Choses vues (ou entendues) 3 : Nos « valeurs républicaines »
Pas un parti, pas un homme politique, qui n’exalte à l’occasion « nos Valeurs républicaines ». Qu’en est-il en réalité ? Il est vrai que la République française s’est construite sur cinq principes explicités dans les discours (abondants) de ses fondateurs.
La Liberté
Le premier principe républicain, qui semblait justifier à lui seul la Révolution, c’est la liberté. Elle est la clef de la Déclaration des droits de l’homme (DDH) de 1789 ; elle est présente expressément dans les articles 1, 2, 4, et sous-entendue aux articles 3 ,5 ,7, 10 et 14 ; et puis, bien sûr, à l’article 11 à propos de la liberté d’expression, si vigoureusement revendiquée actuellement, même s’il est courant que ses plus zélés défenseurs la dénient à leurs adversaires.
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». (art. 11 de la DDH). Certes, cette liberté, en particulier à travers celle de la presse, permet de tempérer les excès ou abus que pourraient commettent les dirigeants, soit politiques, soit économiques, du pays. La presse, lorsqu’elle est libre des pressions des pouvoirs, joue le rôle de lanceur d’alerte. Mais il n’est pas toujours facile de qualifier le niveau des abus commis par rapport à la loi, abus souvent insuffisamment définis (1).
La liberté est la « condition de celui […] qui n'est pas soumis à la puissance contraignante d’autrui », ou encore :« le pouvoir que le citoyen a de faire ce qu'il veut, sous la protection des lois et dans les limites de celles-ci » (Trésor de la Langue française informatisée, CNRS). Qu’en est-il aujourd’hui ? On n’a jamais été pris dans un tel réseau de lois, de règles, de conseils impératifs, de tarifs, de contrôles, de surveillance, de contraintes provenant de notre gouvernement ou de l’Union européenne (2). Encore les Français ont-ils le privilège, parfois trop oublié, de figurer parmi les 10 % d’habitants de cette planète qui jouissent de la démocratie et des libertés politiques qu’elle assure, quels que soient les défauts et les fautes du vécu de ce régime.
L’Égalité
Après la Liberté, l’Égalité est la vertu républicaine par excellence, proclamée dans la devise incessamment répétée dans les clubs révolutionnaires : « L’Égalité ou la mort ». Elle figure comme principe de même importance que la liberté dans l’article initial de la DDH : «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits». Mais elle disparait ensuite au profit de la propriété « droit inviolable et sacré » (articles 2, 17).
L’égalité pose un principe, sans néanmoins être un droit, tel qu’ii est défini à l’article 2 de la même DDH. Elle embrasa les plus radicaux des Républicains, parmi lesquels Jean-Paul Marat. L’« Ami du Peuple » (1743-1793) tient une place éminente parmi ses promoteurs. Actif partisan de la guillotine, il est un avertisseur lucide de la dérive « bourgeoise » de la Révolution : « Qu'aurons-nous gagné à détruire l'aristocratie des nobles, si elle est remplacée par l'aristocratie des riches ? » Cette question ne se pose-t-elle pas toujours aujourd’hui ? Marat n’est pas seul, Gracchus Babeuf (1760-1797), favorable à la collectivisation des terres et à l’abolition de l’esclavage, voulut avec sa « Conjuration des égaux » accomplir la « Révolution ». Il fut guillotiné. Des femmes tentent de revendiquer l’« égalité », telles Théroigne de Méricourt ou Olympe de Gouges, elles aussi au prix de leur vie.
Qu’en est-il donc de l’égalité, vertu traditionnelle de la gauche ? Pour ce qui est de la terre entière, la lecture de l’Atlas des inégalités, publié en 2023 par Le Monde, rend patente la distorsion entre pays (très) riches et pays (très) pauvres. Quant à la France, des associations ou ONG, comme l’Observatoire des inégalités, le Secours catholique, ATD Quart Monde ou le Mouvement de l’abbé Pierre, dénoncent tous l’aggravation de la pauvreté (3).
La Fraternité
Elle apparait très tôt dans les idéaux républicains. Elle est célébrée lors de la Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, et citée dans un discours de Robespierre sur l'organisation des gardes nationales, en décembre 1790. Il est à noter qu’elle ne figure pas dans la DDH de 1789, alors que les législateurs l‘ont mentionnée dans le préambule et les articles 2 et 72-3 de la Constitution du 4 octobre 1958.
Quelles conséquences concrètes en découlent ? Certes, on assiste à des « élans de fraternité » lors d’événements dramatiques comme de gros attentats terroristes ; ils sont déjà plus légers après des catastrophes « naturelles» . Mais dans la vie de tous les jours, on relève beaucoup de paroles et de gestes qui révèlent du mépris, de l’agressivité, voire de la haine, à l’égard de telles parties de la communauté nationale ou vis-à-vis d’étrangers cherchant refuge dans l’hexagone. En 2020, près des 2/3 des Français considéraient qu’il y a trop d’étrangers ; 83 % des ouvriers partageaient cet avis (4).
La Patrie (« Amour sacré » de…)
Dans un récent débat télévisé sur la 5, une militante de gauche (élue, avocate ou journaliste ?) reprochait au Rassemblement national d’être un parti « patriote ». Sans doute voulait-elle dire « nationaliste ». C’est assez fondamentalement différent, mais le lapsus éventuel est révélateur, d’abord de la confusion des « valeurs » ; ensuite d’un affaiblissement de la maîtrise de la langue française, même parmi les élites.
Le nationaliste pense que son pays est le meilleur, le plus fort (« Über alles » !), le plus respectable (« le plus noble au monde » disait le président Bush en parlant des États-Unis). Le nationaliste va jusqu’à exclure les autres, « les étrangers », de ses centres d’intérêt, quand il ne leur est pas franchement hostile. Le patriote est prêt à défendre son pays s’il est attaqué, mais sans agressivité a priori. Pour illustrer cette distinction, on pourrait prendre l’exemple de la guerre en Ukraine ; ne faisons pas l’injure aux lecteurs de leur dire qui se trouve dans quelle catégorie.
Si l’on condamne le « patriotisme », on renie l’une des valeurs originelles de la République. Ce mot était présent dans la plupart des discours révolutionnaires toutes tendances confondues, en particulier à partir de 1792, lorsque les puissances européennes, d’abord l’Autriche et la Prusse, puis l’Angleterre, menacèrent la France pour restaurer Louis XVI dans ses pouvoirs. Devant leur pression, l’Assemblée législative déclara, le 11 juillet 1792, « la Patrie en danger » ; suivra une levée en masse, manifestation « sacrificielle » de l’idée de patrie : « Un Français doit vivre pour elle ; pour elle un Français doit mourir… »
La « patrie » est, en effet, sacralisée par les Révolutionnaires dans un sens sacrificiel. Notre hymne national, écrit en avril 1792, d’un patriotisme un peu belliqueux, justifié alors par le danger menaçant d’une invasion, renferme le mot deux fois dans sa version officielle toujours actuelle (couplets, 1 et 6). Il figure aussi dans le 2e des sept couplets du « Chant du Départ » (5), « frère de la Marseillaise » présenté à la fête du 14 juillet 1794, et distribué ensuite aux quatorze armées républicaines en campagne.
Sans doute le mot « patrie » a-t-il été galvaudé par un pétainisme collaborateur avec l’occupant et revanchard contre les « républicains ». Mais il reste présent dans le cœur des résistants et proclamé même devant un peloton d’exécution.
La patrie reste-t-elle une «valeur» aujourd’hui ? Est-elle une valeur pour tous les habitants de ce pays ? Et jusqu’où ?
La Loi
Autre « principe révolutionnaire » presque déifié : le respect de la loi (articles 5, 6, et 8 de la DDH de 1789). Il est régulièrement mis à mal actuellement, aussi bien dans des manifestations collectives que par les attitudes de personnalités politiques. Trente-deux départements refusent d’appliquer la loi sur l’immigration votée en décembre 2023, considérée comme « illégitime ». On peut penser ce que l’on veut de cette loi, même le pire et la combattre vigoureusement par les voies légales. Mais elle a été adoptée, dans des conditions particulières certes, mais dans le respect, au moins formel, de la Constitution.
Il est banal de discuter sur la contradiction qui peut exister entre le « légal » et le « légitime ». Mais si le premier mot est d’une définition facile : « conforme à la loi », le second pose quelques questions de logique. Qui, par exemple, est apte et… « légitime », à discerner ce qui est légitime ou non, et sur quels critères à partir du moment où ça devient illégal ?
Ces quelques remarques n’ont aucune rigueur scientifique ; elles veulent seulement attirer l’attention sur le fait que nos « valeurs républicaines » sont certes un beau programme, mais qu’il est urgent de demeurer vigilant sur leur bonne application et peut-être même leur survivance.
Marcel Bernos
(1) Pensons au débat, malheureusement devenu parfois combat mortel, sur le blasphème. Cf. des articles parus déjà dans Garrigues et sentiers des 15 janvier 2015, 12 octobre 2020 et 29 septembre 2023.
(2) Il n’est pas question ici de contester la légitimité, sinon la justesse de ces « lois », mais de constater que l’on est bien par elles « soumis à des contraintes » de plus en plus nombreuses, dont certaines n’ont rien à envier à l’Ancien régime. De même, les impôts (autrefois pudiquement appelés « contributions »), et les taxes, l’une des causes de la Révolution, n’ont jamais été aussi nombreux et complexes, et parfois sous un même nom, tels les péages.
(3) Avec ce paradoxe que la portion de la population qui fait du tourisme a considérablement augmenté ces dernières années.
(4) Sur cette vertu républicaine on renverra plus généralement à notre Dossier n° 35, Vivre la Fraternité.
(5) « Le Chant du départ », paroles de Marie-Joseph Chénier et musique de Méhul était au programme de l’école républicaine, il y a quelques décennies. Je l’ai chanté pour l’obtention du Certificat d’Études primaires.