D’un universel de surplomb à un universel de partage

Publié le par Garrigues et Sentiers

En ce début d’année, les bouleversements en tous genres qui traversent nos sociétés risquent de rendre dérisoires les vœux que nous avons coutume de nous adresser. Plus que jamais, l’expression « vœux pieux » qui traduit le soupir de l’impuissance plus que la volonté d’agir peut les qualifier. Faut-il alors se résigner, pour tous ceux qui le peuvent, à « cultiver son jardin » pour traverser le mieux possible les turbulences qui s’annoncent pour la nouvelle année avec le goût amer de ne plus vouloir être le « cocu » de ses idéaux et de ses militances !  Si notre goût de vivre et d’aimer l’emporte sur ces délectations moroses, on peut lire les crises que nous vivons comme un appel à interroger notre façon de voir le monde et à changer le logiciel avec lequel nous l’appréhendons.

Pour ce travail indispensable, le numéro de janvier-février de la revue Esprit me paraît particulièrement pertinent. Intitulé « Tous antimodernes ? », l’éditorial définit ainsi le fil conducteur : « La mise en cause de la modernité a souvent pris la forme de la fin d’un récit, celui d’une raison instrumentale triomphante émancipant l’homme de toutes les dépendances, à commencer par celle de la nature. Mais alors que ce récit est contesté depuis un moment, aucun autre n’a pris le relais. C’est bien ce que signifie le terme déjà usé de postmoderne : nous sommes encore modernes – que pourrions-nous être d’autre ? - mais nous sommes sortis du récit moderne, coincés dans une sorte d’épilogue qui n’en finit pas. Et dans cet état suspendu, la signification de nos existences peine à se révéler » (1). Parmi les nombreuses perspectives ouvertes par ce dossier, j’en retiendrai quelques-unes qui me semblent particulièrement opportunes pour habiter ensemble le monde qui vient.

Dans la généalogie de nos crises, le projet de Descartes de nous faire « maître et possesseur de la nature » est devenu l’emblème d’un geste prométhéen qui s’est retourné contre ses initiateurs : « La modernité voulait être irréversible et elle l’est paradoxalement devenue sous la forme des catastrophes en cours (…) En ce sens, nous sommes devenus « absolument modernes », mais il a fallu la triste nouvelle des rapports du GIEC pour nous en convaincre » (2). Nous avons cru à une sorte d’automaticité du progrès qui nous dispenserait d’un engagement dans la pensée et l’éthique. Comme l’écrivent les promoteurs de ce dossier : « Dans ce contexte, la parole souvent citée de René Char selon laquelle « notre héritage n’est précédé d’aucun testament » prend un relief singulier. Que nous soyons héritiers de la modernité, cela ne fait aucun doute à un moment où elle occupe nos esprits au point de se confondre avec le présent. Mais le testament de cet héritage n’est pas inscrit dans le projet moderne lui-même : il nous reste à l’écrire » (3).

Olivier Roy, suite à son dernier ouvrage L’aplatissement du monde. La crise de la culture et l’empire des normes (4), analyse l’abandon progressif de l’imaginaire utopique dans les débats politiques au profit d’un discours sur le droit et la norme. « Le XXe siècle est le siècle de la perte de l’utopie. L’imaginaire utopique était le point commun de toutes les grandes idéologies politiques, et il restait central dans le discours religieux. La perte de ce récit apparaît clairement avec l’émergence de la pensée antitotalitaire qui explique que les utopies ont conduit au malheur, au contraire de ce qu’elles défendaient. Ainsi, de l’échec des utopies, on en conclut qu’il faut défendre les droits humains. À partir de là, le discours utopique disparait. Il est remplacé par un discours de la réalisation de soi, au niveau individuel, et par un discours juridique. ? Il nous faut des sociétés de droit. Or le droit, c’est aussi la norme. (…) Puisque l’imaginaire utopique a été catastrophique, on remplace celui-ci par le discours du droit et le retour à une forme démocratique de contrat social, où ce sont des acteurs individuels libres qui contractent » (4).

Cette promotion de la norme individualiste conduit le philosophe allemand Jürgen Habermas, promoteur d’un espace public destiné à permettre une délibération fondée sur l’échange égalitaire des arguments, à exprimer sa désillusion au moment où les « réseaux sociaux » prétendraient être le vecteur de la promesse démocratique. « Constatant que les réseaux sociaux ont annulé le pouvoir rationnalisant du débat public, Habermas n’hésite pas à évoquer la régression politique dans laquelle se trouvent presque toutes les démocraties depuis la fin du siècle dernier. (…) Ce progrès dans la socialisation de l’information aurait dû entraîner un progrès dans la rationalisation des échanges. Or c’est tout l’inverse qui s’est produit : en devenant « auteurs » de leur propre actualité, les utilisateurs des réseaux sociaux ont aboli la frontière entre le privé et le public. Leurs émotions, souvent haineuses, sont désormais élevées au rang d’informations partageables par tous. Plus graves encore, les réseaux sociaux ont rendu publiques des paroles invérifiables et dont la teneur de vérité n’est plus calculée qu’à partir du nombre de « likes » qu’elles suscitent (…). Désormais, c’est l’exigence individualiste de faire entendre sa voix dans un espace à peu près dénué de censure qui menacerait la démocratie. Il n’y aurait pas tant à méditer sur les ratages de la modernité que sur ses « réussites » paradoxales » (5).

Olivier Mongin, ancien directeur d’Esprit, dans sa contribution intitulée « L’exode de la pensée. Ricœur et le projet moderne » invite à relativiser le projet moderne en suggérant « d’autres manières d’être en société ».Pour cela, il invite à « passer d’une conception de l’Universel en surplomb à une universalité latérale ou réitérative, traversant les ensembles historiques et culturels ». Pour cela les modernes que nous sommes doivent se risquer à un double exode. D’une part vers les sources historiques de la modernité, et notamment le double héritage hébraïque et grec : « Ce retournement des traditions, leurs promesses non tenues, est l’une des conditions pour que l’identité dite « moderne » puisse corriger les effets pervers et malencontreux qui la fragilisent et la défigurent ». D’autre part, « hors du champ de la pensée et de l’histoire occidentale, car la réflexion n’est plus dissociable des nouveaux et des anciens mondes ».

Nous sommes invités à un « dé-centrement sans lequel il est inconcevable de sortir d’une représentation en termes d’universel de surplomb, cet universel vertical vers lequel il faudrait regarder, comme on regarde vers le Pouvoir vertical et comme on court après l’histoire de l’Occident ». Il conclut : « Jusqu’à maintenant, le voyage chez l’autre a été une capture, une conquête : peut-être est-il en passe de (pouvoir) devenir un partage qui ne sonne pas le tocsin de l’esprit critique dont l’Europe a écrit une part, mais une part seulement de l’histoire ? » (6 p. 78-82).

Bernard Ginisty

  1.  Revue Esprit, janvier-février 2023, page 5.
  2.  Id. pages 40-42.
  3.  Id. page 44.
  4.  Id. page 106.
  5.  Id. pages 40-41.
  6.  Id pages 78-82.

Publié dans Réflexions en chemin

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L
Un article qu’il fallait se voir offrir en lecture en un début d’année. Et surtout de cette année-ci !<br /> <br /> Par un appel à l'ouverture de et à l'esprit dont le génie de René Char nous avait restitué le parcours dans une notification incomparablement belle et lumineuse : « notre héritage n’est précédé d’aucun testament »<br /> <br /> Et il a notamment ceci d’exemplaire qu’il atteste que l’élévation de l’intelligence du croire et du monde ne s’inscrit pas dans une verticalité mais dans une communion.<br /> Ce que l’allégorie chrétienne de l’ascension a le tort d’occulter. Alors que le retour de l’incarné vers son Être, dans son récit ‘’réaliste’’ d’une rentrée dans l’invisibilité, s’opère dans la communion du dialogue avec un femme.
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