Comment je ne suis pas entré dans l’Église
Rester dans l’Église, et pourquoi : ces mots auxquels notre blog nous convie à réfléchir impliquent qu’on y soit entré. Que dire alors quand on n’a pas conscience d’en avoir fait partie ? Et quelles interrogations suscitent-ils alors ?
La question la plus évidente, assurément, c’est de savoir ce que désigne « Église ». L’emploi le plus courant de ce terme, dans un pays de tradition catholique, renvoie à l’église romaine. La majuscule, l’article défini, l’absence de qualificatif pour en limiter l’extension, tout cela rejette dans la non-Église l’ensemble des communautés se disant chrétiennes mais appartenant à l’ensemble non-romain. Nul besoin d’avoir comme moi des ancêtres qui ont choisi de fuir au péril de leur vie les persécutions du Roi Soleil, applaudies en chœur par mes autres ancêtres, pour estimer que cette confiscation toujours d’une sereine actualité est particulièrement irritante.
Reconnaissons pourtant que les mêmes usagers de ce vocable ne refuseraient pas d’employer des expressions comme l’Église réformée de France, l’Église orthodoxe, l’Église des Saints des derniers jours, etc. Ils ne dénient donc pas le caractère d’Église à ces rassemblements, même si certains ne sont pas jugés très catholiques. Mais on perpétue allègrement cette confusion dans l’usage quotidien ; et, au lieu de ressasser Camus, citons l’antique adage philosophico-juridique popularisé par Linné : Nomina si nescis, perit et cognitio rerum, « Si tu ignores le nom des choses, tu en perds aussi la connaissance »
Vous l’aurez compris, dans le présent exercice qui consiste à dévoiler son ressenti à l’égard de ce que je continuerai d’appeler, en violant ma remarque et pour faire court « l’Église », je m’avance avec un parti-pris de suspicion. Si je rechigne à la nommer catholique, c’est que cette prétention à l’universalité est aussi peu courtoise que d’insinuer son caractère d’unique Église digne de ce nom.
Dans ce qui suit, j’ai bien conscience de prêter le flanc à l’accusation de sortir du sujet en répondant à un pourquoi par un comment ; mais s’agissant d’une question ad hominem, je vois mal le moyen d’éviter l’exposé d’un cheminement autobiographique pour éclairer ce que je peux percevoir et concevoir de ma position actuelle.
Si la question de rester dans l’Église m’est quelque peu étrangère, c’est que je n’ai pas l’impression d’avoir jamais été à l’intérieur. Comme tant de nos réactions les plus invétérées, c’est souvent à partir de ce qu’a imprimé en nous l’enfance qu’elles s’y ancrent et y sont inextirpables. D’aussi loin que je me souvienne, l’Église m’est toujours apparue comme un monde dans lequel je n’avais pas de place en tant qu’élément de ce qu’englobe le concept. Je voyais bien l’Église enseignante et judiciaire, je n’avais pas l’idée de considérer les enseignés et justiciables comme une autre Église ou comme une de ses parties. Elle m’apparaissait comme un prestataire de service tenant les clefs du passage obligé vers le salut (c’est d’ailleurs bien ce symbole qu’elle exhibe et cette maxime qu’elle proclame). Si mal que fonctionnent les démocraties, on peut tout de même considérer que les peuples ont un effet sur le choix de leurs dirigeants, et qu’on peut se regarder en tant que citoyen comme membre du même corps qu’eux ; mais si l’Église recueille parfois l’avis de ses fidèles, rien ne les associe jamais à la prise de décision.
Ma mère, comme ma grand-mère, qui partageaient la même maison, ne remettaient pas en cause la trame fondamentale des représentations du monde et de l’au-delà que l’institution professait, ni mon père avec peut-être plus d’agnosticisme. Aucun n’avait d’implication paroissiale. Après mon catéchisme et ma première communion, mes parents se sont relayés pour m’accompagner à la messe dominicale que j’ai ensuite suivie seul jusque vers ma quinzième année, comme, jusque vers la classe de troisième, les rencontres de l’aumônerie du lycée qui commençait alors à s’effilocher. De cette institution j’ai retenu deux moments : une initiation à l’éducation sexuelle, insolite à l’époque, et une intelligente présentation de l’histoire du moment évangélique, qui m’a définitivement assigné à cette source comme constitutive de mon identité, en même temps que la suite m’apparaissait comme une successive défiguration.
Je n’ai pas souvenir d’avoir vu communier un membre de ma proche famille, sinon ma mère à de très rares occasions et lorsque Vatican II avait largement infusé. Moi-même j’étais confronté au pénible devoir de faire mes Pâques, avec une angoissante confession annuelle heureusement expédiée en édicule par des prêtres qui, du moins ceux à qui j’ai eu affaire, avaient la sagesse de ne pas procéder de façon inquisitoire.
En ces périodes où la tempête de la pédophilie fait rage, je dois dire, d’abord que je n’en ai jamais été si peu que ce soit victime, peut-être préservé par un physique insuffisamment attrayant, et que tout au long de ma vie, mes rencontres avec des prêtres de l’Église catholique ou des pasteurs ont été a minima intéressantes, le plus souvent fructueuses, plusieurs fois profondes : j’en compte encore plusieurs parmi mes amis proches. Là encore, peut-être que mon rapport parcimonieux avec l’institution m’a facilité la sélection des rencontres.
Ce qui avait le mieux résisté dans ma famille, sans parler de l’assistance aux cérémonies privées obligatoires – baptêmes, communions, obsèques –, avait trois noyaux : la récitation vespérale d’un pater et d’un ave, le culte des morts, et, souvent lié à lui, la fréquentation des lieux de culte et de pèlerinage proches hors des heures de rassemblements dirigés par la hiérarchie, accompagnant une demande par la récitation obligatoire d’une prière et, quand le cas le méritait, de l’allumage d’un cierge. Je surprendrai peut-être ceux qui me fréquentent en leur disant que c’est ce qui m’est resté aujourd’hui ; et tout récemment un très vieil ami dont j’étais persuadé qu’il avait depuis son adolescence tout jeté par-dessus bord, m’avouait qu’il avait récité tous les soirs de sa vie son Notre Père et son Je vous salue Marie.
Armé de ce socle familial garanti par une fidélité affective, qui permettait une approche libérée de toute surveillance dogmatique, et d’une curiosité de bibliste amateur jamais abandonnée, j’affrontais les remises en cause de la fin de l’enfance et la confrontation avec les visions du monde affranchies du religieux. L’image que les institutions religieuses donnaient et donnent d’elles-mêmes était suffisamment répulsive pour que le choc soit concluant. Elle m’a écarté de toute pratique collective régulière, mais n’a jamais entamé en moi le socle, qui est une appartenance définitive à la communauté de ceux qui se sentent concernés par l’événement évangélique. Cette appartenance restait alors pour moi sans traduction concrète, et je l’ai vécue dans une solitude sereine et la lecture de Pascal jusqu’à ce que je découvre qu’il existait des mouvements non sectaires au sein des fidèles catholiques, qui abordaient les questions de l’autorité, du dogme, du sacré, du problème du mal, du rapport entre nature et transcendance, avec des convictions analogues aux miennes, ce qui me donnait tout à coup le confort d’un espace d’unisson.
En cherchant à y pénétrer, je rencontrai d’abord une petite communauté dissidente de dominicains, me liant avec le plus convainquant d’entre eux jusqu’à sa mort, puis je m’intégrai dans un groupe libertaire de la paroisse de Constantine où j’ai commencé ma carrière d’enseignant quelques années après l’indépendance, lié avec la communauté résiduelle de jésuites de la ville, où le supérieur m’a donné l’image la plus évidente de la sainteté que j’aie pu rencontrer dans ma vie. De retour au pays, un camarade d’études m’intégrait dans un groupe d’enseignants chrétiens de Vaucluse maintenant dissous, puis le comité de rédaction de Garrigues et Sentiers me convainquait de m’agréger à lui…
Si on tente de tirer une cohérence de ce cheminement, on pourra dire que j’ai cherché et trouvé mes églises, et que je les ai laissé régler leurs rapports avec l’Église sans m’en mêler, constatant chaque fois que cette relation n’allait pas de soi. J’ai dit ailleurs sur ce blog tout le mal que je pensais du sacré, et déploré que les deux seuls gestes liturgiques pratiqués par Jésus, le baptême et l’eucharistie, aient été travestis en sacrements et cléricalisés par l’institution. Multiparrain et assistant occasionnel du culte, je ne répugne pas à m’en approcher quand je ressens une ambiance fraternelle, tout en me sentant globalement étranger au modèle. Même si je n’idéalise pas la primitive Église qui portait déjà la graine de tous les égarements qui ont suivi, je me dis que l’absence de séparation entre clercs et laïcs était un précieux acquis de la rupture d’avec le Temple, et que le repas communautaire était tout de même une belle pratique : je constate d’ailleurs que, sans que ç’ait été une démarche intentionnelle, les églises dont je me suis reconnu membre l’ont toutes adopté.
J’ai décrit ici un comportement qui peut être taxé de bricolage livré aux aléas des circonstances, et je n’en tire ni fierté ni exemplarité, mais je n’en ai pas honte non plus, puisqu’il a résulté d’une négociation plus ou moins lucide entre mes faiblesses assumées, mes refus, et ma conscience, que j’estime être le seul juge en dernier ressort de mes devoirs : car qui d’autre sinon pourrait me faire croire ce que je ne crois pas ? Puisque je le livre à des lecteurs, c’est que j’estime qu’il peut servir à susciter en eux des réactions : rejet horrifié, reconnaissance de proximités, ouverture d’autres chemins… Ces choix ne m’empêchent pas de me poser la question du devenir de l’engagement évangélique dans le monde et de la structure et des comportements que doivent adopter, pour être efficaces, les groupes plus ou moins institutionnalisés qui se donnent pour tâche de le transmettre.
Mais ce thème ouvre un immense chapitre qu’il n’est pas question d’initier ici. Notons seulement quelques remarques à son sujet. D’une part je cherche à déterminer ce que j’ai en commun avec un évangéliste, un born again, ou un sectateur de l’Opus Dei, dont je ne peux nier qu’ils fassent partie comme moi de cette assemblée des chrétiens qui est, au sens le plus basique du mot, l’Église. Ce que nous partageons indubitablement, la référence à l’Évangile, nous rassemble si partiellement que ce soit ; mais je suis tout de même heureux que le pluriel me permette de choisir mes églises. D’autre part, comme ceux qu’avait touchés Le Génie du Christianisme, j’aime que chaque quartier et chaque village soient dominés par un clocher, édifié par des fidèles certes terrorisés par l’au-delà mais aussi profondément attachés à leur identité de chrétiens. Et je ne veux pas qu’un curaillon d’occasion parachuté du pays des Kaczynski, avec l’approbation d’un évêque qui s’est bien appliqué à apporter l’épée dans son diocèse, s’autorise à refuser au cercueil d’une vieille paroissienne héritière de deux mille ans de chrétienté l’entrée de l’église de son village bâtie par ses ancêtres et entretenue par ses impôts au motif que, émule il faut croire de la pythonisse d’Endor, elle s’amusait à tirer les cartes à ses voisines : je n’invente rien, hélas.
Mais je me demande si l’Évangile, comme la Torah ou le Coran, auraient survécu aux deux derniers millénaires s’ils n’avaient pas eu de quoi épouvanter leurs fidèles avec les tortures infernales sous la poigne rigoureuse de clercs convaincus et fiers d’eux-mêmes. Je me demande enfin si des dirigeants réellement décidés à risquer l’explosion de leur Église comme les premiers chrétiens ont risqué celle du Temple et de la synagogue, auraient raison de la jeter aujourd’hui dans l’aventure prophétique, ou s’ils servent mieux la survie de l’Évangile en continuant de xylophéner les boiseries vermoulues. Vous vous doutez que je penche pour le risque, mais, comme disent nos cousins les fils d’Ismaël, Dieu est plus savant.
Alain Barthélemy-Vigouroux
membre du comité de rédaction de G & S