Un Terroriste
Voici un conte de Christiane Giraud-Barra écrit pour ce temps de Noël sachant que le Prince de la Paix est venu pour l'humanité entière croyante ou non-croyante, chrétienne ou non chrétienne mais vivant plus ou moins dans le péché.
G et S
L’attentat
Plonger son couteau dans la gorge de la victime ne devait pas poser de problème, tant d’entraînements auxquels il s’était soumis devaient porter leurs fruits : bondir vers la victime, avoir son couteau prêt dans la poche, s’en saisir et le plonger à la base du cou, c’était l’enfance de l’art.
La préparation de l’assaut avait été minutieusement préparée, il en était l’organisateur, et personne ne contestait son autorité, il avait l’âme d’un chef, son curriculum vitae plaidait pour lui. Diplômé de Mathématiques et de physiques, athlète chevronné dans de nombreuses pratiques sportives, à la tête du commando il confirme sa place.
Sa motivation ne pouvait être mise en doute, issu d’une famille pauvre opprimée par des colons arrogants, exploiteurs sans scrupules il avait rejoint le mouvement de libération le plus extrémiste certain qu’avec lui la libération nationale passerait du slogan à l’action.
Pendant des semaines il avait observé la ferme et ses habitants, son clan de colons et son groupe d’ouvriers agricoles du même village que lui. Il fut surpris de ce qu’il constatait à la jumelle, des allées et venues paisibles, des échanges pacifiques entre les patrons et les ouvriers. Ils semblaient tous partager le même but : obtenir des oliviers aux ramures fournies chargées d’olives, des bêtes domestiques en bonne santé. Même les chiens participaient d’une atmosphère paisible, ils n’aboyaient que pour saluer les maîtres. Parmi ces derniers il avait repéré une femme âgée, ses cheveux gris remontés en torsade sur sa tête car dans l’après-midi à heure fixe elle sortait du bâtiment principal en tirant une sorte de charrette à bras pour porter à boire à tous ceux qui trempaient leurs chemises entre le soleil et la terre. C’était l’heure de la pause et tous en profitaient avec plaisir.
Il exprima des doutes : « Nos frères n’ont pas l’air bien malheureux », la réponse cingle « Ils sont complètement aliénés ».
Le commando s’ébranla à la tombée du jour, le clan des colons se repliait à cette heure dans la grande villa, il avait compté une quinzaine de membres adultes et six enfants de tous âges, du marmot qui marchait à peine jusqu’aux adolescents inscrits au collège voisin, les ouvriers, eux, au même moment reprenaient le chemin de leur village.
Avec une facilité déconcertante les cinq membres s’abattirent comme une tornade, bloquant les issues et surgissant au milieu de l’assemblée familiale, les kalachnikovs pointées vers l’assemblée. Il y eut un moment d’arrêt suspendu dans l’air puis l’effroi et les cris emplirent l’espace, certains esquissèrent un mouvement de fuite et les armes comme si elles n’attendaient que ce signal crachèrent le feu et la mort. Tout se passa si vite qu’il sentit plus qu’il ne vit qu’une mécanique s’enclenchait, aspirant l’environnement dans un chaos sanglant, il n’avait plus à intervenir.
La femme émerge devant lui, il la reconnaît avec sa torsade de cheveux gris, il saisit sa lame et plonge vers elle, mais dans cette fraction de seconde il croise un regard doux rempli d’étonnement qui le désarçonne, un sentiment imprévu le submerge, la lame s’enfonce déjà dans la gorge blanche bien qu’il désire contre toute logique retenir son geste. Le sang jaillit du thorax mais ce regard s’accroche à lui marqué par l’étonnement plus que par l’effroi, elle s’affaisse et lui aux prises avec une émotion inexplicable la retient dans ses bras. Non ne meurs pas ! De tout son être il se cogne contre la mort ! Trop tard ! Le regard s’éloigne accompagné de râles de suffocation.
S’était-elle échappée de ses mains poissées de sang ou l’avait-il laissée partir ? Il jeta un regard hébété autour de lui, les membres du commando poursuivaient leurs sanglantes besognes, elles alimentaient un fond sonore de pleurs, de cris, de sanglots d’enfants… Un compagnon ajuste sa braguette, la face marquée par la jouissance et le goût du sang.
Comment arriva-t-il à s’extraire de l’horreur des cadavres mutilés, à poursuivre son incarnation de chef, il ne s’en souvenait plus avec exactitude mais il comprit qu’il se dédoublait, une partie de son être remplissait le contrat qui le liait à son organisation mais une autre, tapie en lui, dissimulée, réprouvait ces actes, pire il n’en percevait plus qu’une atrocité irréparable.
Le héros et son double
L’action commise par le commando fut saluée dans tout le territoire par la rébellion, il fut reconnu et hissé au rang de héros national jusqu’à sa femme qui l’avait accueilli avec une tendresse ostentatoire devant les caméras, clamant « Mon chéri, ce héros qui nous honore tous et j’en suis tellement fière ». En fait depuis longtemps ils ne s’entendaient plus et il y avait bien longtemps que le contact corporel entre eux avait disparu.
Il étouffait, personne avec qui communiquer ses émotions, ses doutes, il se retrouvait dans un piège car non seulement les sentiments d’horreur liés à son action n’avaient pas disparu, mais chaque matin il se levait aux prises avec une angoisse intenable. Il se renferma sur lui-même, sa femme l’excusait auprès des autres « Un gros coup de fatigue… Il a tellement investi dans cette action… Il en a le contre-coup ». L’organisation piétinait d’impatience, elle lui offrait un commandement supérieur pour entreprendre de nouvelles actions ; loin de répondre, il s’esquivait dans de vagues excuses.
Un matin, seul au logis – il avait persuadé sa femme d’aller vivre chez son frère –, en passant le porche il reçoit un coup à l’estomac, sa victime assise sur le bord de la fenêtre le dévisage de son regard empreint d’étonnement. La terreur l’envahit, les humains il connaît mais les spectres ? Combien de temps dure leur face à face ? il s’approche mais elle s’évanouit, laissant place au rideau de fenêtre balancé par le courant d’air.
Les apparitions reprirent, elles se succédaient sans lui laisser un jour de répit, il la retrouve partout, dans la maison, la cuisine, la chambre, son bureau, elle le dévisage puis s’évanouit, le laissant désemparé, malade d’anxiété.
Un soir, calée dans le fauteuil de la salle commune, elle le dévisage, il l’entend prononcer quelques mots, il tend l’oreille, il lui semble qu’en balbutiant elle lui dit « Assassin », il s’épouvante, elle ne prononce pas ces mots avec haine, non c’est comme si elle cherchait à le définir « A-ssa-ssin », une sueur glaciale l’inonde. Non ! Il n’est pas un assassin mais le combattant d’une libération nationale, une cause sacrée, reconnue, mais quand il s’essaie à discuter avec l’ombre, il s’embrouille, ses arguments sonnent faux, rien ne tient devant un regard doux étonné par son acte.
Une décision s’impose : fuir ! Le temps de prendre un sac à dos, quelques affaires, de l’argent, il n’en manquait pas depuis le drame, l’organisation l’avait bien récompensé, il ferme la porte du logis sans avertir personne et se mêle à la foule piétonnière pour sortir du quartier.
Son double pilote sa fuite, suivre les trottoirs, disparaître dans les ruelles adjacentes, s’enfoncer dans les souks bondés, revenir vers un arrêt de bus, descendre trois stations plus loin et recommencer l’enfilade des trottoirs, des ruelles…
À la nuit tombée il essaya de localiser sa position dans un carrefour qui lui semblait vaguement connu, il traversa une artère et se retrouva coincé entre deux rocades. Heureusement un passage souterrain s’ouvrit devant lui qui le conduisit sur une gare routière. Il avait soif et s’offrit une pause dans un coin obscur d’un café rempli ; reposé la mémoire lui revient, il n’était pas loin du domicile de Fathia. Une demi-heure plus tard il montait des escaliers pour s’arrêter devant une sonnette sans nom. Après plusieurs sonneries, il entendit un pas lourd, on l’observait derrière la porte, elle finit par s’entrebâiller.
Plus tard allongé sur le lit de la chambre-client, il lui vint à l’esprit que les prostituées comme Fathia témoignaient de l’hypocrisie de leur mouvement : on n’avait jamais de mots assez méprisants pour les insulter, pour leur signifier leur statut au bas de l’échelle humaine, on les tolérait tout juste et pourtant on continuait à faire appel à leurs services, comment remplacer des femmes voilées épuisées par leur grossesses successives qui utilisaient tous les prétextes possibles pour se refuser au lit conjugal ? Mais plus surprenant, lui-même jusqu’à ce jour il avait reproduit ce comportement normal de mâle dominateur mais subitement aujourd’hui Fathia lui était apparue dans une autre lumière, une femme vulnérable, victime d’une société brutale, qui écrasait les faibles. Bizarre comme il avait changé ! Il se leva et scruta son visage dans le miroir, il ne se reconnaissait plus, vieilli, le front et les joues fripés par les rides, la moustache et la barbe non taillées, envahissantes… Il avait la tête de l’emploi … Un assassin !
Il s’effondre sur le matelas et s’enfonce dans un sommeil peuplé de victimes hurlantes jusqu’à ce qu’une main se plaque sur sa bouche et que la voix de Fathia chuchote à ses oreilles « Tais-toi, je t’en prie, arrête de hurler, je vais avoir des ennuis avec les voisins ». Il reprend ses esprits « Excuse-moi je ne m’en suis pas rendu compte », « Je vais te chercher un verre d’eau » avec l’eau elle lui donne un comprimé, « Cela devrait t’aider à dormir paisiblement », elle reste assise à ses côtés le veillant comme un enfant jusqu’au petit matin. Lorsqu’ils se séparent elle lui glisse une adresse « Tu as vécu un choc tu es stressé, va voir ce toubib, il est juif mais il soigne tout le monde, pas de rendez-vous, tu prends ton tour et tu attends, j’ai déjà envoyé plusieurs clients et ils en ont été satisfaits ».
La police secrète
Après lui avoir laissé des liasses de billets comme réparation des torts qu’il lui avait causés il part à la recherche du médecin qu’il trouve facilement. Assis dans une salle d’attente il attend qu’on appelle son nom, les heures passent, il ne s’impatiente pas, des hommes, des femmes, des enfants entrent dans un cabinet puis ressortent à un rythme régulier. Il réfléchit au paradoxe de cette société antisémite qui protège en son sein un médecin juif car « On en a besoin ». Seul médecin pour une masse populaire aux prises avec les maladies des pauvres, les accidents de la vie, les blessures de guerre.
Lorsque son nom est appelé son double lui dicte la conduite à tenir, car il ne sait plus pourquoi il est là.
Quelques minutes après il arpente à nouveau la rue, la consultation avait été des plus brèves, le regard du praticien l’avait mis en confiance et provoqué chez lui un désir de s’épancher mais à peine a-t-il débuté son récit qu’une voix ferme stoppe ses confidences : « Désolé, je ne peux rien pour vous, je ne suis pas compétent pour vous prendre en charge, tenez voici une adresse d’un spécialiste », et il se retrouve à la rue.
Il entend la voix de son double « Tu es filé », quoi de plus normal lorsqu’on est devenu un traître ! Il connaissait trop l’idéologie de son groupe et ses méthodes pour avoir la moindre illusion sur leur jugement et ses conséquences mais plus encore l’attitude du médecin l’avait informé, pas la peine d’être voyant pour se dire qu’au même moment le médecin était aux prises avec la police secrète.
Il les voyait entrer sans frapper, exiger son dossier médical, le médecin s’exécute il a l’habitude, il a griffonné sur une fiche « Mutique, cache un délire ? psychopathe ? Une flèche puis le nom du spécialiste recommandé », les agents repartent sans oublier les menaces, ils déchirent sa fiche « Vous n’avez jamais vu cet homme, vous l’oubliez, nous tolérons encore votre présence mais faites bien attention à ceux que vous recevez ». Par contre ce qu’ils ne comprenaient pas mais que lui discernait : cette menace agit sur le praticien comme celle de trop, cette fois sa décision est prise, il disparaît avec sa femme cette nuit même. Tout est prêt depuis des mois il a contacté des passeurs, payé le prix jusqu’à la vieille Europe. Sarah sa femme n’attendait que cela, ils laisseraient la maison ouverte, toutes leurs affaires en place, comme tous les réfugiés du monde ils n’emporteraient pour tous bagages que leurs souvenirs. Il laissait à regret sa bibliothèque mais il ne se résignait pas à se séparer de Maïmonide, son guide, son maître spirituel : comme lui il irait là où le vent de la guerre vous pousse, comme lui il exercerait son art pour survivre. Son histoire d’exil s’inscrivait dans celle de sa tradition et de sa famille, après la seconde guerre mondiale elle avait traversé la mer, lui reprendrait le chemin en sens inverse.
Et puis si cela se passait mal, ce qu’ils ne pouvaient exclure, si la mort survient à un poste de garde, ou sur le bateau qui les transporterait de nuit, c’était leur choix, leur libre décision, pourquoi attendre ici une exécution qu’un « tyrannosaure » de service déciderait selon son humeur ? Ils n’avaient que trop tardé ! L’heure du départ sonne et tant pis pour cette population qui perd une des rares richesses qu’elle possédait encore, un médecin à son service.
La fin ou le commencement ?
Perdu dans ses pensées, il se confie à son « pilotage automatique » mais celui-ci murmure « Ils te suivent ils se rapprochent », il poursuit sa route tranquillement mais tourne soudainement dans une ruelle sordide, nouvelle direction nouvelle ruelle, et ainsi de suite jusqu’à la découverte d’une place en proximité d’un parking bondé. Un jeu d’enfant pour lui : ouvrir une portière et glisser sa longue carcasse à l’arrière, les rétroviseurs livrent les images des agents débouchant sur la place et explorant toutes les directions. Ils disparaissent c’est le moment de s’extraire du véhicule, pourtant loin d’aller au terme de son geste, le voilà replié terrifié sur la banquette arrière : elle est là, à l’avant, de dos mais c’est bien elle avec sa torsade de cheveux gris. Un souvenir lui revient, sa mère brossant ses longs cheveux gris avant de les nouer sur sa nuque, les larmes lui montent aux yeux, il y avait longtemps, bien longtemps qu’il refoulait tous souvenirs la concernant, il ne sait plus qui occupe le siège avant, sa victime ou sa mère, elles se confondent dans un clair-obscur bouleversant, des digues intérieures se rompent, il balbutie « Pardon je vous demande pardon ». Cette demande s’adresse-t-elle à la femme qu’il a tuée ? Ou à sa mère au doux regard ?
La voix du double résonne « Bouge-toi ils viennent vers nous ils vont nous buter » mais prisonnier dans un filet d’émotions il ne réagit pas, hypnotisé par la silhouette spectrale mais plus il la fixe, plus elle s’efface, elle disparaît ; il s’ébranle au moment ou deux personnes surgissent dans les rétro, ils sont à quelques mètres impossible de sortir, il tente de se fondre dans le siège arrière, peine perdue, la mort approche à grands pas quand surgit de tous les côtés de la place une foule criant, portant des banderoles, stupéfait il lit, il entend « Halte à la violence », « La terre est assez grande pour vivre ensemble », « Dehors les extrémistes, nous voulons négocier », invraisemblable, des hommes et des femmes de tous bords politiques, de toute classe sociale, des colons, des colonisés marchant ensemble, criant d’une même voix « Nous voulons la paix ». Il peut sortir du véhicule, plus d’agents dans le paysage, ils ont fui, l’intervention ce sera pour plus tard, pas question de courir le risque d’être lynché par la foule !
Debout, il s’assure qu’il ne vit pas un rêve : inattendu, imprévisible le peuple est là, là où personne ne l’attendait dans une force en mouvement exigeante, balayant le passé, créant un avenir.
Mû par une impulsion il pénètre la masse humaine, progresse vers l’avant du défilé et se saisit d’un support de banderole. Un homme âgé le remercie « Merci mon frère, c’est bien lourd », puis il le dévisage « Quoi c’est vous ? Vous qui êtes là ? » et se surprenant lui-même il répond avec foi « Oui c’est moi, c’est là qu’est ma place ». L’homme sourit, il comprend l’incompréhensible, mais aujourd’hui tout n’est-il pas possible ?
La manifestation s’ouvre devant lui comme une marche sans retour, il ne sait pas où il va mais une certitude s’impose : il marche, il vit, il progresse vers un horizon signe de promesses, et même si l’horizon recule lorsqu’il avance, il lui faut marcher.
Christiane Giraud-Barra