Note de lecture du livre de François Jullien Ressources du Christianisme, sans y entrer par la foi
Christiane Giraud-Barra continue à nous accompagner pendant ce temps de vacances : après nous avoir offert son conte philosophique Leçons de Ténèbres, elle nous livre une note de lecture de l’ouvrage de François Jullien paru en 2018 (1), mais qui n’a rien perdu de son actualité.
Pour le dire simplement, François Jullien est une « grosse pointure » de la philosophie contemporaine : helléniste, sinologue, il a reçu en 2011 pour l’ensemble de son œuvre le prix de philosophie de l’Académie française. Il provoque notre sympathie lorsque nous apprenons qu’il a fondé le Cours méthodique et populaire de Philosophie à la Bibliothèque nationale de France qui permet à toute personne d’écouter les conférences des philosophes contemporains, conférences accessibles gratuitement en ligne.
D’un parcours de philosophie de près de cinquante années nous retenons qu’il a étudié la pensée grecque, puis la pensée chinoise avant de questionner la pensée du Christianisme, en se fondant particulièrement sur l’Évangile selon saint Jean dont il conteste certaines traductions (en particulier celles de l’École biblique de Jérusalem).
D’emblée il lève l’ambiguïté sur sa recherche, il s’agit bien d’une étude philosophique sur la religion chrétienne mais « sans y entrer par la foi », il n’en partage pas les croyances notamment sur la Résurrection du Christ.
Sa question de départ – Qu’est-ce que le Christianisme apporte à la pensée ? – est argumentée philosophiquement mais avec de nouveaux concepts qu’il a créés depuis ses études sur les pensées grecques et chinoises : les concepts d’écart, d’entre, d’inouï, de dé-coïncidence. Il ne s’inscrit donc pas dans la lignée des philosophes chrétiens ni passés (saint Augustin, Pascal, Kierkegaard…), ni contemporains (Michel Henry, Jean-Luc Marion), ni comme Philippe Capelle-Dumont (2) qui part du postulat que s’intéresser à la cohérence et au génie du Christianisme renvoie à une personnalité mystique.
François Jullien découvre dans la pensée de saint Jean une cohérence qui va à l’encontre de la logique habituelle : elle s’appuie sur l’événement/avènement de Jésus Christ. La pensée chrétienne s’ouvre à cet événement inouï, imprévisible, qui échappe à la causalité, c’est l’irruption de l’avènement en tant que phénomène nouveau avec lequel des contemporains créeront une nouvelle religion qui rompt avec le Judaïsme et qui se transmettra et se transmet depuis plus de vingt siècles.
L’Évangile de Jean rouvre la pensée sur la vie, « …question tendue entre le vital et l’idéal, de penser comment promouvoir la vie… » (3), non pas réduite à la capacité vitale de vivre mais à la vie comme l’ouverture sur ce qui est nouveau, imprévisible, qui mobilise toutes les forces de l’esprit au service du vivant. Pour le dire autrement l’esprit soutient l’existence de l’être humain défini comme un être hors de soi, un être qui ex-siste, qui a la possibilité de rencontrer l’autre.
Le Christianisme est une religion de l’altérité, le croyant va à la rencontre de l’autre – l’autre homme ou femme –, quelle que soit son appartenance ethnique ou son appartenance sociale, car saint Paul en a confirmé la vocation universelle, mais au-delà de l’autre homme, l’autre c’est aussi Dieu lui-même et son message d’amour.
L’analyse philosophique du Christianisme argumente la thèse principale du livre de François Jullien, la pensée du Christianisme est une ressource à explorer et exploiter pour les croyants et… les incroyants.
La traduction de l’Évangile de saint Jean par François Jullien s’appuie sur sa connaissance du grec ancien, il nous donne à lire une version plus laïque que croyante, par exemple pourl’infirme à qui Jésus demande non pas « veux-tu guérir ? » mais « veux-tu devenir saint ? » ce qui change complètement l’approche du phénomène de guérison. L’infirme ne guérit pas de son infirmité au sens médical du terme, il guérit car il va vivre une nouvelle vie en Christ.
François Jullien ne développe pas la foi chrétienne, il ne croit pas en la résurrection, la vie au-delà de la mort, mais cette pensée fonde un possible renouvellement de la vie, ouvert à tous les hommes.
Qu’en est-il de la vérité au sens philosophique du terme ? Dans ce livre François Jullien donne aux vérités du Christianisme le statut de vérité existentielle, ce qui veut dire qu’elle est défendue par l’engagement et le témoignage de la personne : Jésus dit « Je suis la voie, la vérité et la vie » (Jean14,6), une vérité inouïe du point de vue de la vérité théorique mais le croyant témoigne de cette vérité car elle transforme sa vie, c’est une vérité d’expérience de l’ex-sister où le sujet est primordial puisqu’il la constitue.
La compréhension, traduction, exploration, du Christianisme par François Jullien qui poursuit toujours son approfondissement et ses publications sur le sujet nous donne à comprendre que la pensée du Christianisme, loin d’être un archaïsme, est bien une pensée vivante pour la vie des post-modernes que nous sommes. Elle peut nous aider à comprendre et à vivre l’écart, à prendre la distance avec les discours dogmatiques.
Cependant, il nous reste à questionner sa propre traduction de l’Évangile de saint Jean. D’une part, sans aucune compétence en grec ancien, nous l’acceptons, mais qu’en est-il des érudits ? D’autre part nous constatons le « brouillage » d’une zone entre foi et raison philosophique car si François Jullien n’est pas de son propre aveu un philosophe chrétien, son interprétation de l’Évangile de Jean qui permet de vivre de la vraie vie, de la vie d’un vivant nous laisse songeuse sur son rapport à saint Jean et sur son rapport au Christ !
Il ne nous reste plus qu’à poursuivre nos lectures de la philosophie de François Jullien et à les partager. Qu’en pensez-vous ?
Christiane Giraud-Barra
(1) François Jullien, Ressources du Christianisme, mais sans y entrer par la foi, Cahiers de L’Herne, Paris, 2018. L’ouvrage est la reprise d’une conférence prononcée dans le cadre du Cours méthodique et populaire de philosophie, à la Bibliothèque nationale de France en mars 2016.
(2) Philippe Cappelle-Dumont, Dieu, bien entendu. Le génie intellectuel du Christianisme – Entretiens avec Jean-François Petit, éd. Salvator, Paris, 2016.
(3) François Jullien, Ressources du Christianisme, chap. IV, Qu’est-ce qu’être vivant ?