Choses vues (ou entendues) 5 : Nous avons échoué !

Publié le par Garrigues et Sentiers

Chers amis professeurs d’histoire, mes frères,

Nous avons échoué ! Quand on entend tant d’âneries à propos des commémorations de personnages historiques, qui n’étaient que des hommes, avec donc la face lumineuse et la face noire qui caractérisent tout être humain (même les héros et les saints ont leurs petits côtés, leurs défauts) ; quand se multiplient aussi les jugements définitifs sur des événements historiques, on doit humblement constater que nous n’avons pas su faire passer le message de nos maîtres en histoire. Forts de leur inculture, certains nouveaux maîtres à penser le monde (dont les « influenceurs ») n’hésitent pas à trancher avec une assurance désarmante et insistance sur ce qu’on doit célébrer ou ostraciser du passé : hommes, femmes ou faits.

Doit-on débaptiser les écoles ou lycées « Jules Ferry », à cause de son parcours colonialiste, en omettant qu’il a tout de même fondé l’école « gratuite, laïque et obligatoire », qui fut longtemps la base même de la République, en formant des citoyens. Il y a pire, l’utilisation d’un symbole historique pour défendre une cause qui, même juste en elle-même, n’a rien à voir avec lui. N’est-elle pas ridicule cette annexion par le Musée de l’histoire de l’immigration de Louis XIV considéré comme « un de ces étrangers qui ont fait l’histoire de France » ?

Marc Bloch, un des grands historiens français, co-fondateur de l’École des Annales, déplorait la manie du jugement. « Encore si le jugement ne faisait que suivre l’explication, le lecteur en serait quitte pour sauter une page. Par malheur à force de juger, on finit presque fatalement par perdre jusqu'au goût d’expliquer » (Apologie pour l’histoire ou métier d’historien», 1949, réed. 1993). Et, faut-il rappeler encore, contre les polémiques à ce sujet : qu’expliquer n’est pas justifier.

Ce qui est grave, c’est que le public n’est plus conscient du décalage temporel entre le passé et le présent, et du changement des « valeurs » propres à chaque époque. Ne pas projeter ce que nous croyons sur ce qu’ont cru nos ancêtres, d’autant plus qu’un jugement s’appuie sur des références morales qui ne sont plus les mêmes et qui, en ce qui concerne l’époque la plus contemporaine, sont loin d’être unanimes.

De fait, l’intolérance semble croître, au moment même où l’on proclame véhémentement le caractère sacré de la « liberté d’expression ». Il devient urgent de préciser si elle est absolue, comme on l’a prétendu au moment des différentes affaires liées à des caricatures politiques, ou si elle ne l’est plus lorsque telle ou telle partie de l’opinion publique, minoritaire, hors consensus ou dépréciée, veut s’exprimer.

Il n’est pas scandaleux d’apprécier dans le réel, des choses apparemment contradictoires. C’est Marc Bloch, de nouveau, qui écrit : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération » (L’étrange défaite,  écrit en 1940, publié en 1946, réed 1990).

L’historien n’a pas à juger, mais à comprendre et expliquer.

L’intolérance s’étend aussi à des concepts de la vie sociale, qui ne sauraient plus non seulement être remis en question, mais simplement abordés, ils sont devenus tabous. Chez certains, plutôt à gauche, vous serez banni si vous remettez en cause l’abolition de la peine de mort, qui choque notre vision sacralisée de l’homme-individu, mais que les temps anciens voulaient, par elle, « défendre la société » d’individus dangereux (comme on tue des gens pendant les guerres). Vous le serez tout autant, parmi des gens de droite, si vous êtes partisan de l’avortement. Il ne saurait être question de proposer la première comme solution ultime dans des cas gravissimes et inextricables d’assassins sadiques récidivistes (1) ; et tout autant de rappeler qu’un avortement peut sauver une femme enceinte dont la santé, voire la survie, le rend médicalement nécessaire (2).

Ne peut-on débattre des questions de société, même les plus controversées, d’abord en écoutant l’autre avec un respect, au moins de méthode, et, face à lui, en argumentant plutôt qu’en proscrivant son interlocuteur a priori, ou en l’injuriant.

Ce pourrait être une des préoccupations de l’école, par exemple dans le cadre d’une « instruction civique. »

Jean-Baptiste Désert

1. Vercors (1902-1991), illustrateur et écrivain, résistant et co-fondateur des Éditions de Minuit, une « conscience », avait trouvé une solution en accompagnant la peine, prononcée pour la première fois, d’un sursis automatique pour éviter la tentation de la récidive.

2. À noter qu’avec la sacralisation de l’avortement, on ne s’inquiète plus guère de l’existence du fœtus, dont le statut n’est toujours pas défini en droit, mais dont on pourrait penser que sa valeur vaut bien celle d’une nichée d’oiseaux protégés.

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A
Merci Monsieur Désert d'exprimer si clairement ce que de nombreuses personnes (citoyens) ressentent. Votre article devrait être largement diffusé auprès des médias et des boulimiques de "l'info" rapide, superficielle, non renseignée, non argumentée qui hante tous les réseaux de communication !
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