A l'écoute de la Parole de Dieu
23ème dimanche du Temps Ordinaire
Ez 33, 7-9 ; Ps 94 ; Rm 13, 8-10 ; Mt 18, 15-20
Écrire un commentaire de ce dimanche me met dans l'embarras. Si certains textes sont effectivement pour moi une Bonne Nouvelle (1), d’autres me choquent (2). Ézéchiel et Matthieu nous demandent-ils de nous « convertir » en inquisiteurs ? Outre que cette exclusion radicale ne soit pas dans l'air du temps, n’est-elle pas en contradiction totale avec de nombreux conseils de Jésus et de Paul ? Comment résoudre ce malaise sans châtrer les textes ? Regardons-les de plus près.
Ézéchiel vit une époque tragique : déporté à Babylone, il y apprend la chute de Jérusalem et la destruction du temple. Dans les périodes de catastrophes, rares sont ceux qui assument leur responsabilité, c’est toujours la faute de l’autre ou des circonstances contre lesquelles on ne peut rien ! Du côté religieux, la responsabilité a longtemps été vue comme pratiquer avec exactitude les rites, sans concerner ou très peu la vie quotidienne. Ézéchiel, en tant que prophète, a une autre conception de la vie morale. Ayant fait comme Isaïe l’expérience de la Sainteté de Dieu, la conversion du cœur est pour lui essentielle. Sa mission de prophète est celle d’un veilleur et d’un éveilleur. À l’époque où il n’y avait ni télévision ni portable, la fonction de veilleur et de sentinelle était essentielle, en période de guerre notamment (3). Comme prophète, Ézéchiel a constamment joué ce rôle de veilleur, individuel et collectif, aussi bien auprès des nations étrangères que de Jérusalem ou des individus ; les chapitres 18 dont il est ici question et 33 insistent sur la responsabilité individuelle.
Le psaume 94(95) acclame le Dieu qui sauve, mais rappelle l’infidélité du peuple dans le désert.
Paul (Rom 13, 8-10) part d’une question fréquente dans l’Église primitive (4) ::« y a -t-il un commandement qui résume tous les autres ? » Il cite Lévitique 19, 18 « tu aimeras ton prochain comme toi-même » et ajoute que « l’amour ne fait rien de mal au prochain ». Le chapitre 19 du Lévitique, rédigé après l’exil mais contenant des traditions très anciennes, témoigne d’une haute conception morale, il commence par 19, 2 « soyez saints, car moi, Yahvé, je suis saint » et termine par « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». « Je suis Yahvé » (Lev 19,18). Même si le prochain est restreint à un membre du peuple juif, ce verset ancien compte parmi les préceptes moraux les plus élevés de l’humanité. Jésus y ajoutera le pardon et l’amour des ennemis, Paul, l’amour de tout homme, juif, grec ou païen.
L’Évangile de Matthieu (18, 15-20) traite des conflits entre croyants au sein de la communauté. Il est difficile de différencier dans ces paroles ce qui vient du Jésus historique ou des premières communautés chrétiennes. Il s’agit ici de conflits personnels (des manuscrits apportent la précision « si ton frère a péché contre toi »). Les questions de l’autorité ecclésiale vis-à-vis des déviants, de leur appartenance ou exclusion de la communauté sont des problèmes fréquents dans les premières communautés chrétiennes. Pour traiter ces questions, Matthieu part de la situation de base, des conflits entre deux personnes, si ton frère a commis un manque à ton égard (5) essaie de régler l’affaire directement avec l’intéressé, éventuellement en faisant appel à un tiers ; si cela ne va pas, dis-le à l’Église (6). « S’il ne t’écoute pas, qu’il soit pour toi comme un païen et un publicain », expression qui représentait les personnes étrangères à l’Église avec lesquelles on ne reconnaissait rien de commun. La phrase semble étonnante dans la bouche de Jésus, « l’ami des publicains » qui citait en exemple l’humilité d’un publicain, opposée à l’autosatisfaction d’un pharisien. Elle provient probablement de la communauté matthéenne. Elle n’indique pas nécessairement l’expulsion définitive de l’église mais la mise en quarantaine, comme c’était le cas à Qumran.
La situation de la première communauté chrétienne matthéenne ne ressemble pas à celle, idyllique, peinte par Luc dans Ac 2, 42 ss, vite corrigée par le récit d’Ananie et Saphire (Ac 5, 1 ss), situation qui a pu se vivre au tout début des communautés chrétiennes, dans l’enthousiasme de la conversion. Matthieu, membre d'une communauté judéo-chrétienne, a connu les tensions entre les nouvelles communautés chrétiennes et les communautés juives plus anciennes, conflits qui ont nécessité une autorité ecclésiale. Cela n’a pas dû être facile, car pour les nouvelles communautés, il fallait tout inventer d’après les paroles de Jésus très peu loquace sur l’organisation concrète des communautés et sur le seul modèle des communautés juives. Matthieu la fonde sur une parole de Jésus ou de la communauté primitive des apôtres, « tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié au ciel » (7). Il termine son évangile par plusieurs scènes de jugement, preuve de l’existence de conflits importants : les métayers révoltés (Mt 21, 33ss), le festin nuptial (22, 1 ss), le majordome (23, 45ss), les talents (25, 14ss), la scène grandiose du jugement dernier (25, 31). Il s'agit d'un jugement revu par Jésus : non plus le triomphe des puissants avec l'écrasement des pauvres, mais un monde où Jésus place un enfant comme le profil du « plus grand » ! (Mt 18, 1), où les ouvriers de la onzième heure sont payés autant que les premiers (Mt 20, 1ss) ! Lors du grand jugement final (Mt 25, 31ss), le critère absolu pour compter parmi les « bénis du Père » est la compassion dont chacun aura fait preuve ou non envers les malheureux : « j'étais en prison… »
Donc, malgré la force de la charité chrétienne, des conflits existent dans les communautés chrétiennes ; les nier serait d’une certaine façon les avaliser et leur permettre de se propager.
Comment revitaliser dans l’Église et chez les chrétiens la fonction de veilleur et de guetteur ? Comment les traiter « selon l’Esprit de Jésus Christ » sans que ce soit un retour à l’inquisition ?
D’abord ne pas les étouffer. Toute la liturgie de ce dimanche le proclame. Or la tentation de toute organisation, notamment l’Église, est triple : étouffer les problèmes, nommer des inquisiteurs, devenir une société de pénitents pleurnicheurs « mea culpistes. »
Cette question reste très actuelle, surtout que depuis la venue de Jésus Christ, il n’y a plus dans l’Église de fonction officielle de « prophètes ». On compte des prêtres, théologiens, moralistes, liturges mais plus de prophètes. De temps à autre, surgissent des individus exerçant cette fonction, reconnue ou pas après coup, comme Vincent de Paul, l’abbé Pierre, Romero
Dans la société profane, des lanceurs d’alerte ont eu le courage, au risque parfois de leur carrière et de leur vie même, de révéler des scandales financiers, au nom de l’amour de la vérité (8). Toujours dans la société civile, des essais ont été faits, avec succès de « justice réparatrice », mettant en relation des délinquants et des victimes de cette délinquance (9), mais pas sur le même secteur géographique.
Par ailleurs, il faut tenir compte de la situation actuelle de l’Église actuelle dans la société : avec (les) la dénonciation des crimes sexuels du clergé notamment, elle a intérêt à faire profil bas. Elle serait malvenue aujourd’hui de se qualifier d’« experte en humanité ». En même temps, en demandant à la Ciase de faire la vérité, l’Église de France a joué d’une certaine manière ce rôle de guetteur et de veilleur vis-à-vis d’elle-même (10).
Avec ceci en tête, nous pourrons entendre l’appel du prophète Ézéchiel : « je fais de toi guetteur et sentinelle » :
Le guetteur, c’est un homme qui a du courage, la force d’annoncer et en même temps qui ne peut supporter le mensonge ou l’injustice, quelque chose qui ne sonne pas juste (11).
Où sont ces lieux de recherche de vérité, en remplacement des confessionnaux qui ont joué un grand rôle dans la vie spirituelle des chrétiens, mais qui ne semblent plus bien correspondre à la mentalité actuelle ?
Sur le plan collectif, les synodes, les conseils de paroisse peuvent être partiellement ces lieux de guetteur et de sentinelle, à condition que le climat le permette.
De même, les nombreux groupes d’évangile ou de paroles peuvent être proches de cette fonction.
Soyons des veilleurs à titre individuel et collectif, non pas des inquisiteurs. Faut-il réactualiser la pratique de la correction fraternelle dans ce qu’elle avait de meilleur et qui a joué un rôle si important dans le passé ?
Si, comme le suggère Paul, c’était vraiment l’amour du prochain qui nous guide, le risque de l’inquisiteur serait nul. Ce rôle de guetteur peut s’exercer à titre individuel dans la vie quotidienne sans être un redresseur de torts (12). Comment retrouver l’intuition de l’examen de conscience et de la correction fraternelle qui ont sans doute joué un rôle important dans la spiritualité ? Comment retrouver cette dimension si importante de recherche de la vérité ensemble à partir de la vie quotidienne ? Comment la vivre en couple, lieu privilégié de la vie relationnelle ou entre amis ? Les « groupes de parole », les démarches psychologiques de groupe ont certainement quelque chose à nous apprendre dans cette démarche en petit nombre pour avancer personnellement et collectivement vers la vérité. Car d’après Paul, cette vérité, c’est la charité qui se joue dans les relations les plus simples de la vie quotidienne.
Antoine Duprez
- Ézéchiel : « Je fais de toi un guetteur », Paul : « Le plein accomplissement de la loi, c'est l'amour », Jésus dans l'Évangile : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d'eux »
- « Va dire au méchant : tu vas mourir » et Matthieu ajoute « S’il refuse de t'écouter, considère-le comme un païen ou un publicain ».
- Comme elle le reste actuellement dans les régions méditerranéennes menacées par les incendies. Aux dires de pompiers dans une garrigue sèche, un incendie peut être éteint avec un verre d’eau à son tout début, un bidon de cinq litres quelques secondes plus tard, un jerrican de 25 litres une minute après, très difficilement maîtrisable ensuite.
- Dans les synoptiques, en Mt et Mc (Mt 22, 34-40 et//), ils sont deux commandements inséparables : le premier est celui de l’amour de Dieu auquel est joint immédiatement celui du prochain. La situation est légèrement différente en Luc 10, 25 : la question, posée par un légiste pour embarrasser Jésus, devient « Que dois-je faire pour posséder la vie éternelle ? ». Avec beaucoup de pédagogie, Jésus lui fait formuler lui-même la réponse : « Tu aimeras le seigneur ton Dieu de tout au cœur toute ton âme toute ta force et ton esprit et ton prochain comme toi-même (Lévitique 19, 18) ». En citant ce verset, le scribe fait preuve d’une grande connaissance biblique et d’une grande maturité spirituelle.
- La TOB a traduit « péché » à tort me semble-t-il car le verbe grec amartanein, traduction du mot hébreu hta, signifie « manquer la cible », sans nécessairement de connotation religieuse.
- Qui est l’Église ? Ce n’est pas dit : les apôtres ? les successeurs ? Le « pouvoir des clefs » confié plus haut à Pierre (Mt 16, 19) est ici confié aux auditeurs de cette parole, soit à l’assemblée, soit au collège apostolique » (TOB Mt 18,17 note a).
- « Lier, délier » étaient les termes techniques pour décrire les fonctions des intendants.
- Cf l’émission récente de la Grande Librairie avec le témoignage de Salman Rushdie.
- Cf le très beau film « Je verrai, toujours vos visages » (2023).
- C’est pourquoi je ne comprends pas personnellement les réticences du Vatican vis à vis de la Ciase.
- En hébreu le péché, c'est « manquer la cible », ne pas sonner juste. Dieu est le juste par excellence, celui qui n'a aucun écart entre ce qu'il pense, ce qu'il dit et ce qu'il fait. L’exemple d’un chef d’orchestre peut nous éclairer : à aucun prix, il ne peut tolérer une note fausse.
- Je me souviens d'un ami qui m'a dit un jour une parole qui m'a profondément remué et relancé en avant : « Antoine, tu deviens gris ». Des éducateurs, des parents des entraîneurs sportifs, des managers peuvent exercer leur mission sentinelle dans la vie quotidienne. Il y a en tête l'épanouissement de ceux qu'ils managent. Ils sont capables de dénouer les liens qui empêchent quelqu'un d'obtenir son épanouissement. C'est encore plus vrai chez un chef d'orchestre qui en harmonisant la somme des perfectionnements individuels peut parvenir à un perfectionnement collectif insurpassable.