Carême 2023 - Un temps de pénitence?
Le carême est en principe un temps de pénitence pour se préparer à la fête de Pâques. Mais que signifie "pénitence"? Quelle relation avec Dieu? Essayons de voir le cheminement du peuple hébreu qui a petit à petit affiné sa relation avec Dieu, sa compréhension de Dieu.
Oublions les textes de violence dans lesquels Yahvé est censé massacrer les ennemis pour donner la victoire à son peuple, textes archaïques qu'il faudrait discuter : ils peuvent s'expliquer par l'amour exclusif de Dieu pour Israël à une époque où un dieu protecteur, quel qu'il soit, se devait de combattre avec le peuple qui était sous sa protection. Si le peuple était vaincu, soit ce dieu l'avait rejeté, soit (et cela allait avec) le peuple était puni pour son infidélité. Ces textes suggèrent déjà l'idée de châtiment qui mènera alors à celle de pénitence.
Limitons-nous aux relations de Dieu avec son peuple sans faire intervenir les diverses batailles ou guerres dans lesquelles Dieu combattrait.
Dès les débuts on se heurte aux colères de Dieu, Dieu en colère qui va détruire son peuple infidèle. Cette colère de Dieu, qui par ailleurs est dit "plein de tendresse et de pitié", est le signe du désarroi de Yahvé qui aime son peuple et le voit sans cesse lui être infidèle, se tourner vers les autres dieux. La colère est à la mesure de l'amour proposé, donné, elle en est le signe. Chaque fois Dieu revient sur sa colère pour redonner vie à son peuple. Les hommes prêtent à Dieu les sentiments qu'ils éprouvent eux-mêmes, sentiments de vengeance contre les ennemis. Mais justement Il revient sur sa vengeance.
"Oui je t'ai frappée comme frappe un ennemi, d'un rude châtiment pour ta faute si grande, tes péchés si nombreux...Voici que je vais rétablir les tentes de Jacob, je prendrai en pitié ses habitations...Vous serez mon peuple et moi, je serai votre Dieu". (Jr 30, 14;18;22)
Reste que Dieu punit les hommes quand ils sont infidèles. La punition se trouve tout au long du Premier Testament. Cette idée qu'il faut punir l'homme fautif est assez ancrée dans l'humanité pour encore perdurer. Que fait l’État contre les délinquants, si ce n'est les punir? Le "sens de la peine" est une grande question que débattent juristes et philosophes (et que subissent les détenus de nos prisons!). Il est juste que l'auteur d'une faute en paye les conséquences...mais la peine infligée n'est pas une conséquence directe, elle est un rajout. Celui qui a fait du mal à autrui doit réparer ce mal - ce qui est bien souvent impossible - mais lui infliger en retour un mal supplémentaire a un sens mal défini. D'où l'idée que la peine infligée doit surtout (exclusivement?) être un moyen de permettre au fautif de s'amender, dans les bons cas, de l'empêcher de continuer le mal et de protéger la société. Soyons honnêtes, pour la plupart d'entre nous, la justice exige d'abord de faire souffrir le délinquant puisqu'il a fait souffrir lui-même...Cela n'est-il pas tout simplement une vengeance? Comment la justifier sur le fond? Revenons à la Bible. Quand Dieu punit, il est dit que c'est pour amener le pécheur à changer de voie, à se tourner vers Yahvé, à l'écouter et marcher avec Lui.
Peut-être qu'en entendant tout le mal que j'ai dessein de leur faire, ceux de la maison de Juda reviendront chacun de sa voie mauvaise; alors je pourrai pardonner leur iniquité et leur péché. (Jr 36, 3).
La punition divine est toujours un moyen de sauver le pécheur, que ce soit efficace ou non est une autre affaire. Il lui est demandé de regretter, de regarder son mal pour s'en détacher, se retourner sur son attitude, le terme grec utilisé est alors la "metanoia" (μετανοια):
"Lavez-vous, purifiez-vous! Ôtez de ma vue vos actions perverses! Cessez de faire le mal!" (Is 1, 16)
Puis le peuple est appelé à se tourner vers Yahvé pour marcher sur sa voie, le terme grec est alors "epistrefo" (επιστρεφω).
"J'ai dissipé tes crimes comme un nuage et tes péchés comme une nuée; reviens à moi, car je t'ai racheté" (Is 44, 22)
Il s'agit de conversion : on rejette ce qui a précédé pour changer de chemin, puis on oublie car la faute est dépassée. Le sens de la conversion est de marcher sous le regard de Dieu. On rappelle la faute passée uniquement pour prendre le moyen de ne plus y revenir, pas pour se morfondre ou s'humilier. Tant qu'on reste sur la faute passée, on se trouve dans l'impossibilité d'avancer, à rebours de ce que Dieu attend.
Ainsi Dieu ne serait pas un dieu punisseur comme on l'entendait d'ordinaire, mais un Dieu qui nous remettrait en chemin avec Lui. Cependant les textes, y compris dans le Second Testament, parlent aussi d'expiation. Le Christ a expié pour nos péchés, donné son sang pour nous sauver. Qu'est-ce à dire? Le Père serait revenu au désir de punition pour assouvir une vengeance de la façon la plus horrible, en exigeant le sang de son Fils! Si l'on veut comprendre, il faut d'abord revenir au vocabulaire. Le mot "expiation" n'a pas dans la Bible le sens courant que nous lui donnons, une sorte de punition définitive pour payer jusqu'au bout une dette. Il s'agit d'une purification pour être agréable à Dieu, purification qui détruit le péché (ex-piare, "piare" en latin signifiant "purifier"). Dans le Premier Testament, l'expiation est une consécration de l'homme à Dieu par la prière...et l'aspersion du sang. Le sang est le signe de la vie, la vie offerte à Dieu en sacrifiant un animal (rendant sacré, c'est-à-dire appartenant au domaine divin ). Ce sang qui asperge le grand prêtre redonne la vie au peuple. Le repas sacrificiel signifiant l'Alliance avec Dieu.
"Moïse , ayant pris le sang, le répandit sur le peuple et dit: “Ceci est le sang de l'Alliance que Yahvé a conclue avec vous”...[les notables] contemplèrent Dieu puis ils mangèrent et burent." (Ex 24, 8;11)
C'était un repas sacrificiel. Parti de rites païens où l'on égorge les animaux, voire les humains, pour plaire à un Dieu assoiffé de sang, le rite de l'expiation est devenu dans la Bible le don de la vie accordé par Dieu à travers le rite de l'aspersion du sang. Il s'agit du don de sa vie offerte par l'homme, don représenté par l'agneau sacrifié. Le Christ, par sa fidélité et son amour, a donné sa vie. Le "sang versé pour nos péchés" évoqué avec le vin de la Cène (Cène qui se réfère au repas sacrificiel de Moïse) est ce symbole de la vie offerte en notre nom qui nous purifie et nous consacre au Père.
"Pour eux je me sanctifie moi-même, afin qu'ils soient, eux aussi, sanctifiés dans la vérité" (Jn 17, 19)
Ce sang est le vin de la Cène, signe de celui qui coule de son côté sur la Croix, signe de sa vie offerte et non signe macabre d'un égorgement voulu par Dieu.
Ainsi le sacrifice n'a rien de morbide, au contraire, il est célébration de la vie, vie de l'homme donnée à Dieu, vie de l'homme que lui offre Dieu. Pour Jésus cela est passé par la Croix, non pas désirée mais devenue le chemin obligé de par la faute des hommes, et le disciple "n'étant pas plus grand que son Maître", le chrétien ne peut pas non plus éviter la Croix. Mais ce n'est pas une pénitence, ni une vengeance de Dieu, elle est le passage obligé de la fidélité au Père comme conséquence de la faute des hommes.
Nous rentrons dans le carême, c'est-à-dire dans cette marche vers notre libération, vers la Vie reçue du Père. Notre marche est ainsi une reprise de celle d'Israël à travers le désert, deux fois dans son histoire : la première avec Moïse quand il a été libéré d’Égypte, la seconde au retour de la déportation à Babylone. Le chemin a été difficile, mais ce n'était pas un chemin de pénitence, au contraire un chemin de liberté et de joie accompagné par Dieu.
"Consolez, consolez mon peuple, parlez au cœur de Jérusalem et criez-lui que son service est accompli, que sa faute est expiée...aplanissez une route pour notre Dieu...alors la gloire de Yahvé se révélera et toute chair, d'un coup, la verra." (Is 40, 1-5)
Sur ce chemin, il nous est conseillé de pratiquer une certaine ascèse, afin de ne pas nous laisser détourner du but (1). Cette ascèse qui va accompagner nos jours de carême n'est pas une pénitence ni une punition, elle est simplement une démarche nécessaire pour ne pas dévier de notre route. Elle peut être difficile; marqués par le péché, il nous est difficile de nous défaire de nous-mêmes. Mais c'est pour répondre à cette promesse de Dieu :
"Je répandrai sur vous une eau pure et vous serez purifiés; de toutes vos souillures et de toutes vos ordures je vous purifierai. Et je vous donnerai un cœur nouveau, j'ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois et que vous observiez et pratiquiez mes coutumes. Vous habiterez le pays que j'ai donné à vos pères. Vous serez mon peuple et je serai votre Dieu." (Ez 36, 25-28)
Nous pouvons maintenant reprendre les textes liturgiques proposés le mercredi des cendres, :
Jl 2, 12-18; Ps 50 (51); 2 Cor 5, 20-6, 2; Mt 6, 1-6.16-18.
Dans le premier, Joël nous appelle à revenir à Dieu dans la vérité: "déchirez vos cœurs et non vos vêtements", reconnaissant que nous sommes éloignés du Seigneur. Paul nous rappelle que nous nous préparons à entrer dans le mystère de la Croix : "Dieu l’a pour nous identifié au péché, afin qu’en lui nous devenions justes de la justice même de Dieu". Ne laissons pas passer cette grâce. Enfin l’Évangile nous demande de nous préparer dans le secret de nos cœurs, en vérité, et non pour assurer notre place (la bonne) dans nos diverses communautés. La pénitence n'est pas première. Ce qui importe est le retour vers Dieu afin de pouvoir célébrer en vérité le salut que nous recevons dans la Croix et par la Résurrection, source de notre Vie que le Père veut nous offrir.
Reste à savoir, pour chacun de nous, si nous croyons à cette Vie donnée par le Père et si nous la désirons vraiment...
Marc Durand
(1) Mais alors le jeûne? N'est-ce pas se faire souffrir? Pour faire court, disons que le jeûne est un chemin pour nous incorporer les sentiments d'humilité que nous éprouvons en face de Dieu (le spirituel a besoin de s'incarner, tout "psy" nous le dira). L'homme qui se veut humble devant Dieu marque par son jeûne que même ce qui lui est essentiel, la nourriture, passe après sa relation à Dieu. Dans le jeûne, l'homme assure que Dieu est plus grand que nos besoins élémentaires.