Entretiens avec Bruno Latour
À l’automne 2021, le philosophe et sociologue des sciences Bruno Latour, qui vient de nous quitter le 9 octobre, déroulait face à Nicolas Truong sur la chaine de télévision Arte, ses réflexions sur le nouveau monde qui s’impose avec le changement climatique et précisait les grands éléments de sa pensée. On peut retrouver ici l’entretien, découpé en petites séquences d’une dizaine de minutes. (Pour voir chacune des vidéos, cliquer sur le titre du paragraphe)
Dans le monde « moderne », nous pensions que le monde était fait d’objets connus par les sciences et obéissant à leurs lois. Les crises récentes, climatique et sanitaire, nous obligent à nous resituer comme des vivants au milieu d’autres vivants, dont nous dépendons et qui peuvent nous menacer.
Depuis une centaine d’années, la modernité structure le monde et considère ses opposants comme archaïques. Le mot d’ordre « Modernisez-vous » suggère « abandonnez votre passé, séparez-vous de la Terre ». En réalité, le front de modernisation est un front de destruction. Libérons-nous de cette injonction pour composer une nouvelle civilisation, non pas moderne, mais écologique.
« Gaïa » est un terme hybride : mythologique, politique et scientifique. L’autorégulation de la planète est mise en danger par les vivants qui transforment l’environnement à leurs profits. Avant, nous appréhendions le monde comme infini, à disposition. Or nous sommes « confinés » dans une minuscule zone à la surface de la Terre. Il convient de préserver cette « zone critique ».
Nos opinions politiques sont associées au monde de l’émancipation et nous empêchent de résoudre la crise climatique. Arrêtons de regarder les choses « de haut ». Il faut être « terre à terre », s’intéresser au « caillou dans la chaussure ». Cette approche empirique de description de nos dépendances doit permettre une prise de conscience et révolutionner notre mode de vie.
Depuis trois siècles, les questions et les combats politiques portent sur la production et le partage des richesses. Ces principes sont hérités de la bourgeoisie qui se définissait comme « plus rationnelle » que l’aristocratie. La classe écologique, nouvelle classe sociale en gestation, va les juger irrationnels à son tour car ils menacent l’habitabilité de la planète.
Inventer des dispositifs collectifs
À l’heure d’un manque criant de représentativité politique, comment la parole individuelle participe-t-elle à la pensée collective ? Il faut se réunir, créer les espaces où toutes les disciplines sont à égalité, pour pouvoir collecter et associer leurs différents affects et leurs connaissances. Afin de donner à tous « voix au chapitre » pour construire le monde de demain.
Avec l’arrivée des religions monothéistes, le théologique a toujours cherché à s’immiscer dans le politique en s’imposant comme la vérité « vraie ». Aujourd’hui, l’écologie, à travers la crise climatique, pourrait ouvrir un nouveau champ de réflexion et de nouvelles opportunités aux théologiens et au religieux.
La science telle qu’elle se fait
C’est dans le laboratoire que les découvertes et faits scientifiques éclosent. La pratique scientifique se révèle être un processus formidable à observer. Par les hypothèses, les probabilités, les expériences, la critique des pairs, la certitude apparaît et le fait devient « vrai ». La Science avec un grand S n’existe pas, ce qui existe ce sont les pratiques scientifiques.
Le droit, la science, la religion, la politique, la technique définissent chacun à leur façon ce qui est vrai. Or la société, comme collectif social, est justement un « collecteur » de ces différents modes d’existence ou de « vérité ». Il convient de les réunir et de les prendre tous en considération pour comprendre notre monde.
Former du collectif est un processus omniprésent dans nos vies. Mais rassembler une multiplicité de personnes pour qu’elles parlent d’une seule voix implique des trahisons et des métamorphoses. Il faut accepter qu’une opinion personnelle et un ordre donné puissent être transformés, médiés. C’est la condition pour passer au politique et faire véritablement collectif.
« C’est tellement beau, la philosophie ! »
La philosophie est une pratique modeste mais indispensable : elle doit trouver le moyen de maintenir ensemble des modes d’existence qui n’ont pas les mêmes conceptions de la vérité. Comment le politique, le religieux, le scientifique, le fictionnel et les autres modes d’existence se respectent et ne s’annihilent pas les uns les autres grâce à la philosophie ?
Lilo a un an, et les vingt prochaines années seront dures. Sa génération va subir les résultats de l’inaction des années précédentes. Les catastrophes annoncées vont advenir. Durant cette période, il faudra éviter le désespoir. Car dans quarante ans, nous aurons enfin saisi la nécessité d’un changement. On regardera alors notre époque de déni comme une étrangeté historique.
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