Homo viator 1. Les grandes Manœuvres
Sous le titre Divagations de l'Homo viator nous avons publié le 11 janvier un fioretto de notre amie Christiane Giraud-Barra, qui est membre de notre comité de rédaction. Elle vient de se lancer dans une randonnée à vélo sur les routes de France au cours de laquelle, au fil des semaines, elle nous livrera les « bonnes feuilles » de son « carnet de voyage. » En voici la première page.
G & S
Changer ses habitudes, s'arracher à son quotidien exigent une préparation quasi-militaire. Dans l'armée on appelle cela « les grandes manœuvres ». Préparation physique : les muscles doivent répondre à l'effort quotidien ; préparation matérielle : le dilemme du poids des sacs (découvrir le poids de la savonnette, celui du shampoing, apprendre à se servir de comprimés comme dentifrice...) ; préparation psychologique : ne pas imaginer les pires scénarios mais prévoir les dangers en clair, ne pas donner dans les certitudes négatives, opter pour une démarche spirituelle, avoir confiance.
Le voyage répond à une nécessité interne, il ne correspond pas à une distraction, il s'impose comme un engagement. C'est si vrai que les autres le saisissent dans cette vérité : « C'est une très bonne idée, mes vœux t'accompagnent, je te soutiens pour ce que tu entreprends ». Accueillir l'imprévisible, se laisser surprendre par l'événement et ses conséquences. Se soumettre à l'épreuve du chemin à parcourir.
Les premiers jours se teintent d'angoisse mais des lors les rencontres apportent du sens à méditer, une philosophie de l'instant m'éclaire : nous terminons un repas dans l'étape du jour. Son seul intérêt après une longue journée éprouvante, nous n'avons plus faim. Nous partons au comptoir pour régler mais alors que le paiement est effectué je tends quelques euros supplémentaires : « C'est pour la jeune fille qui nous a servis » et à cet instant le miracle de la rencontre a lieu, le patron et la femme qui supervise la jeune serveuse me regardent : « Merci, merci pour elle » mais sur un ton qui ne laisse aucun doute, mon geste est perçu comme un don à l'ensemble de ces personnes qui travaillent. La femme s'approche de moi : « Bonne randonnée, prenez soin de vous, que tout se passe bien. » Au-delà de la banalité des propos, un vrai sourire accompagne notre départ.
Je me souviens d'un instant de rencontré qui m'avait touché : nous randonnions en kayak sur le lac de Côme et j'étais subjuguée par la beauté des lieux, l'accord entre l'architecture des palais et des villages créait une harmonie caractéristique de cet espace. Le soir nous sommes allés dans une auberge mais nous devions mettre nos kayaks en lieu sûr, je discute longtemps avec la femme qui tenait l'auberge et je lui arrache l'ouverture de son hangar à bateaux. Le lendemain au moment du départ après avoir réglé la note, je lui donne un pourboire : « Je vous remercie pour nos kayaks » et à ma grande surprise elle fond en larmes, elle balbutie : « J'ai été désagréable avec vous et vous ne m'en voulez pas, si vous saviez comme la vie est dure ici. » Derrière le décor à l'esthétique raffinée des lacs italiens, des travailleurs à la peine, une gérante d'hôtel durement exploitée !
Les sentiments de ceux et celles qui y vivent humanisent les paysages que nous traversons.
Christiane Giraud-Barra