière ou d’une autre son papa qui viendrait le délivrer, le soulager de tous ses maux. Comme un enfant qui se sent abandonné de tous. Y verrons-nous dans ce regard toute la quête éperdue d’une réponse, d’un geste apaisant, d’une soif d’un vin, même aigre, qui apaisera la détresse d’un crucifié, d’un abandonné, d’un mal-aimé. Dieu absent ? Où est-il ? A-t-il déserté les ravins de la mort, le fond du gouffre des hôpitaux, les sombres cavernes de la misère et des exclusions ?
« J’ai soif ! » Est-ce donc le cri d’un homme ou celui de Dieu qui crie lui aussi à travers lui sa soif que tout cesse enfin. Le tout des malheurs, des maladies, des mépris, des haines, des morts… N’est-ce pas les deux qui se conjuguent dans une même impuissance ? Voici Dieu mis à bas de son piédestal de grandeur où les hommes l’ont hissé. Voici Dieu anéanti de sa superbe que les hommes lui ont affublée. Voici Dieu, moins que rien, comme un voyou ou un bandit, que les hommes ont cloué sur les croix pour qu’il leur fiche la paix. Voici Dieu aux pieds et aux mains cloués : trois heures exposé ainsi pour que l’homme prenne le temps et comprenne qui est vraiment ce Dieu livré aux humains. Voici Dieu des nuits sans étoiles et des jours enténébrés : Dieu des pauvres, des humiliés, des rejetés, des mal ou pas aimés.
Que dire ? Que faire ? Rien, si ce n’est le silence de communion avant l’ultime, la seule, la grande réponse :
« Et le voile du temple se déchira », dévoilant qui est vraiment Dieu, le libérant des Temples, des tabernacles et de toutes les bondieuseries enfermées dans les faux sanctuaires des hommes. Effaçant toutes les fausses images trompeuses qui justifient toutes les violences et les exactions en son nom. Plein feux, en plein zénith, sur la Gloire de ce Dieu dressé, abandonné, exposé, nu, face aux toits de la ville qui s’appelle « ville de la Paix ». L’Heure est là, advenue : celle de l’exploit, spectacle à contempler pour que tous les hommes défigurés puissent recevoir la Paix crucifiante donnée. Par son geste Jésus donne La Vie, son souffle qu’est l’Esprit.
Qui va se dresser aujourd’hui pour dire la compassion de Dieu nécessaire au bonheur du monde ? Qui va se dresser pour vivre la compassion pour ce Dieu-là ? Debout, tout le long de la croix, comme épousant au plus près les souffrances de son Fils, une femme, « la Mère » est là, d’une intensité de présence et de prière.
Samedi soir, aube de la Vie en abondance
Cette femme, « Marie du Samedi saint », frêle et solide à la fois. Ne pouvant démêler son chagrin de son espérance. En qui ? En quoi ? Elle ne sait. Assurée pourtant que tout ce qu’elle a vécu ne peut se terminer comme cela, bêtement, dans une fosse commune ou dans un tombeau de riche, ce qui revient au même. Elle tente de déchiffre les dernières paroles de son Fils sur le gibet :
« Jésus voyant sa mère, et près d’elle le disciple qu’Il aimait, dit à sa mère, Femme, voici ton fils ; puis Il dit au disciple, voici ta mère ».
Étrange héritage. Il semble dépasser la simple hospitalité de l’un pour l’autre. Pas d’interpellation affectueuse. Pas de précision : Une mère, une femme, un disciple. Pas de prénom. Comme une transmission à tous les individus de tous les peuples de toute la Terre. Une mère : la mère de tous, donnée à tous. Un disciple qu’il aimait : chacun des habitants de la terre est concerné. Tous appelés à devenir disciple de lui en prenant soin les uns des autres. Dans le jusqu’au bout de l’amour et de la mort où il y a encore de la place pour s’inquiéter de son semblable.
Samedi sombre, obscur, d’une opacité faite de doutes, de découragements et d’incompréhensions. Samedi de tous les hommes à un moment ou un autre. Samedi de la mort qui rôde. Samedi de la souffrance indicible, de la perte d’un être cher, d’une sécurité, d’un emploi, d’une santé… C’est donc cela la vie ? Oui, c’est aussi cela la vie. Un rabotage jamais fini pour perdre, toujours perdre, encore et encore. Perdre ses illusions, sa tranquillité, ses certitudes, ses morts, sa foi même. N’en rien rester.
Rien ! Si peut-être, une petite lueur, tremblotante au fond d’un cœur titubant et pourtant espérant, comme un murmure fragile, une source d’espoir… Qui sait ? Peut-être que…
S’asseoir sur un rocher dans un jardin sans fleur et pleurer. S’abandonner et pleurer toutes les larmes de son corps et tenter de venir là où il est. Là où il appelle dans ce murmure de la source qui semble ne pas être tarie. Ne plus se lamenter. Ne plus s’écouter, mais écouter, l’écouter. Au plus profond de soi. Murmure qui vient de loin, d’au-delà des plaintes qui couvrent le murmure de chaque prénom appelé. Murmure si particulier, à l’intonation si familière, si caractéristique d’une douceur et d’une bonté déjà rencontrées.
Un appel amoureux : « Marie ! » Un appel adressé à chacun, par son nom secret. Marie qui ouvre alors ses propres tombeaux ? Et pourquoi pas ? Elle croit, elle croit ! Oui, toute sa tendresse et sa foi en lui de son vivant sont bien là, bien présentes. Ses tombeaux à elles sont désormais bien ouverts à la Vie, à la lumière, à toutes les guérisons. Tout est possible, tout est accompli. L’Avenir est désormais ouvert ! La mort est vaincue !
« …Va dire à mes frères que je monte vers mon Père qui est aussi votre Père, vers mon Dieu qui est aussi votre Dieu… » Non, il ne radote pas encore une fois ! Vraiment, Dieu est un Père et les hommes sont tous frères. C’est ce qu’il n’a cessé de répéter toute sa vie.
Aube lumineuse des temps nouveaux. Les ténèbres sont anéanties. La vie peut se donner à profusion. Nous voici re-suscités en lui pour vivre notre vie, dans sa pleine Vie. À quoi cela servirait-il que Jésus soit ressuscité si nous ne ressuscitions pas avec lui, en lui ?
« ...N’ayez plus peur ! Courage ! J’ai vaincu le monde et ses crasses ... Je vous précède dans toutes les Galilées de vos existences, Je suis avec vous... ».
Xavier Puren
Source : https://kestenig.fr/les-trois-nuits/