Réactions, compléments et questions à propos du cléricalisme
Début janvier 2023, nous avons publié sur notre site un article de Michel Bouvard Le cléricalisme sera-t-il le fossoyeur du catholicisme ? Robert Picard nous livre ici ses réactions, des compléments fort intéressants et des questions à propos de ce texte pour poursuivre ensemble la réflexion.
1. Un pape qui dit et ne fait pas ?
Il est exact que depuis sa lettre d’août 2018, le pape François n’a annoncé aucune décision spectaculaire destinée à combattre le cléricalisme. Pour autant, est-il resté inerte ? N’y-a-il pas eu des mesures locales et relativement discrètes ? Un exemple me vient à l’esprit : le blocage annoncé, le 2 juin 2022, des ordinations dans le diocèse de Fréjus-Toulon.
Nous devons aussi nous souvenir que le pape n’est pas tout puissant. François est entouré d’une meute prête à exploiter le moindre de ses faux pas. L’épiscopat nord-américain lui est particulièrement hostile. Il est aussi permis de supposer que la présence à Rome du pape émérite l’a considérablement gêné, d’autant que celui-ci n’est pas resté silencieux. Il ne faut pas, dans ces conditions, s’étonner que François n’avance que prudemment et lentement.
2. Lumen Gentium
Il est vrai que la phrase relevée par Michel Bouvard (« Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré ») nous choque. À l’époque (1964), il ne semble pas qu’elle ait suscité la moindre réserve, y compris de la part des grands théologiens du Concile.
Ce n’est pas une encyclique ; c’est bien plus grave. Il s’agit de l’un des seize documents votés par le Concile de Vatican II. (votes favorables : 2151 votes contre : 5) C’est la Constitution dogmatique sur l’Église. C’est aussi le document qui, entre autres, traite du sacerdoce commun des fidèles. (notion peu présente dans la pensée des papes Pie IX et Pie X !). C’est le document qui ne craint pas d’entrer en contradiction frontale avec un canon du Concile de Florence (1439) qui envoyait allégrement les trois quarts de l’humanité en enfer ! Lumen Gentium affirme au contraire la possibilité d’être sauvés pour les incroyants.
Ainsi, il a fallu plus de 500 ans pour passer de la damnation promise à tous ceux qui n’étaient pas conformes, à une porte du salut entrouverte à tous les hommes de bonne volonté.Et moins de 60 ans ont été nécessaires pour qu’une affirmation de Vatican II, acceptée comme une évidence à l’époque, devienne insupportable ! Accélération de l’histoire qui rend nos débats plus compliqués et plus conflictuels.
3. Les communautés primitives
Sur celles-ci, nos connaissances sont assez lacunaires. Le livre de Loïc de Kérimel (1) apporte un regard nouveau très intéressant.
Bien avant, dès les temps apostoliques, il y a eu des dérives : exemple d’Ananias (Actes V, 1-6). Les Douze veillent au grain et, comme ils ne peuvent pas être partout, ils désignent des « épiscopes » (=surveillants). C’est le début d’un clergé. Apparaissent aussi très vite les diacres, mais il ne semble pas évident que ceux-ci doivent être rangés dans la catégorie des clercs. Leurs fonctions ne sont pas assimilables à celles de nos diacres actuels.
En l’an 96, Clément, évêque de Rome s’adresse en une lettre à l’église de Corinthe, prétendant ainsi à une autorité envers une Église sœur ; dans cette lettre, il esquisse aussi un début de théologie sacrificielle (voir dans Michel Clévenot, Les hommes de la fraternité, édd. Retz, 1981, p. 199 à 203). La Lettre à Diognète (fin du IIe siècle) nous renseigne sur la façon de vivre des chrétiens ; elle ne comporte aucun enseignement sur les structures des communautés, les ministères, les relations entre les communautés (de base !) et les épiscopes.
En 373, Ambroise, gouverneur d’Émilie-Ligurie, est appelé à l’épiscopat par acclamation populaire. Il n’est pas encore baptisé ; il est catéchumène. On le baptise et on l’ordonne aussitôt évêque de Milan. Et encore un haut fonctionnaire romain qui devient évêque ! En 471, Sidoine Apollinaire est élu (par qui ?) évêque de Clermont en Auvergne. Il continue à vivre avec sa femme (en « sœur » ?)
4. La réforme grégorienne
À la fin du Xe siècle, début du XIe, l’Église d’occident est en triste état. Les évêques et les curés sont nommés par les princes et les seigneurs et les candidats sont choisis, le plus souvent, pour des qualités qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’Évangile. Le pape est sous la coupe de l’empereur germanique. En 964, le pape Jean XXII, créature de l’empereur Otton Ier meurt d’une attaque alors qu’il est en train d’enlever une femme mariée. La plupart des prêtres sont mariés et les cures se transmettent de père en fils. Évêques et curés achètent leurs charges.
Une reprise en mains apparait nécessaire. Elle sera menée avec vigueur, pour ne pas dire avec brutalité. Entre 1057 et 1080, les papes successifs Étienne IX, Nicolas II, Alexandre II et surtout Grégoire VII, qui ont réussi à se dégager de l’emprise des princes, imposent l’essentiel de la réforme : le pape élu exclusivement par les cardinaux, sans intervention de l’empereur ; son autorité sur les évêques et aussi sur les souverains est affirmée ; le célibat est imposé à tous les prêtres :
ceux qui sont mariés doivent se séparer de leur épouse (leurs mariages sont déclarés invalides) ; la « simonie » (vénalité des charges ecclésiastiques) est strictement interdite.
En 1123, le concile de Latran I confirme, consolide et codifie l’édifice. Un peu plus tard (1215), la confession devient obligatoire. Le mariage ne deviendra sacrement qu’en 1274, mais progressivement, dès la fin du Xesiècle, début du XIe, l’Église se met à célébrer les mariages, d’abord sous le porche de l’église, puis c’est la messe de mariage et l’Église tient les registres de mariage et devient le seul officier d’état civil. C’est ainsi que s’est mis en place un système centralisé, autoritaire, comportant une coupure profonde entre clercs et laïcs. Un système qui a duré presque un millénaire et a atteint son apogée dans la rigidité avec les pontificats de Pie IX et Pie X et le concile de Vatican I.
Il faudra attendre Vatican II pour que ce système soit sérieusement ébranlé. Des avancées semblent acquises. Cependant des résistances et des freins à une mise en application complète des réformes initiées par Vatican II, se manifestent sous les pontificats de Jean-Paul II et Benoît XVI. Le pape François s’efforce de relancer l’évolution, mais il se heurte lui aussi à des résistances.
5. Sacré, sacrifice, sacrement
Nous sommes loin d’avoir digéré la pensée de René Girard, une véritable révolution, mais aussi beaucoup de points d’interrogation. À ce propos, voir le livre de Bernard Perret, Penser la foi chrétienne après René Girard, éd. Ad Solem, 2018. Il ne faudrait pas, non plus, oublier Marie Balmary et Le sacrifice interdit, Paris, Grasset ? 1986. Une société peut-elle se passer de sacré ? Les déprédations des gilets jaunes à l’Arc de triomphe en 2018 ont été ressenties par certains comme une atteinte à un sacré républicain. Quant au mot sacrifice, il me paraitrait sage d’en bannir l’utilisation, y compris dans les prières eucharistiques, en raison de son ambiguïté. Deux sacrements sont essentiels pour les chrétiens : baptême, eucharistie. Oublions l’étymologie et retenons le sens de « signe ».
6. Conclusion
Lorsque Gambetta déclarait en 1879 « Le cléricalisme voilà l’ennemi ! », lorsque le pape François appelle à combattre le cléricalisme, lorsque Michel Bouvard s’impatiente du peu de vigueur mis à combattre le cléricalisme, mettent-ils exactement la même chose sous ce mot ?
L’impatience de Michel Bouvard est bien compréhensible. Mais s’il a fallu près d’un millénaire pour que le système grégorien se fissure sérieusement, il n’est pas surprenant qu’il faille plus que quelques années pour éradiquer le cléricalisme. D’autre part, ce n’est pas du pape qu’il faille attendre une révolution. Le cléricalisme, c’est avant tout un état d’esprit. Un état d’esprit des laïcs qui s’en remettent paresseusement aux clercs de leur vie spirituelle.
Que des laïcs plus nombreux – plutôt que de partir sur la pointe des pieds – prennent conscience du sacerdoce royal qui leur a été conféré par le baptême et le vivent aussi intensément qu’il leur sera possible en se mettant au service de la Cité et de l’Église !
C’est aussi, bien sûr, un état d’esprit des clercs. Certains d’entre eux, pas tous (2), se comportent en hommes de pouvoir et se refusent à le partager. Ils sont nos frères et non pas nos pères. Serait-ce trop leur demander que de renoncer à cette appellation de pères ? Peut-on aussi leur demander de s’habiller comme tout le monde ? (3) Qu’il s’agisse de la soutane ou du col romain, il peut sembler que ce soient des détails sans importance. En réalité, c’est bien le signe qu’ils seraient des chrétiens pas comme les autres.
« Vous êtes la lumière du monde » (Mt 5, 14). Cet appel n’est pas destiné à des clercs. C’est à nous tous (y compris les clercs !) que Jésus s’adresse.
Robert Picard
- En finir avec le cléricalisme, Paris, éditions du Seuil, 2020.
- À ce propos, il serait réconfortant de relire la conversation entre le frère Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger, et la théologienne protestante Marion Muller Collard, publiée dans la revue Études juillet-août 2022.
- Saint Benoit conseillait à ses moines de s’habiller comme les « personnes ordinaires » de leur environnement.