La honte du corps : un blasphème millénaire ?
Adam et Ève, fresque d'un cubiculum de la catacombe des saints Marcellin et Pierre sur la via Labicana à Rome (IVe siècle)
L’analyse de Marcel Bernos, dans son article « Trichez avec le sexe.. il se vengera ! » me semble par trop indulgente. De la loi multiséculaire du célibat à la promulgation contemporaine d’Humanae vitae, ce ne sont pas les disciplines et les normes édictées par l’institution romaine qui font débat et appellent un regard critique.
Ce qui est en jeu me paraît relever d’un tout autre ordre et d’un tout autre niveau de gravité : la répulsion du corps où se marque l’une des expressions les plus funestes du schisme accompli par le christianisme d’avec sa source hébraïque.
Faire du mariage « un remède contre les désirs de la chair » est l’une des plus exemplaires déperdition de sens imputable au courant du christianisme naissant qui a pris l’avantage sur les autres voies d’entendement empruntées dans les premiers siècles. Édifiant un pouvoir religieux absolutiste dont le corpus d’enseignement consacrait, parmi ses tout premiers affirmatifs, la séparation de l’esprit et de la chair, de l’esprit qui élève et de la chair qui corrompt.
L’assimilation de la chair au péché, la réduction de la chair à la concupiscence, pèsent du même poids aujourd’hui dans l’Église romaine. Rien à cet égard n’a varié depuis des millénaires dans l’appréhension du corps par la pensée et par le discours de la cléricature catholique. D’un côté la pureté du clerc abstinent, de la virginité célébrée jusqu’à l’épuisement, de l’autre l’impureté intrinsèque de la sexualité humaine.
« Tout est grâce »
Que tout soit grâce dans l’œuvre de Dieu révoque les notions de pur et d’impur – les réduisant aux erreurs, ou aux complaisances de traduction, qui les ont gravées dans le mémorial des exclusions attribuées depuis des millénaires à la parole et aux diktats du divin. Et d’autant plus profondément, sans doute, qu’il y avait là un contresens propre à s’accorder à des représentations formées dans le cerveau archaïque de notre espèce (par exemple l’ambivalence du sang – image d’une satiété/signe de mort). Et à participer de leur pénétration de l’intelligence humaine.
Si Dieu n’a rien créé d’impur, s’abolit en conséquence le dualisme de l’esprit qui élève et de la chair qui abaisse, flétrit et dégrade. Une opposition dont on se perdrait à recenser les déviations par lesquelles on l’a extraite de l’insondable profondeur des sources bibliques. Qui ne distinguent, elles, que le juste, le saint et le bon et leurs contraires (quelle que soit la référence à la pureté figurant notamment dans les traductions en usage chez les juifs orthodoxes).
Dans les postulations du pur et de l’impur s’est enracinée tout au long de l’obscurité des temps et jusqu’au nôtre, une dénonciation du corps. Une aversion globale de ce qu’il est, ou une répulsion visant telle composante de sa morphologie ou de sa physiologie, tel mode d’existence et de rapport à la vie qui lui a été donné. La répugnance étant compulsivement axée sur le corps des femmes, de par l’attraction ou l’envoûtement que l’organique et l’intime de ce corps exercent sur les représentations instinctives de l’impureté. Avec un débordement d’obsessions nourrissant sans fin le mépris et les dégoûts à l’endroit du corps féminin.
Le paradoxe chrétien
Que la religion chrétienne les ait partagé ces répulsions et ces dénonciations du corps, qu’elle les ait faites siennes – soit qu’elle les ait reprises, à son origine, dans des cultes (culte de Cybèle) qui l’entouraient, et qu’elle les ait intégrées, soit que, par la suite, elle se soit vouée, à travers sa cléricature et ses enseignements, à les aggraver, à les rendre plus oppressives et plus mortifiantes – constitue en soi le paradoxe le plus extrême qu’on puisse entrevoir.
Parce que cette dégradation du corps est le fait d’une spiritualité qui prend naissance dans l’idée d’incarnation, dans toutes les formes et les épisodes de cette incarnation (1) – jusqu’à la résurrection du corps qui la conclut et qui valide alors toutes les résurrections des corps déjà pressenties.
Relire la Genèse en compagnie d’un rabbin et de quelques juifs ingénieux
Un paradoxe chrétien qui produit une confrontation exemplaire avec le judaïsme. Opposant, d’une part, la prescription énoncée au Moyen Âge par le clergé catholique décrétant que, pour des époux, la recherche du plaisir dans l’acte de chair conjugal est un péché pire que l’adultère ; et de l’autre, cette réponse d’un rabbin à la question qui lui était posée de savoir si ce même acte de chair est autorisé le jour du Sabbat, et qui, affirmative, tient en ceci : à la condition que ce jour-là l’époux donne encore plus de plaisir à sa femme.
Pour dépasser le temps de l’histoire, ou ce qui pourrait passer pour une anecdote (mais rien n’est anecdotique dans le judaïsme sauf pour qui faillirait à se rappeler que tout y fait sens), l’Incarnation doit être considérée à sa source : dans la Genèse qui, avec une pédagogie appuyée, décrit le parcours de la création de l’Adam dans une allégorie qui magnifie le don de la sexualité à la créature humaine.
Mettant en scène un Créateur qui ne se montre plus trop sûr d’avoir pris le bon parti en créant Adam homme et femme à la fois (la Genèse, pour bien se faire comprendre, l’écrit par deux fois à la suite : « homme et femme il fut créé »). Et qui propose donc à Adam de le faire entrer dans le partage de la reproduction sexuée où nombre d’espèces l’ont précédé. En lui offrant ainsi la grâce de cette sexualité, la grâce qui achève sa venue au monde par l’œuvre et de la main de Dieu : sa naissance en une femme et un homme distincts, et appelés à s’unir par l’amour où réside l’esprit de la création en son entier.
Un récit juif, qui ajoute à la Genèse un commentaire, ou un midrash, en forme de bande dessinée, a imaginé que Dieu veut éclairer sa proposition en faisant défiler devant l’Adam un couple de chaque espèce qui s’accouplera devant lui. Cette procession achevée, Dieu questionne Adam. Lequel se dit heureux de devenir un homme et une femme qui auront ensemble la relation qui s’est multiplement déroulée devant ses yeux. Mais avec toutefois cette requête : « Dans toutes ces espèces, le mâle s’unit à sa femelle en se plaçant derrière elle. Moi je voudrais que ma compagne et moi nous unissions face à face pour pouvoir nous regarder ». Un face à face qui reviendra dans la Bible et jusqu’à la reconnaissance, devant le tombeau vide, du Christ ressuscité par Marie de Magdala. On se représentera facilement que cet additif à la Genèse, puisant dans le même esprit, décrit l’institution de l’amour humain, accomplissement de la création d’un Adam sexué.
On est apparemment loin, ici, du cours présent des débats auxquels s’est méritoirement attaché l’article de Marcel Bernos. Éloignés aussi, au regard du contexte de ces débats, du célibat des clercs, de l’exclusion des femmes des ministères ordonnés, ou de l’interdiction de la contraception chimique – c’est-à-dire d’une somme de non-sens auxquels il y a urgence de mettre fin pour essayer de rattraper un temps interminablement perdu au détriment du service de nos frères et nos sœurs humains.
Mais peut-être est-ce aider à cette révision en forme d’éradication que de défendre l’idée que la honte du corps est toujours un outrage au Créateur de ce corps. À la grâce qui y a incarné la vie et l’amour.
Didier Levy
- Parmi ceux-ci, il en est un qui mérite une attention qui ne lui est quasiment jamais accordée : comment la dénomination de parties ‘’honteuses’’ a-t-elle pu un instant résister à sa réfutation hébraïque énoncée dans la prescription de la circoncision ? Prescription qui inscrit l’Alliance du ‘’Peuple élu’’ avec Dieu dans la chair du pénis, réitérant du même geste la sacralisation de la sexualisation de l’amour.