Retour sur notre Révolution (1)
Christiane Giraud-Barrat nous a confié un nouveau "conte philosophique" que nous publierons en cinq épisodes ; en voici le premier.
Bonne lecture, amis internautes !
G & S
À Mel.
Qu’est-ce que penser ? Cette question reste le cœur de la philosophie… Si certains la croient résolue par les découvertes des neurosciences et par le modèle théorique que nous donne l’intelligence artificielle, c’est qu’ils n’ont pas encore commencé à se la poser… Il y a une énigme de la pensée qui ne s’éclaircit que par l’expérience de la pensée.
Passage et présence de Simone Weil. État des lieux. Jean-Marc Ghitti. Ed. Kime. Chapitre : Le Puy p. 31
Retour sur notre révolution
Cela fait vingt ans que le régime des Nahs s’est effondré et que nous assistons au démembrement de l’Empire : des nations centrées sur des populations indigènes se créent, les revendications de liberté, de droits humains, d’autonomie résonnent dans cet immense espace qui pendant des décennies ne semblait habité que par une masse humaine, figée, soumise et silencieuse.
Des prophètes nous annonçaient régulièrement la révolte des masses populaires, soit parce qu’ils percevaient une vie souterraine qui n’affleurait pas à la surface d’une société sous surveillance, soit parce que voyageurs itinérants, se déplaçant des régions montagneuses aux steppes brûlantes, des villes surpeuplées aux campagnes désertées, observaient loin des caméras de contrôle, des QR-code, des logiciels espions, une vie spontanée. Ces hommes et ces femmes rompus aux règles de l’ascèse numérique, sans téléphone portable, ignorant les réseaux sociaux ne se protégeaient pas toujours du cycle arrestation-torture-disparition.
Mais qui n’a jamais cru aux prophètes ? Ils apparaissaient, disparaissaient et notre quotidien ne changeait pas, nous confirmant dans le bien-fondé de l’option de la passivité ; aussi quand l’effondrement du système s’est produit, il a été si imprévisible, rapide, brutal, que nous avons cru être emportés par une tornade d’une violence inouïe, qui ne laisse rien derrière elle. Illusion trompeuse, les prophètes avaient eu raison, eux-seuls avaient discerné les signes avant-coureurs du changement. En tant qu’historien, j’ai éprouvé un mélange de honte et de culpabilité, moi qui n’avais rien vu venir ! Aussi ai-je décidé de relater les événements avant-coureurs de la révolution dans notre région, période plus cruciale que la révolution qui s’ensuivit. Je me suis concentré sur les témoignages de participants que j’avais choisis sur la base de documents réunis sur plus de vingt années.
Un mot encore : en mettant à jour des événements occultés, en divulguant des documents secrets, en donnant des noms n’allais-je pas mettre en danger les hommes et les femmes qui se confiaient à moi ? Je leur ai posé la question mais leur réponse fut unanime : « Je suis fier de ma participation à notre révolution, le pays se transforme et je désire que mon rôle soit reconnu et publié ». Cette seule réponse n’est-elle pas la preuve d’un changement définitif dans notre beau pays ?
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Un nouveau PDG
Récit du camarade Vassili
La première chose que j’affirme de tout mon être, en hommage aux disparus, c’est que notre usine avant l’intervention de Madame Ur représentait un modèle d’économie et de justice sociale autant qu’on pouvait le réaliser dans l’empire des Nhas. Nous produisions en quantité et en qualité des Iphones que le monde entier s’arrachait. Le pouvoir en place a justifié l’intervention de Madame Ur par des articles sur la faillite de notre usine, la production d’appareils défectueux, les plaintes des clients internationaux… Ce n’étaient que mensonges destinés à nous nuire, et à justifier le cataclysme qui s’est abattu sur nous et qui finalement nous a tous emportés.
Mais commençons par le commencement : ce jour fatal où notre conseil d’administration a reçu son nouveau PDG. Aucun d’entre nous ne l’avait vu venir, nous étions partis en congés avec insouciance, les commandes de l’usine étaient pleines sur plus de deux années, les ouvriers avaient perçu une prime pour les congés et notre équipe de responsables soudés comme les cinq doigts de la main autour de Shan et de notre PDG Liu, se sépara en toute confiance. A la rentrée, nous possédions toujours cet état d’esprit ! Je nous revois comme si c’était hier : nous nous sommes assis autour de l’immense table ovale du bureau de la direction, au 3eétage du bâtiment sous le portrait inamovible du guide suprême que nous ne regardions plus ! Erreur ! Grave, grave erreur ! La porte s’ouvre et une vague forme féminine s’avance vers nous dans une démarche raide, saccadée qui tenait de l’automate. Abasourdis, nous fixons un robot féminisé, un modèle de réussite du département de l’Intelligence artificielle. Vous auriez dû la voir ! Elle s’installe dans le siège du PDG et dirige vers nous ses yeux vides, fixes, elle bouge ses lèvres pour un discours que nous n’entendions pas, trop choqués par l’événement. Les mots finirent par prendre un sens et aggravèrent notre effroi :
« Bonjour à tous, je suis madame Ur votre nouveau PGD. Vous ne verrez plus Mr Liu que nous avons remercié pour le travail accompli (comment ne pas frémir en entendant ces mots !). Notre Guide suprême s’est penché sur votre site industriel et avec sa pénétrante clairvoyance vous a choisi pour une expérimentation : désormais c’est moi, le robot doté d’une intelligence jamais en défaut qui gère votre usine, avec l’objectif d’en doubler la production. En effet, il nous est apparu de graves dysfonctionnements dans la gestion de votre entreprise, un laisser-aller nuisible à la productivité.
Sous la surveillance de notre leader bien-aimé et s’appuyant sur son immense sagesse, nous appliquerons dès ce début d’année une nouvelle organisation du travail, plus scientifique, plus logique, pour devenir plus performants. Je suis réaliste, nous ne doublerons pas immédiatement la productivité mais la réorganisation des horaires de travail devrait permettre dès le prochain trimestre des gains de productivité de 10 %, puis lorsque de bonnes habitudes seront intégrées par tous, l’augmentation des gains sera exponentielle, je les évalue à 50 % la première année, pour atteindre en deux ans le doublement de la production. Je compte sur vous, messieurs les responsables des cinq départements de l’usine, je vous confirme dans vos fonctions : Mr Vassili à la production, Mr Sibor à la commercialisation, Mr Lev à l’entretien et au recyclage, Mme Lia à la recherche et l’innovation et enfin tout particulièrement Mr Shan je compte sur vous et votre département de coordination. J’attends une collaboration pleine et entière pour travailler tous ensemble dans la juste voie tracée par notre guide suprême… »
La voix calme de Shan arrête net la logorrhée du robot :
- Nous remercions notre nouveau PDG de nous transmettre ces nouvelles instructions ; est-il possible d’obtenir des précisions concrètes sur les nouveaux horaires de travail ?
- Mr Shan, j’allais y venir et pour répondre concrètement nous allons immédiatement expérimenter ma nouvelle méthode ».
Elle tape dans ses mains, la porte du bureau s’ouvre et un robot plus ordinaire s’avance poussant un chariot couvert de plateaux : un pour chacun d’entre-nous.
Transférés à nos places respectives des odeurs appétissantes se répandirent. Je ne me souviens plus du menu mais si c’était délicieux aucun d’entre nous la gorge nouée ne réussit à avaler son riz !
Madame Ur continue : « Regardez vos montres, il est midi, tout en mangeant nous poursuivons notre travail, vous comprenez quel gain de temps nous obtenons ainsi : plus de pause entre 12 h et 14 h, repas servi sur place, à la charge de l’entreprise, gain de temps, économie sur le coût du repas… »
Shan se lève ostensiblement pour se diriger vers les toilettes, quand il revient madame Ur poursuivait sa démonstration ! Je résume une conférence de trois heures : les employés perdaient la pause de midi, ils quittaient une heure plus tard leur poste de travail, mais dans les calculs scientifiques de Madame Ur les trois heures perdues devenaient deux heures si on ôtait les temps de prise d’aliments et les allées et venues aux toilettes. Les heures de travail supplémentaires ne seraient pas indemnisées car entre la gratuité des repas et celle de la douche du soir avant de partir (gratuité eau + énergie) il s’établissait une équivalence entre leurs coûts et les salaires.
Shan réussit, dans l’annonce des désastres à marquer un point :
- Chère Madame, vous nous demandez d’expliquer ces décisions aux 6000 ouvriers, cadres, employés de notre usine, sans parler de tous nos sous-traitants, mais pour cela pouvez-vous nous transmettre les algorithmes avec les données utilisées qui fondent l’élargissement des horaires de travail et les gains de productivité correspondants, sinon j’ai bien peur que nos travailleurs n’y voient que des mesures punitives ?
- Je transmets votre demande, je ne vous promets rien
- Autre chose, pouvez-vous nous dire qui vous a créé, car très sincèrement j’aimerais exprimer mon admiration, vous êtes un pur chef d’œuvre.
- Mr Shan, tout le monde connaît dans cette usine votre compétence en mathématiques mais laissez-moi vous poser une question : comment se fait-il que cette compétence n’ait abouti qu’à un poste secondaire d’organisateur du travail en usine ? Poste pour lequel vous ne démontrez pas à nos yeux la gestion souhaitée, désirez-vous prochainement exercer vos talents dans les fermes et porcheries alentour ? »
Et sur cette menace madame Ur se leva et brusquement nous tourna le dos.
Récit du camarade Lev
Le témoignage de Lev recoupant avec exactitude celui de Vassili, je ne retranscris que la suite qu’il donne de cette journée mémorable.
Lorsque Madame Ur disparut nous nous regardâmes atterrés. Heureusement, Sibor dont la qualité première consistait dans un sang-froid à toutes épreuves, nous secoua : « Ne restons pas là, allons rejoindre Madame Ur » puis, se tournant vers Shan : « Pendant que tu étais aux toilettes elle nous a informé qu’elle se présentait aux ouvriers et elle exigeait que nous soyons à ses côtés ». Il regarda sa montre : « C’est l’heure allons-y ». Shan intervint : « C’est la première bonne nouvelle ». Nous n’eûmes pas le temps d’élucider cette énigme, nous entrâmes dans l’ascenseur pour le balcon du deuxième étage, là où Madame Ur s’adresserait à tous les employés.
En fait, elle répéta à la masse des ouvriers présents le discours qu’elle nous avait tenu sur l’augmentation de la productivité, la nécessaire prise en compte des modèles scientifiques, la clairvoyance du guide suprême et sa volonté que les travailleurs s’unissent dans la juste voie du progrès… etc… etc ; sauf qu’elle s’arrangea pour que l’information concernant les nouveaux horaires de travail soit délivrée par Shan. Ce fut sa première erreur car lorsqu’il prit la parole c’est avec une clarté, sans l’once d’une compromission : « Bonjour à tous, je vous informe des décisions prises par Madame Ur et qui nous ont été transmises dans la matinée ». Il les détailla et enfonça le clou : « Comme vous, nous sommes placés devant l’obligation de les observer, j’espère que la direction me communiquera toutes les données chiffrées qui fondent notre réorganisation du travail »., Madame Ur se retourna avec une brusquerie qui nous devint coutumière et aboya : « Mr Shan ! ». Nous les vîmes dans le couloir échanger quelques mots avant qu’elle ne disparaisse. D’un même élan nous entourâmes Shan, comme des enfants en quête de protection paternelle, mais un doigt sur sa bouche il murmura : « Pour le moment, transmettez les ordres en provenance de la hiérarchie, je dis bien en provenance de la hiérarchie… Retrouvons-nous au café, gare aux oreilles indiscrètes ! ».
Quand j’y repense, je me dis que Shan possédait une intelligence diabolique, car dès ses premiers mots il nous avait transmis des consignes de résistance. En précisant que nous, les responsables de l’encadrement habituel, nous n’étions pas responsables de la nouvelle organisation du travail il déclencha quasi immédiatement une désorganisation sans pareille de l’activité de l’usine. Pourquoi cela a-t-il marché aussi vite ? Parce que nous avions foi en lui, pas une personne dans ce milieu de travail ne disposait d’un tel capital de confiance. Pendant les années écoulées nous avions pu chacun ou chacune vérifier sa droiture, son intelligence, son engagement auprès de tous.
Une légende circulait sur sa personne, en partie elle s’appuyait sur des éléments réels : mathématicien de génie il avait été chassé du département de recherche nationale en matière d’IA, pour être remplacé par le savant Lun, adulé par le régime en place. Shan disparut plusieurs années puis il resurgit à ce poste d’encadrement dans notre usine, grâce à Mr Liu qui avait discerné sa compétence et ses qualités humaines. Le contrat entre eux se révéla payant, officiellement Liu dirigeait l’usine, officieusement Shan la gouvernait dans tous ses détails. À ses connaissances scientifiques il ajoutait un suivi exceptionnel sur le terrain de toutes les décisions prises. Personne ne connaissait l’usine comme lui, rien ne lui échappait ni en matière d’Iphone (il est à l’origine de son évolution en ordinateur), ni en matière de personnel (il avait obtenu des avancées sociales uniques dans tout le royaume).
J’émets des hypothèses concernant les événements : le régime voulait-il se débarrasser de lui mais en même temps le « Parti des Travailleurs » n’osait pas agir ouvertement. Le Comité Central du « Parti des Travailleurs » avait-il vraiment confiance dans le Pr Lun ? On peut imaginer aussi qu’au plus haut sommet du pouvoir, sévissait une lutte entre deux courants, l’un voulant sa perte, l’autre voulant s’assurer des dividendes. Je me suis toujours demandé comment, tenant compte de la corruption qui régnait, l’usine préservait nos salaires des griffes des prédateurs. Une seule réponse : le génie mathématique de Shan en était le responsable !
À m’écouter, vous vous dites que nous avons sacralisé Shan, il fait d’ailleurs maintenant l’objet d’un culte, mais non ! J’ajoute ce détail souvent passé sous silence : Shan était un bourreau des cœurs ! Beau, doté d’une carrure de sportif, les années ajoutaient à son physique, une maturité un rien mélancolique qui ravageait la gent féminine et laissez-moi vous dire que jusqu’à sa rencontre avec Boule il en a bien profité ! Notre Lia elle-même en était follement amoureuse et hormis le fait qu’ils travaillaient ensemble je n’ai jamais compris qu’il résiste à une femme plus jeune que lui, pourvue d’une silhouette si souple, si ondulante qu’il valait mieux détourner le regard de ses formes pour se concentrer sur son travail. Que voulez-vous ? Ne me demandez pas d’en rajouter sur les commentaires négatifs la concernant. Tout le monde sait maintenant que Lia s’est laissé corrompre mais moi qui ai côtoyé pendant des années cette scientifique extraordinaire doublée d’une femme adorable je suis enclin à l’indulgence pour une passion assortie d’une jalousie délirante. L’un ne va pas sans l’autre !
J’en viens à votre dernière question concernant la désorganisation de l’usine que j’évoquais : c’est à la fois simple et compliqué, simple parce que les nouveaux horaires étaient refusés par l’immense majorité des ouvriers, hormis les fanatiques membres du « Parti des Travailleurs » convaincus de « l’irrésistible développement des forces productives au service de la glorieuse nation des Nahs, modèle mondial du progrès etc... etc… », personne ne voulait travailler plus. Mais c’est aussi compliqué car chacun et chacune appliquait diversement les horaires, soit parce qu’ils ne comprenaient pas les nouvelles directives soit par malice, et l’ensemble de ces actes individuels d’insubordination aboutirent à désorganiser l’activité de l’usine. Impossible de savoir si un tel ou une telle serait en poste tel jour, telle heure : comment dans ces conditions voulez-vous respecter des normes de production ? Dès le premier trimestre la production chuta.