Prêtres. Au-delà du malaise.
Les prêtres et l’Église catholique en France, quel avenir ?
La question vaut la peine d’être posée, vue la chute libre du nombre d’ordinations sacerdotales et le casse-tête que représente, pour les évêques, la nomination actuelle des curés de paroisse. En 2022, en France, 122 prêtres ont été ordonnés, dont 77 prêtres diocésains. La majorité des diocèses français (60 %) n’ont eu aucune ordination. Comment imaginer dans ces conditions le remplacement des 10.000 prêtres diocésains actuels ?
Il y a deux manières très différentes d’affronter cette situation. Soit, comme semblent continuer à le faire nos évêques, faire du « wishfull thinking » : prendre ses désirs pour des réalités, s’efforcer d’attirer des jeunes et compter sur l’Esprit Saint. Soit prendre le taureau par les cornes et, de la même manière que nous sommes appelés à le faire face à la crise climatique, modifier sa manière de penser, remonter aux causes et inventer une autre pratique.
C’est cette démarche que Joseph Moingt avait entreprise dès les années 1970 dans un article publié dans la revue Études : « La diminution massive des prêtres en exercice et des vocations sacerdotales pose un redoutable problème. Comment assurer, pour le service de l’Évangile et le bien commun de l’Église, la permanence active des fonctions jusqu’ici assumées par le clergé ? Une solution vient tout naturellement à l’esprit : confier de ces charges aux laïcs. Elle a déjà été mise en œuvre ; en plusieurs endroits, des laïcs distribuent la communion, montent en chaire, prennent en main la préparation au mariage, etc. Un tel transfert des « fonctions sacrées », que l’on croyait strictement réservées aux clercs ordonnés, a choqué beaucoup de gens. Ces dispositions sont cependant bien insuffisantes, et il est évident qu’il faudra les étendre à d’autres secteurs du ministère sacerdotal dans un avenir assez proche. Le Synode romain de 1971 ayant écarté l’hypothèse d’ordonner prêtres des gens mariés, à mesure que les prêtres âgés disparaîtront sans être remplacés, il faudra se résigner ou bien à une dévitalisation de nos paroisses, privées de ministres, ou bien à une nouvelle distribution aux laïcsdes charges du ministère sacerdotal. »
Il faut reconnaître qu’on n’a guère avancé depuis cette date. Devant une crise à visages multiples, qui affecte non seulement le clergé mais l’ensemble de l’Église, et malgré les efforts du Pape François, nous avons plutôt assisté à la mise en place d’un système d’autodéfense. Notamment avec la venue d’un clergé d’appoint, souvent originaire d’Afrique, et grâce à l’apport de congrégations d’origines diverses, chercher à « boucher les trous ». On regroupe les paroisses et on laisse de nombreuses églises fermées. Comme dans le domaine médical, de véritables « déserts » s’installent. Que se passera-t-il demain, quand les fidèles à cheveux gris ne seront plus là et que ce système de « bouche-trous » aura masqué la pénurie et évité d’avoir à inventer autre chose ?
Comme prêtre, je me suis battu toute ma vie, avec beaucoup d’autres, laïcs et prêtres, pour inventer cet autre chose. Je souhaite ne pas voir les portes se refermer sur un « entre-soi » frileux au grand dam de beaucoup de laïcs qui sont prêts, depuis longtemps, à se « relever les manches » Et je voudrais proposer quelques pistes de réflexion.
Quelle conception de l’Église ?
La première piste concerne notre conception de l’Église. Elle est perçue par beaucoup, en son sein ou au dehors, comme ce que l’on pourrait appeler « une centrale de services sacramentels » : messes du dimanche et des jours de fête, baptêmes, mariages, enterrements, catéchèse pour les enfants, aumôneries diverses. N’est-ce pas ce qu’elle propose et ce qu’on vient lui demander ? Un prêtre est largement perçu comme quelqu’un qui est là pour assurer ces services et dont le lieu privilégié est l’église-bâtiment et la sacristie attenante.
Mais est-ce pour assurer ce service de « fonctionnaire de Dieu », comme le disait Drewermann, que je me suis engagé dans cette voie ? N’est-ce pas plutôt parce que j’étais animé d’une passion pour l’Évangile ? N’est-ce pas plutôt parce que j’avais découvert dans la parole du Christ ce qui donne sens à notre vie d’hommes et de femmes en ce monde ? Pourtant, dans les nombreuses réunions de responsables paroissiaux auxquelles j’ai participé, j’ai été surpris de constater que l’on s’intéressait très rarement à nos itinéraires personnels, à nos motivations profondes, à nos raisons spirituelles d’être là. Non, ce qui primait, c’était toujours l’organisation, une forme de rendement, comme dans une entreprise.
Centrale de services ou expérience communautaire animée par le souffle de l’Évangile ? Quelle est la raison d’être de l’Église ? Beaucoup de choses découlent de la réponse que l’on donne à cette question, de la manière dont on conçoit l’Église et dont on imagine sa place et son rôle dans la société.
Pour moi, l’Église est avant tout un ensemble de communautés vivant et témoignant de l’Évangile. Des communautés priantes et célébrantes où celui qui « préside » est là pour que s’exerce le sacerdoce commun des fidèles. Au fil du temps l’auto-organisation des communautés ecclésiales et leur relation entre elles ont varié. La tradition venue des apôtres témoigne de cette variabilité. Elle invite aujourd’hui à ouvrir de nouveaux chantiers comme l’écrivait Joseph Moingt : « Je pense que le salut de l’Église n’est pas de renforcer les rangs du clergé. C’est d’abord d’établir l’égalité à la base, de redonner la parole dont jadis ont joui les fidèles dans l’Église, de la laisser se répandre largement, pour que les chrétiens puissent prendre leurs responsabilités,c’est-à-dire qu’ils se sentent responsables de l’Église et de sa survie dans le monde. Je ne crois pas, pour ma part, que l’Église risque de disparaître à cause du manque de personnes consacrées, du manque de prêtres. » (L’ Évangile sauvera l’Église, p. 44).
L’apport de l’histoire
Pour Joseph Moingt, la connaissance de l’histoire et le recul qu’elle nous donne sont essentiels pour éclairer les enjeux d’aujourd’hui. Car nous sommes tributaires d’un passé qui a amené l’Église et les prêtres à assumer des fonctions et à exercer un pouvoir sur lesquels il est légitime de s’interroger.
Premier tournant de l’histoire : l’empereur Constantin, baptisé sur son lit de mort, a vu dans l’Église et dans le christianisme le salut de son empire en pleine déliquescence. Des communautés vivantes et structurées, d’un bout à l’autre de la Méditerranée, même si elles étaient encore très minoritaires (moins de 20 % des sujets de l’empire). Des responsables fiables comme le sera saint Ambroise à Milan. Constantin a mis en place un « césaropapisme » destiné à durer. Mais il a, en même temps, en quelque sorte « fonctionnarisé » l’Église. Les évêques deviendront des préfets de l’empire. Bien avant que les registres de baptême ne deviennent, au Moyen-Âge, les premiers registres officiels d’état civil. Parlez-en aux historiens qui n’ont souvent que cela à se mettre sous la dent.
Dans un pays comme la France, les conséquences de ce tournant, pourtant vieux de dix-sept siècles, se font sentir encore aujourd’hui. Avec l’obsession de « tenir le terrain » d’assurer un quadrillage quasi administratif, de plus en plus difficile à maintenir pour une Église de plus en plus minoritaire. Minoritaire ? À Dieu ne plaise diront certains ! N’est-ce pas l’Église qui a façonné le pays et sa géographie interne, avec le système des paroisses et la profusion des clochers ? N’est-ce pas elle dont les fêtes structurent encore le calendrier républicain où Noël, Pâques, la Pentecôte, la Toussaint voisinent avec le 14 juillet et le 11 novembre ? Comme il est difficile de s’adapter à ce qui ressemble à un total changement d’époque !
Mais il est intéressant de voir comment les communautés chrétiennes des premiers siècles s’étaient organisées jusqu’au tournant impérial et quel partage des responsabilités et quels types de ministères s’étaient mis en place. Souvenons-nous que « πρεσβύτερος », presbytre en grec, qui a donné le mot « prêtre », veut d’abord dire « ancien » ou « plus vieux ». Ce qui n’a rien à voir avec le rôle exercé, comme ministres chargés du culte, par les prêtres des religions juive ou romaine.
Voici ce que Joseph Moingt écrit dans l’article cité plus haut : « L’évolution historique du presbytérat montre sa grande plasticité. Au premier siècle les « présidents » des communautés chrétiennes d’origine païenne ne recevaient vraisemblablement aucune sorte d’ordination ; les « presbytres » des communautés judéo-chrétiennes recevaient une imposition des mains, dont la signification ne différait vraisemblablement pas du rite d’ordination des Anciens dans le judaïsme. À la fin de ce siècle, on ne peut pas encore différencier presbytre (anciens) et épiscopes (évêques). Après l’installation de l’épiscopat tel que nous le connaissons, les presbytres n’accèdent pas complètement à la dignité sacerdotale qui est reconnue aux évêques ; il est rare qu’ils soient appelés « prêtres » (« sacerdotes » en latin), ils n’agissent pas souverainement au nom de l’Église, mais seulement par délégation ou en remplacement de l’évêque ; ils concélèbrent avec lui, mais ils ne président pas l’eucharistie ni ne la célèbrent seuls, si ce n’est à titre exceptionnel ; ils n’ont pas le pouvoir de réconcilier les pénitents, etc. Quand ils deviendront à leur tour chefs d’une petite Église (équivalent de curés de paroisse), leur caractère « sacerdotal » va s’accentuer, avec encore des réticences (signifiées par l’appellation de « prêtres du second ordre ») et des réserves dont plusieurs mettront des siècles avant de tomber, comme le pouvoir d’absoudre. »
Le tournant sacrificiel
L’ambiguïté autour du sens du mot « prêtre » s’est encore accentuée à partir de ce que Joseph Moingt a nommé « le tournant sacrificiel », en même temps qu’apparaît la distinction entre clercs et laïcs. L’eucharistie devient un « sacrifice ».
« Elle avait, dans ses origines un caractère social et convivial – celui du repas fraternel […] qu’elle a perdu quand elle est devenue, au bout de plusieurs siècles, un pur “sacrifice” dont l’activité était réservée au sacerdoce consacré. L’Église y a pris un virage mystérique, sacral, qu’elle ne tenait pas de ses origines évangéliques. » (Croire quand même, p. 190)
« La communauté célébrante a été dépouillée de sa participation active à l’eucharistie, devenue privilège sacerdotal, (privilège de ceux qui étaient « prêtres » au sens de l’Ancien Testament) puisque, dans l’ancienne loi, seuls les prêtres, purifiés par leur consécration, étaient admis à “se tenir devant Dieu” pour lui offrir les dons des fidèles, privilège hérité par les prêtres de la nouvelle alliance, alors que les simples baptisés ne sont plus considérés comme “saints” ni “purs”, ainsi pourtant que Jésus et les apôtres les déclaraient. […] L’eucharistie est maintenant tournée exclusivement vers la “souffrance volontaire” à laquelle le Christ va se livrer sur la croix. […] La signification du geste institutionnel de Jésus à la cène, dont le pontife à l’autel est censé tenir la place, est profondément altérée. […] L’eucharistie a perdu son caractère festif et sa destination première à rassembler les chrétiens dans l’amitié fraternelle et l’attente joyeuse du banquet du Royaume autour de Jésus. » (Croire au Dieu qui vient, p. 193-194).
Rien dans les Évangiles ne permet de penser que Jésus a vécu sa Passion comme un sacrifice. Il se remet entre les mains du Père, certes, mais pas comme on « s’offre en sacrifice ». Pas comme s’il avait fait de sa mort une offrande sacrificielle. Et surtout pas comme si, à ses yeux, le sang versé était l’offrande expiatoire destinée à compenser le péché du monde. Le vocabulaire adopté, un vocabulaire emprunté à l’Ancien Testament, parvenu jusqu’à nous à travers le Concile de Trente, nous piège. Et, dans la compréhension de beaucoup de chrétiens, comme de beaucoup d’autres, masque le sens véritable de l’Eucharistie.
Il brouille l’image de Dieu, ce Dieu « censé aimer la souffrance », selon la formule du théologien suisse François Varone – ou d’avoir le visage du « Dieu pervers » dont parle Maurice Bellet. Nos prières eucharistiques ne sont pas des prières sacrificielles, mais les héritières des Prières d’action de grâces (les Berakhot, les Bénédictions) du judaïsme.
Cette conception sacrificielle de l’Eucharistie a accentué la coupure entre prêtres et laïcs en conférant au prêtre un caractère sacral, en le mettant à part, en tant qu’officiant du sacré. Il n’est plus un frère parmi les frères, mais peut se croire autorisé à dominer, au nom de ce rôle de médiateur entre Dieu et les hommes.
Il est temps de revenir sur terre, de privilégier l’horizontalité des relations et des coopérations entre frères à la verticalité d’un pouvoir sacré. En se réinterrogeant, comme aux origines de l’Église, sur ce qui peut permettre à des communautés multiples et modestes de s’organiser et de se relier entre elles, pour porter aujourd’hui et demain en France et dans le monde le message de l’Évangile. Cet avenir d’une Église communautaire, à inventer ensemble, en faisant fructifier ce qui germe déjà dans le terreau qu’elle constitue. Où, comme à l’automne, ce qui dépérit prépare le terrain pour les bourgeons du printemps.
« Le Royaume de Dieu est au milieu de vous ! » (Lc, 17,21)
Jean-Claude Thomas
Source : https://saintmerry-hors-les-murs.com/2022/10/14/pretres-au-dela-du-malaise/#respond