Retour sur notre Révolution (2)

Publié le par Garrigues et Sentiers

Ouvriers de l’usine de Zhengzhou, la plus grande usine de téléphones portables Apple au monde.

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« Boule, une pauvre fille », manuscrits authentifiés de Shan

Ce récit a été retrouvé dans la bibliothèque de Shan, c’est lui-même qui l’a écrit et placé entre les feuillets d’un manuscrit sur la physique quantique et lorsque les agents secrets mirent à sac son appartement il ne fut pas retrouvé. Nous pensons après examen du document qu’il l’avait enterré. Découvert après sa mort il a depuis maintes fois été étudié et commenté. Il consiste en fragments qui mis bout à bout donnent un éclairage sur les deux personnages importants de cette période : Boule et le Pr Lun

Premier fragment

« Qui a créé cette divinité du monde infernal venue m’annoncer ma mort prochaine ? » Voici ce que je me disais en m’éclipsant après sa conférence. Mu par une intuition (je suis toujours mes intuitions) je grimpe les escaliers pour les toilettes du troisième étage, là je m’y enferme et j’attends. Progressivement la rumeur de l’usine s’éteint, je n’ai pas besoin de voir pour suivre les ouvriers accablés par ce qu’ils viennent d’entendre, aux prises avec les pires craintes pour leur avenir.

L’ombre envahissait le local lorsque j’entends le bruit du chariot de nettoyage que Boule poussait devant elle. Lorsqu’elle se retrouve devant moi, elle ne fait preuve d’aucun étonnement, ses yeux noirs me scrutaient. Je ne perds pas une minute : « Melle Boule, il faut absolument que j’aille au dernier étage voir Madame Ur, la nouvelle directrice je veux examiner son bureau ».

Elle ne réagit pas, j’allais répéter lorsqu’elle applique son index gauche sur ma bouche. Pourquoi le contact de son doigt sur mes lèvres a-t-il noué immédiatement un contact charnel entre nous ? J’entends « attendre » puis elle disparaît.

Les minutes passent et je songe à Boule, originaire d’une région montagneuse reculée, dont la population est persécutée, notre régime n’a-t-il pas stérilisé les femmes pour empêcher leur reproduction ? Qu’avait vécu Boule ? Méprisée par tous, un physique tout en rondeurs, une élocution difficile, lente, un comportement effacé, une marche tête baissée, suscitent les railleries. J’y ai mis bon ordre d’autant plus que c’est une employée remarquable, après son passage, la saleté légendaire des Nahs fondait comme neige au soleil et depuis lorsque je la rencontrais elle relevait la tête et souriait. Tout le personnel l’avait remarqué ce qui donnait lieu à de nouvelles plaisanteries : « Ah voilà l’amoureuse de Shan », « Pardi ! Une si belle femme puis si dégourdie… ».

Eh bien moi, Shan docteur en physique, en mathématiques en Intelligence artificielle, je demande son aide à une humble femme de ménage, handicapée mentale ; ai-je perdu la raison ? Tout à ces pensées je ne la vois pas revenir. Elle me tire par la manche et dans une obscurité totale nous progressons jusqu’au bureau de Madame Ur. Une lampe jette un halo sur un mannequin désarticulé, la tête renversée sur le thorax, dégage une fente : le lieu de la carte de programmation. L’ordinateur voisin indique un chargeur où par extraordinaire la carte se recharge. Dès cet instant une partie de moi-même, le docteur ès sciences, a effectué une suite logique d’actes transgressifs. Je porte toujours sur moi une clé USB, je la place dans un port latéral, elle s’éclaire pour témoigner qu’elle copie le contenu de l’ordi. Pire que cela, j’examine les câbles à l’arrière de l’ordi pour en choisir deux que j’intervertis avec l’espoir que cela perturbe les flux d’informations.

Combien de temps sommes-nous restés là ? je dirais 10 minutes mais au moment de partir me voilà nez à nez avec le Pr Lun ! Son portrait trône, affiché au mur en compagnie du guide suprême !  Ma compagne car, j’en suis convaincu, Boule devient la compagne sans laquelle je ne peux risquer cette aventure, me précède sur l’escalier de sécurité extérieur. Je quitte incognito le bâtiment. Avant de partir, Boule me glisse une clé en chuchotant son adresse. Nous devions nous retrouver chez elle.

Non seulement j’avais eu raison de lui demander son aide mais en 10 minutes j’avais découvert un fait capital : le Pr Lun était l’inventeur de Madame Ur, d’où la déduction logique qu’au-delà du discours lénifiant du robot sur la productivité de l’usine, le projet était bel et bien de détruire l’usine et… moi avec ! Sauf que, Pr Lun si c’est vous le créateur, tous les espoirs sont permis : même les robots finissent par mourir.

Deuxième fragment

Pr Lun, tel un esprit démoniaque tu t’acharnes à mon encontre. Et cela ne date pas d’aujourd’hui : jeune étudiant passionné de mathématiques, je n’avais jamais imaginé avant d’être engagé dans ton laboratoire un être humain si malfaisant. Tu as volé mes découvertes, tu m’as humilié en me chassant de l’université où naïvement je me dévouais corps et âme à la science. Encore dois-je reconnaître ma responsabilité, car après s’être emparé et enorgueilli du fruit de mes travaux tu m’as demandé de continuer mes recherches, je devais te fournir tout ce qui alimenterait ta renommée… Je resterais dans l’ombre mais mon pain serait assuré en restant à la place d’humble assistant que tu me concédais. Mais, en dépit des conseils de collègues : « C’est la loi du labo, tu n’y peux rien », j’ai refusé. Et là tu m’as chassé. Tes dernières paroles : « Eh bien mon ami vous n’avez plus qu’à crever de faim ! Les usines et les champs manquent de bras ! Inutile de vous accrocher à vos rêves, personne n’embauchera un caractériel comme vous et j’ai tellement de relations que tous les chemins de l’université vous seront fermés ! »

Derrière ta rage j’ai saisi ton dépit, comment un médiocre comme toi pouvait-il parader sans voler les découvertes des autres ? Avec le recul j’admets que tu m’as rendu service, après mes découvertes scientifiques, j’ai tout bêtement découvert le monde, celui d’en bas, celui des travailleurs pauvres. Ce monde-là m’a accueilli, et j’ai pactisé avec lui. Que serais-je devenu si le régime m’avait adulé, reconnu comme un des leurs, si j’avais mis ma science au service de la force ?  J’en étais venu à t’oublier mais ta haine à mon égard ne s’est jamais démentie, tu as réussi à me localiser afin de me détruire. Pourquoi un tel acharnement ? Es-tu devenu suspect aux yeux du parti ? Les sbires ont-ils fini par comprendre que les travaux dont tu te vantes ne sont pas les tiens ?

Troisième fragment

Boule, ma Boule est-ce que je t’aime ? Si je comparaissais devant un tribunal pour abus sexuels sur personne vulnérable et que je relate notre histoire, qui me croirait ? Et pourtant tu as obtenu mes faveurs à l’aide d’un stratagème vieux de plusieurs millénaires déjà décrit par Platon, mais tu n’as jamais lu et tu ne liras jamais Platon. Le souvenir de notre première relation m’émeut : comment moi un si grand scientifique suis-je tombé dans les filets tendus par une amoureuse connue comme une pauvre d’esprit ?

Cela a commencé par un très bon repas puis elle m’a servi un thé et un petit verre de saké, thé et saké étaient excellentissimes mais après avoir bu la fatigue s’est abattue sur moi, j’ai éprouvé une brusque envie de dormir. Mais ce que nous venions de vivre avaient été tellement stressants qu’il m’a semblé naturel d’éprouver ce relâchement et cette perte de vigilance.  Après, Je ne sais plus trop ! Boule m’a aidé à gagner son lit ! Pourquoi son lit ? Nous nous étions retrouvés dans son petit appartement si propre aux murs tapissés de dessins coloriés, avec ses canaris et son chat. Elle m’a déshabillé et couvert d’une cotonnade et loin de résister, j’ai glissé dans le sommeil. À quel moment m’a-t-elle rejoint ? Contre mon corps une peau tiède, une jambe m’enlace, je me suis retourné et… Je me suis perdu avec délices dans les creux et les vallons d’un corps disponible.

Au réveil je me suis demandé si j’avais rêvé. Boule s’affairait au déjeuner et sans trop parler m’a glissé un bol de riz et une tasse de thé. En buvant je l’examinais et j’ai cru discerner sur ses traits une lueur de roublardise et puis ce goût du thé ! Un vrai thé pas comme celui de la veille au soir. Je pose ma tasse et je pose la question : « Boule tu me montres les feuilles de thé que tu m’as servies hier soir ? »  Boule lève ses yeux noirs : « Toi fâché ? » Alors là, je suis parti d’un rire, plutôt d’un fou rire, finalement j’ai exprimé d’un ton que je voulais sévère : « La prochaine fois, Boule, ce ne sera pas nécessaire de me servir ta potion magique ! »

Et depuis nous voilà amants et amis, une amitié amoureuse. Le destin nous a liés. Dans la situation qui s’est abattue sur nous puis-je espérer meilleure compagne ? Si je possède le savoir scientifique, Boule possède le savoir des humiliés et dans l’échelle de la connaissance je ne sais pas celui qui vient en tête pour survivre.

Quatrième fragment

Pr Lun, vous êtes un âne et qui plus est un âne arrogant. Voilà ce que j’ai à dire pour ma défense, après avoir piraté votre ordinateur et avoir modifier quelque peu la programmation de madame Ur. Quand même c’est ahurissant !  Aucune mesure élémentaire de sécurité n’a fait obstacle à mon intrusion, vous vous croyez à ce point protégé par les Services de Sécurité ?

Vous êtes un escroc mais vous n’êtes pas malin ! Vous pratiquez le copier/coller pour faire main basse sur la recherche en IA mais ça ne suffit pas ! Je vous ai préparé une jolie surprise !

Publié dans Fioretti

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