Un défi pour l’Église catholique : repenser l’homosexualité
Le tsunami du texte sur la bénédiction des couples homosexuels illustre la « révolution » voulue par le pape François et ses limites
L’ampleur et la violence du phénomène ont surpris. Plus que l’existence du phénomène lui-même que l’on pouvait présager. De Fiducia supplicans, ce texte romain qui ouvre la possibilité de bénir les couples en situation irrégulière et les couples de même sexe, c’est la bénédiction des couples homosexuels qui a provoqué le non possumus (nous ne pouvons pas) le plus net de certains et, du fait même, exacerbé les oppositions entre sensibilités dans l’Église. Or, quelles que soient ses maladresses, ce texte doit être regardé pour ce qu’il est : symbolique de la « révolution » pastorale voulue par le pape François au travers du synode en cours qui, pour ces mêmes raisons, confirme un vrai clivage dans l’Église. Il fait apparaître la limite dont François est parfaitement conscient : prétendre bousculer la pastorale sans toucher à la doctrine. Un débat jusque-là réservé à quelques spécialistes et qui s’expose désormais au grand jour.
Inutile de revenir ici sur les prises de position qui se sont multipliées au sein des épiscopats, depuis la publication de Fiducia supplicans le 18 décembre dernier. Certains approuvant le nihil obstat (rien ne s’oppose…) venu de Rome, d’autres, plus nombreux, disant leur décision d’interdire ces bénédictions dans leur Église, d’autres encore se réfugiant dans une position médiane au motif que le flou du texte romain pouvait bien justifier le leur. Chacun pourra se reporter à ce qui s’est écrit dans la presse ou que j’ai moi-même publié sur ce blog. (lire ici et ici)
La parole des théologiens contre celle des baptisés…
Deux initiatives plus récentes me semblent donner la vraie dimension de la question posée par ce texte. Citons en premier les commentaires publiés par la Revue Thomiste sous la signature de deux théologiens dominicains : le fr. Emmanuel Perrier et le fr Thomas Michelet. L’un et l’autre dénoncent l’incohérence théologique d’un texte pastoral qui finit par autoriser ce que l’Église interdisait jusque là : la bénédiction – à travers les personnes – d’une situation ou structure de péché. Thomas Michelet interroge : « Faut-il promouvoir et consacrer une théologie contextuelle et une pastorale contextuelle qui conduira fatalement à une dogmatique contextuelle au détriment de l’unité de la foi ? » La seconde initiative est la publication, sur le site de La Croix de la tribune signée de parents de (grands) enfants homosexuels. Ils écrivent : « Nos enfants ne sont pas a priori des pécheurs, objets de dissertations théologiques. Ils sont des sujets conscients, responsables de leur propre existence et capables de chercher leur chemin singulier de sainteté, à partir de ce qu’ils sont et non malgré ce qu’ils sont. »
Nous avons là un exemple des déchirements et divisions « systémiques » qui marquent le catholicisme contemporain. Mais pris dans un contexte de renversement des logiques voulu par le pape François. Renversement qui est au cœur même du synode sur la synodalité engagé depuis 2021 et qui trouvera son aboutissement à l’automne prochain. Fiducia supplicans est une parfaite illustration de cette “révolution“.
Une illustration de la « révolution » prônée par le synode
Définissons-la en quelques phrases. Par le passé, un synode avait pour but de réfléchir, entre évêques, à la manière dont l’Église pouvait aménager et traduire son enseignement dit « de toujours » (même si l’expression serait à nuancer) pour le faire mieux comprendre du monde moderne (méthode déductive). Ici, la démarche voulue par le pape est inversée : il s’agit de permettre aux baptisés d’exprimer, en conscience, leurs attentes profondes pour l’Église, puis de confier au synode réuni à Rome le soin de discerner ce qui, parmi ces attentes, est conforme aux Évangiles, à la Tradition justement comprise et à la foi de l’Église (méthode inductive). D’une pratique de “synode des évêques“ où eux seuls sont consultes (avec quelques théologiens) et eux seuls appelés à « discerner » on passe à un élargissement où c’est l’ensemble du peuple de Dieu qui est consulté et appelé au discernement.
Concernant l’homosexualité, cela signifie qu’on ne part plus exclusivement d’une lecture intangible du texte de la Genèse – et des textes ultérieurs qui s’en sont inspiré – pour en déduire une doctrine. On s’appuie sur ce que peuvent dire eux-mêmes les baptisés concernés par cette question pour interroger d’abord la pastorale mais aussi la doctrine. Dans l’un de ses ouvrages, l’intellectuel catholique suisse Jacques Neirynck rapporte cette formule empruntée à Augustin d’Hippone : « Si la raison nous fait voir quelque vérité et que celle-ci paraît contradictoire avec les Écritures, cela signifie que celles-ci sont mal interprétées. » (1) Or la raison nous fait voir que des homosexuels, parfois chrétiens, ne vivent pas tous, comme l’imaginent certains, dans la débauche et le vice, mais pour nombre d’entre eux dans une quête d’amour, de fidélité, de respect de l’autre, d’ouverture, de fécondité… Y aurait-il péché au seul fait qu’ils choisiraient de se dire leur tendresse autrement qu’avec des mots ?
Et si le dessein de Dieu plus que le couple hérosexuel était : altérité, alliance, fécondité ?
Le néo-thomisme – mais également le Catéchisme de l’Église catholique – nous oppose, entre autres, l’Ancien Testament et son récit de la création de l’humain homme et femme comme indépassable et structurant. On peut accepter cette lecture tout en questionnant la conclusion pratique qu’en tire le magistère en interdisant comme immoral et peccamineux toute sexualité qui s’éloignerait du champ exclusif de la conjugalité hétérosexuelle ouverte sur la transmission de la vie. La question qui nous est aujourd’hui renvoyée par les homosexuels chrétiens et leurs familles est la suivante : plus que le couple homme-femme stricto sensu, le « dessein de Dieu » ne devrait-il pas être appréhendé plutôt à partir des concepts qui en sont les composantes : altérité, alliance et fécondité ? Et de les ouvrir généreusement au-delà du seul couple hétérosexuel ? Faut-il y voir une remise en question de la doctrine ou plutôt un développement de la doctrine auquel invitait le cardinal Newman ? C’est là la question à laquelle l’Église n’échappera pas.
Les textes de la Revue Thomiste, parfaitement argumentés et structurés dans leur verticalité, m’ont remis en mémoire ce propos de la poétesse Marie Noël dont le procès en béatification est ouvert depuis 2017 : « Ce théologien s’exprime comme un vieux serviteur fidèle qui a connu Dieu tout petit et l’aide tous les jours à s’habiller de dogmes. » (2) Et si on cessait d’enfermer Dieu dans des formules jamais réinterrogées, au prétexte sincère de fidélité à la Tradition ?
Partir des Écritures ou du réel pour retrouver le vrai sens des Écritures ?
C’est là, me semble-t-il le vrai contexte dans lequel situer Fiducia supplicans. Celui d’une démarche synodale qui entend inviter l’Église à « partir du réel », sachant que ce « réel » peut-être divers – ou diversement appréhendé – selon les continents et les cultures. Cela peut légitimer, au moins pour un temps, le refus de l’épiscopat africain. Cela explique pour une part l’hostilité de nombreux catholiques, en France même, où la culture religieuse continue de véhiculer « l’abomination » supposée de l’homosexualité, lue au travers de l’épisode biblique de Sodome et Gomorrhe généralement mal interprété. Chez beaucoup domine encore une vision de l’homosexualité masculine réduite à la pratique supposée de la sodomie forcément contre-nature si l’on exige de la sexualité qu’elle soit ouverte à la transmission de la vie. Or, la sodomie (pardon pour la trivialité du propos) n’est pas plus le « passage obligé » de l’homosexualité masculine, qu’elle n’est un « passage impraticable » pour les hétérosexuels. C’est dire que le problème est ailleurs !
François n’est jamais que le moment présent de notre Histoire
L’onde de choc provoquée par la non-réception “différenciée“ de Fiducia supplicans prouve au moins, s’il en était besoin, l’extrême difficulté de l’ouverture pastorale engagée, depuis le début de son pontificat, par le pape François. Parce que cette ouverture, aujourd’hui nécessaire, non pour des raisons de « reddition de l’Église au monde » mais de fidélité à l’Évangile, débouche forcément, à un certain moment, sur un questionnement de la doctrine, notamment en ce qui concerne la sexualité humaine. Ce qui réjouit les uns et inquiète ou scandalise les autres. Le « diviseur » montré du doigt étant toujours celui qui ose exprimer tout haut ce qui, en réalité, cheminait depuis longtemps à bas bruit et qu’on ne voulait ni voir ni entendre. Dans sa Vie de Jean Racine, François Mauriac a cette phrase : « L’individu le plus singulier n’est jamais que le moment d’une race. » Ce qui signifie, ici, que François n’est jamais que le pape que l’Esprit nous a donnés et que l’Église a produit, à ce moment précis de son Histoire, pour l’aider à poursuivre sa route.
René Poujol
- Jacques Neirynck, Le savoir croire, Ed. Salvator, 2014.
- Marie Noël, Notes intimes, Ed. Stock p. 130.
Source : https://www.renepoujol.fr/un-defi-pour-lÉglise-catholique-repenser-lhomosexualite/