Les quatre théologies de François
On catalogue souvent le pape François dans la théologie argentine de la culture ou du peuple. Ce positionnement théologique était peut-être correct jusqu’au début de son pontificat. Cependant, ses voyages, ses encycliques, ses déclarations, les livres qu’il a écrits et les livres d’entretiens qu’il a réalisés au cours de ses dix années de pontificat montrent qu’un tel positionnement idéologique n’est peut-être pas suffisant aujourd’hui.
Je crois plutôt que quatre autres théologies convergent en lui, toutes en parfaite harmonie à l’horizon de la libération : la théologie sociale et économique de la libération, la théologie écologique, la théologie du dialogue interreligieux et la théologie indigène-décoloniale.
Théologie de la libération économique
La Joie de l’Évangile (Evangelii Gaudium) est sans aucun doute le texte de François le plus proche de la théologie de la libération, dont il suit la méthodologie du voir-juger-agir et dont il développe les principaux contenus. Il s’agit véritablement d’un livre de théologie de la libération. C’est la plus sévère des critiques papales contre le néolibéralisme, qui va au-delà de la doctrine sociale de l’Église développée par ses prédécesseurs, et même contre la social-démocratie, qui fait de nombreuses concessions au social-libéralisme.
Il y décrit le système économique et social néolibéral comme « injuste à la racine » (n. 59). Il s’aligne sur les traditions anti-idolâtriques d’hier et d’aujourd’hui : hier, les prophètes d’Israël et Jésus de Nazareth ; aujourd’hui, les Forums sociaux mondiaux et les mouvements sociaux, qu’il définit dans l’encyclique Fratelli tutti comme des « semeurs de changement » et des « poètes sociaux », et avec lesquels il partage les exigences des trois « T » : « Toit, Terre, Travail ».
Il constate et dénonce « la mondialisation de l’indifférence » qui nous rend « incapables de compatir aux cris des autres » et de pleurer « face au drame des autres ». Il critique « l’anesthésie » générée par la « culture du bien-être » et la considération par le marché des exclus comme « déchets » et population excédentaire.
Il prononce quatre « non » qui devraient tempérer le système néolibéral, mais que la droite et l’extrême droite politique, sociale et économique, en alliance avec les mouvements chrétiens fondamentalistes et intégristes, cherchent à neutraliser et à délégitimer par leurs politiques ultra-néolibérales. Il critique l’économie de l’exclusion et de l’inégalité, qui marginalise les « grandes masses » de la population, les place en dehors de la société et « tue » (n. 53). Il dit « non à la nouvelle idolâtrie de l’argent ». L’adoration du veau d’un autre israélite a aujourd’hui une version nouvelle et impitoyable dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie, sans visage humain et sans finalité (n. 55). Je dis souvent que l’adoration du veau d’or a été remplacée par l’adoration de l’or du veau.
Le troisième « non » est « à un argent qui gouverne au lieu de servir » (n. 57-58). L’économie néolibérale méprise l’éthique, ressentie comme une menace, car elle condamne la manipulation et l’avilissement de la personne, et la considère comme contre-productive, car elle désabsorbe l’argent et le pouvoir. Le quatrième « non » concerne « l’iniquité qui engendre la violence » (nn. 59-60). Le mal, ancré dans la structure sociale, a un grand potentiel de mort et de dissolution du tissu social. François est pleinement en phase avec le théologien martyr hispano-salvadorien Ignacio Ellacuría qui parle du mal commun et de la violence du système comme de la première violence.
Théologie écologique
François élabore une théologie écologique dans l’encyclique Laudato si’, sur le soin de la maison commune, dont les principaux points sont les suivants :
1. La critique de l’anthropocentrisme moderne parce que « paradoxalement, il a fini par placer la raison technique au-dessus de la réalité », sépare la technique de l’éthique et porte atteinte à toute référence commune et à toute tentative de renforcer les liens sociaux (n. 116). En considérant l’homme comme autonome par rapport à la nature et comme un dominateur absolu, il détruit son existence et provoque la révolte de la nature (n. 117).
2. Défense d’une conception holistique du cosmos : tout est lié. C’est pourquoi il faut réconcilier le soin de la terre et le soin des êtres humains, la justice économique et la justice écologique, et éviter la violence à l’égard des autres ainsi que la violence à l’égard de la nature.
3. Critique des formes technologiques de pouvoir et invitation à chercher d’autres façons de comprendre l’économie et le progrès, un nouveau mode de vie, un développement durable et intégral.
4. Les inégalités touchent des pays entiers et nous obligent à réfléchir à une éthique des relations internationales, à une solidarité mondiale. Le Nord a une dette écologique envers le Sud. Une dette qu’il ne paie pas, alors que des peuples appauvris sont contraints de la payer. Les pays du Nord doivent s’acquitter de cette dette en limitant leur consommation d’énergies non renouvelables et en fournissant des ressources aux pays qui en ont le plus besoin grâce à des politiques de développement durable.
5. Il est nécessaire de renforcer la conscience d’être une seule famille humaine, en éliminant les frontières politiques et sociales et en évitant la mondialisation de l’indifférence.
6. Et peut-être le plus important : le droit de la terre à être heureuse et notre devoir d’en prendre soin.
Théologie interculturelle et interreligieuse
Au cours des quarante voyages effectués durant son pontificat, François a visité de nombreux pays et a encouragé le dialogue interculturel, interreligieux et interethnique, ainsi que la coexistence entre les peuples et la résolution des conflits par la négociation, toujours sur la base de la justice. Il a remplacé l’ancienne maxime « si tu veux la paix, prépare la guerre » par « si tu veux la paix, travaille pour la paix ».
Je me concentrerai ici sur le dialogue islamo-chrétien. François a visité plusieurs pays à majorité musulmane : Azerbaïdjan, Bangladesh, Bosnie, Égypte, Émirats arabes unis, Irak, Jordanie, Maroc, Turquie… et a tenu de nombreuses réunions avec leurs chefs religieux et politiques. L’une des plus importantes et des plus pertinentes sur le plan interreligieux a eu lieu en février 2019 à Abou Dhabi (Émirats arabes unis), où il a signé le Document sur la fraternité humaine pour la paix et la coexistence commune avec le Grand Imam et recteur de l’Université Al-Azhar du Caire, Ahmad Al-Tayyeb.
Le Pape et le Grand Imam y dénoncent l’anesthésie de la conscience humaine, l’éloignement des valeurs religieuses, la prédominance de l’individualisme, les philosophies matérialistes qui déifient l’être humain, la détérioration de l’éthique, l’affaiblissement des valeurs spirituelles et du sens de la responsabilité, et proposent des voies de paix, de coopération et de coexistence interhumaine et interreligieuse. Ce document a inspiré la création par l’ONU de la Journée internationale de la fraternité humaine, le 4 février, le jour même de la signature de ce document historique, sous les principes de la solidarité et de la compassion.
Le premier signe concret de coopération interreligieuse a été la création de la Maison de la famille abrahamique, qui abrite l’église Saint-François, la synagogue Moïse Ben Maïmon et la mosquée Imam Al Tayyeb, avec les mêmes fondations, les mêmes dimensions, l’orientation de chaque tradition religieuse et un jardin surélevé reliant les trois bâtiments et abritant un centre culturel qui vise à illustrer la fraternité et la solidarité humaines. À côté de chacun des trois édifices religieux se trouve un pilier avec l’illumination du croissant musulman, de la croix chrétienne et de la ménorah juive. La Maison de la Famille Abrahamique a été inaugurée le 16 février dernier.
Théologie indigène décoloniale
François a élaboré, vécu et mis en pratique la théologie indigène dans l’encyclique Laudato si’ de 2015, dans le Synode de l’Amazonie, qui s’est tenu en octobre 2019, dans l’exhortation apostolique post-synodale Chère Amazonie (Querida Amazonia), 2020, et dans de nombreuses rencontres avec les peuples indigènes dans leur propre habitat. Les peuples autochtones constituent l’une des plus grandes richesses culturelles, sociales et politiques et, par leur relation harmonieuse avec la terre et la pratique du soin, ils nous rappellent que nous ne sommes pas les possesseurs de la création.
Leur richesse se manifeste dans la biodiversité et dans la diversité ethnique représentée par plus de 5 000 groupes différents dans 90 pays, des milliers de langues et 370 millions de personnes, soit 5 % de la population mondiale, qui vivent dans des conditions d’extrême vulnérabilité en raison de la voracité du développement scientifique et technique de la modernité, qui fait de l’homme le propriétaire absolu de la nature, l’humiliant et la faisant souffrir en la soumettant à un système d’esclavage.
Dans Chère Amazonie, François préconise un dialogue interculturel dans lequel les peuples indigènes sont les principaux interlocuteurs, ce qui n’est généralement pas le cas dans les rencontres interreligieuses dont ils sont souvent exclus. Ils doivent être des interlocuteurs que nous devons écouter attentivement et dont nous avons beaucoup à apprendre. Cela rompt avec l’attitude hégémonique de la culture occidentale, qui considère toutes les autres cultures comme subordonnées.
Cela suppose de « reconnaître l’autre et de le valoriser en tant qu’« autre », avec sa sensibilité, ses choix les plus intimes, sa façon de vivre et de travailler » (n. 27), de reconnaître et de respecter sa culture, son habitat, son mode de vie, ses rituels, ses langues, ses traditions, ses droits et ses spiritualités. La reconnaissance et le dialogue sont le meilleur moyen de transformer les relations marquées par l’exclusion et la discrimination en relations égalitaires, symétriques, horizontales et non hégémoniques.
François appelle à ne pas s’habituer au mal, à ne pas permettre l’anesthésie sociale alors que la vie de millions de personnes et l’habitat des paysans et des peuples indigènes sont menacés, citant la 5e Conférence générale des évêques d’Amérique latine et des Caraïbes, qui s’est tenue à Aparecida (Brésil) en 2007, et dont il a été l’un des principaux acteurs et l’un des plus influents. En outre, il appelle à l’indignation, comme l’ont fait Moïse (Ex 11,8), Jésus de Nazareth (Mc 3,5) et Dieu (Am 2,4-8 ; 5,7-12 ; Ps 106,40) (n. 17).
L’indignation doit s’accompagner de la dénonciation de l’histoire sans fin de l’assassinat de peuples entiers, de l’appropriation de terres, du travail esclave, du pillage des ressources naturelles et de nombreuses scènes de douleur et de mépris. Ces situations sont le résultat dramatique du colonialisme qui, selon François, « ne s’arrête pas, mais en beaucoup d’endroits se déguise et se maquille, sans perdre son arrogance contre la vie des pauvres et la fragilité de l’environnement » (n. 16).
Lors de sa récente visite en République démocratique du Congo, il a de nouveau dénoncé la persistance du double colonialisme, politique et économique, qui asservit l’Afrique, en s’écriant : « Ne touchez pas à la République démocratique du Congo, ne touchez pas à l’Afrique. Cessez de l’étouffer, car elle n’est pas une mine à exploiter ni une terre à piller ». « Le poison de la cupidité a ensanglanté ses diamants », a-t-il déclaré dans une phrase qui résume la longue histoire de l’exploitation des ressources naturelles et les millions de victimes causées par le colonialisme.
Chère Amazonie s’articule autour de quatre rêves : le culturel, le social, l’écologique et l’ecclésial. Dans le rêve culturel, elle défend la nécessité de promouvoir l’Amazonie, mais « sans la coloniser culturellement, cultiver sans déraciner, faire grandir sans affaiblir l’identité, promouvoir sans envahir » (n. 28).
L’indignation et la dénonciation ne peuvent conduire au fatalisme ; il faut lutter contre les diverses formes de colonialisme qui survivent aujourd’hui à travers des manifestations plus subtiles de domination et « construire des réseaux de solidarité et de développement et assurer une mondialisation solidaire, une solidarité qui ne laisse personne en marge », affirme-t-il en citant Jean-Paul II (n. 17).
François souligne le sens aigu de la communauté des peuples indigènes de l’Amazonie : « La vie est un chemin communautaire où les tâches et les responsabilités sont réparties et partagées pour le bien commun » (n. 20). Il souligne également que les relations humaines sont imprégnées par la nature, que les peuples indigènes ressentent comme une réalité intégrante. La diversité qui caractérise ces peuples ne constitue pas une menace, ni ne justifie les hiérarchies de pouvoir, mais rend possible le développement de relations interculturelles (n. 39).
Dans la théologie indigène de François, la demande de pardon joue un rôle fondamental. Ce fut la première étape de son pèlerinage pénitentiel au Canada en juillet 2022, où il a demandé pardon pour les abus de l’Église catholique contre les peuples indigènes du Canada, en particulier pour le meurtre, le viol et l’abus d’enfants indigènes pendant plus d’un siècle, de 1881 à 1996, pour la coopération de nombreux chrétiens et membres de communautés religieuses qui ont contribué à la destruction des cultures indigènes et à l’assimilation forcée à la culture occidentale.
Lors de la rencontre avec les communautés indigènes du Canada, leurs dirigeants ont exigé du pape l’accès aux archives et aux dossiers à des fins d’enquête, la restitution des œuvres d’art volées conservées dans les musées du Vatican et le jugement des responsables de l’ampleur des crimes.
Après cette analyse, certes très limitée, des différents colonialismes : économique, politique, religieux, social, culturel dans la pensée et la pratique de François, je crois pouvoir affirmer avec le chercheur en christianisme et études africaines, Stan Chu Llo, que nous sommes face au premier pape postcolonial (je préfère parler du premier pape décolonial).
Je conclus ce bilan en disant que le tableau théologique de François est polychrome, car il combine harmonieusement le vert de l’écologie, le blanc de la paix et le rouge de la justice. Il lui manque une couleur : le violet du féminisme.
Juan José Tamayo
Sources :
https://www.religiondigital.org/el_blog_de_juan_jose_tamayo/teologias-discursos-practica-liberadora-Francisco_7_2542015775.html
https://nsae.fr/2023/03/29/__trashed-7/