Repenser le politique selon Paul Ricœur

Publié le par Garrigues et Sentiers

Paul Ricœur (1913-2005) pense le politique en philosophe épris de liberté. Traverser le XXe siècle et ses tragédies a fait de lui un témoin et un analyste de la faiblesse et de la force des démocraties. Dans ses écrits, le politique prend la forme d’un paradoxe. Le discours du philosophe ne peut prétendre à aucune certitude en matière politique, se situant toujours dans le domaine du probable, ayant à éviter aussi bien le dogmatisme scientifique que le relativisme sceptique. Critique de l’illusion d’une politique scientifique et résolu à ne pas adopter pour autant une position nihiliste, il oriente sa recherche via deux mouvements : la volonté d’arrêter le pire et celle d’approuver le préférable. Une vie passée dans l’univers des livres et de la transmission a conduit Ricœur à appréhender son temps à travers la médiation des textes, explorant avec eux l’ici et maintenant tout en indiquant des possibles à l’horizon. Réflexion faite, penser le politique en philosophe, quel sens cela peut-il avoir ?

Penser la démocratie

La démocratie, définie comme le régime qui fait place à la discussion contradictoire et à la négociation, suppose et constitue l’être humain en être de décision. Ricœur rappelle souvent avec Hannah Arendt (1906 – 1975) l’importance des notions d’action et d’espace public. Celui-ci, contrairement au domaine privé (ordre de la production et de la consommation subordonné aux nécessités vitales), renvoie à l’espace commun où s’exerce l’action libre et concertée. La discussion publique, qui gagne à ne pas être monopolisée par des experts ou des politiques (lesquels ne disposeraient d’aucun avantage particulier pour définir les priorités), implique chacun d’entre nous. En appelant démocratie l’espace où la confrontation et la délibération sont la condition d’une décision commune, pense-t-on une équation idéale entre le pouvoir (qui est toujours le pouvoir de quelques-uns) et ce que Rousseau nomme la volonté générale ? Ricœur note que nous sommes peut-être dans l’enfance du problème. Et, sans doute, ne pouvons-nous faire autrement que de procéder par essais et erreurs, l’objectif étant moins de rêver d’un modèle strictement horizontal (pouvant relever de la démagogie et écraser les minorités au nom de la majorité) que de bien distinguer entre le pouvoir, en tant qu’il exprime un vouloir-vivre ensemble, et la violence.

Penser la laïcité

Ricœur distingue deux niveaux. Au premier, la laïcité est définie comme laïcité d’abstention : l’État n’a pas de religion, il ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte ; il est responsable de la paix, de l’ordre public et de la cohabitation des libres arbitres. Au second niveau, la laïcité est définie comme laïcité de confrontation. Elle ne renvoie plus alors à la neutralité de l’État, mais à la recherche d’une distribution égale de la parole dans l’espace public, faite d’échange d’informations et de prises de position, l’objectif étant de permettre à chacun de mieux connaître ses héritages comme ceux de ses voisins. Cette distinction implique de différencier les notions de nation et d’État : alors que la nation ren­voie à une laïcité comprise comme brassage de courants culturels pluriels et à une commune volonté de vivre ensemble, l’État désigne ce qui assure la condition de possibilité du vouloir-vivre ensemble. Dès lors, il s’agit de se faire conseiller du public plutôt que du Prince, et de penser avec Arendt le compromis non comme une idée faible, mais comme ce qui empêche la société de tomber en morceaux.

Fragilité de nos démocraties

Le problème principal de la démocratie consiste peut-être essentiellement en ceci : « éduquer à l’adhésion critique des citoyens qui sont dans la situation de ne jamais pouvoir engendrer à partir d’eux-mêmes le politique » (La Critique de le conviction, 1995 : 157). Une énigme se trouve à l’origine du pouvoir, ce qui ne conduit pas nécessairement à la thèse selon laquelle la démocratie serait fondée sur du vide. La démocratie, affirme Ricœur, est fondée sur l’antériorité d’elle-même par rapport à elle-même. Comment comprendre cela ? À partir d’une attention à l’histoire et aux récits qui en sont faits, nécessairement pluriels. La démocratie a succédé à un théologico-politique de tendance théocratique par rapport auquel elle a constitué une rupture. Aujourd’hui, l’idéologie théologique semble dépassée : la gestion du politique ne requiert plus de rapporter l’autorité à une onction religieuse, le politique ne se pense plus à partir d’une structure verticale, mais du côté d’un vouloir-vivre ensemble. Telle serait la force des démocraties ; mais, en abattant les structures structurantes, en fragilisant les corps intermédiaires et les corporations, elles peuvent conduire à isoler les citoyens, à les constituer en une masse incapable de résister à l’avancée de régimes autoritaires, voire totalitaires. C’est pourquoi Ricœur attire l’attention sur leur fragilité : vivre dans une démocratie, cela n’est jamais acquis. N’ayant su comprendre cette fragilité lors des accords de Munich (en raison de son pacifisme viscéral), Ricœur a regretté ensuite son inconséquence et s’est méfié de ses jugements politiques.

Vers une pensée du cosmopolitisme

Le périmètre du politique et de l’État semble difficile à discerner. D’abord, la souveraineté de l’État-nation paraît contestée par les souverainetés supérieures (Europe, Nations-Unies…) et inférieures (pouvoirs municipaux, régionaux…). Ensuite, l’indétermination touche ce qui relève du politique et ce qui n’en relève pas. Parle-t-on de l’État comme de l’institu­tion englobante ? Parle-t-on d’activités intermittentes (élection, manifestation, etc.) ? Difficile de dire quand nous agissons en tant que citoyens, et quand nos activités relèvent d’autres sphères d’appartenance (pro­fessionnelle, associative, consommatrice…). On peut cependant attirer l’attention sur la distinction entre deux niveaux : l’un, politique ; l’autre, cosmopolitique. Au premier niveau, la citoyenneté renvoie à une com­munauté déterminée historiquement ; au second, il s’agit de penser les droits et les devoirs qui s’adressent à l’homme en tant qu’homme, indépendamment de tout contexte particulier. La difficulté tient au fait que les questions relatives aux droits de l’homme se situent entre les deux niveaux, ainsi qu’au retard du droit international par rapport au droit interne. Alors que les États ont retiré l’exercice de la violence à leurs citoyens, la recherche d’institutions politiques ayant la capacité de limiter celle des États se poursuit.

Penser le cosmopolitisme avec Kant et Arendt

Ricœur distingue trois usages de la notion d’idéologie. Celle-ci désigne :
1. un moyen de dissimulation, une image inversée de la réalité qui transforme la praxis en imaginaire ;
2. un processus de légitimation, d’universalisation des intérêts particuliers ;

3. une fonction d’intégration, en ce sens porteuse d’une positivité, d’une visée constructive.
Face à la fonction intégratrice de l’idéologie, l’utopie désigne son ailleurs, son alternative, source d’inspiration, certes, pour des versions pathologiques annonçant des eschatologies réalisées, mais permettant, sur son versant positif, l’ouverture du champ des possibles (Du Texte à l'action, 1986 : 419 – 431). Étudiant le rapport entre l’imagination et la règle, Ricœur relit la Critique de la faculté de juger de Kant (1790) en rejoignant les préoccupations politiques de Arendt. L’universalité dont il s’agit dans le domaine politique n’est pas préalable : on ne juge pas à partir d’une règle a priori, le jugement se fait sans concept, et on cherche après coup la règle. L’universalité renvoie à une communicabilité, espérée ; à une création amicale incertaine. Le paradoxe est celui d’une communicabilité instauratrice d’universalité. Si dans L'idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), Kant manifeste un réel espoir quant au progrès de l’histoire et de la liberté, dans Le Conflit des facultés (1798), celui-ci lui apparaît comme un doux rêve.

Sonia Delmas

Sources : https://www.evangile-et-liberte.net/2022/04/27444/ 
https://nsae.fr/2023/05/08/repenser-le-politique-selon-paul-ricoeur/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_campaign=newsletter-nsae_97

Publié dans Réflexions en chemin

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Utile, si utile, article qu’on ne saurait trop recommander de le garder à disposition immédiate pour toute nouvelle occurrence de la preuve de ce que « vivre dans une démocratie, cela n’est jamais acquis ». Est-il, par les temps qui courent, un seul jour où cette preuve ne surgit pas devant nous ? Non pas l’apparition d’un fait inquiétant, et encore moins seulement dérangeant, mais la survenue d’un effacement supplémentaire de la frontière entre « le pouvoir, en tant qu’il exprime un vouloir-vivre ensemble, et la violence ».<br /> La démocratie comme « espace commun où s’exerce l’action libre et concertée » des citoyens, la nation comme incarnation d’un contrat social où se négocie et se résout la confrontation entre intérêts ou courants de pensée pluriels et le choix fait d’une communauté de destin, et l’Etat comme mandataire du Bien commun de par la volonté générale, forment ensemble l’équilibre systémique proposé à nos existences civiques. Un équilibre aussi complexe qu’aléatoire, mais l’un des énoncés essentiels de cet article est bien de formuler – et de quelle superbe et percutante façon ! – ce qu’implique l’inscription dans la durée de cette triple configuration conceptuelle, si exigeante (ou si présomptueuse) : en passer par l’invention permanente « (d’une) communicabilité, espérée ; (d’une) création amicale, incertaine ».<br /> Beaucoup d’autres considérations majeures prennent place dans l’article de Sonia Delmas, en particulier sur les notions d’idéologie et d’universalité, et sur les niveaux où se posent les questions relatives aux droits de l’homme. Mais quand ‘’la maison brûle’’, c’est bien d’abord vers cette invention permanente que se tourne le regard. <br /> En revenir ainsi aux temps qui courent, où le compromis est tombé du niveau de l’idée fragile à celui de l’idée agonisante, sinon de l’idée morte, et du format de la règle qui n’est plus apprise à celui de la règle tombée en désuétude, laisse-t-il l’espoir d’une ressource encore assez opérante pour empêcher « la société de tomber en morceaux » ?<br /> Conserver cet espoir exige-t-il un confinement devant tout ce qui lui serait contraire – et ainsi, par exemple, de se prescrire l’abstention des chaines d’information continue ? Ou, pour continuer à croire en une démocratie où la confrontation et la délibération sont la condition d’une décision commune, suffit-il de se remettre en tête que l’espérance est un acte de foi.
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