Leçons de Ténèbres – 1. L’enfermement

Publié le par Garrigues et Sentiers

Leçons de Ténèbres – 1. L’enfermement

Ami lecteur de G & S, une lecture pour les vacances : « Les leçons de Ténèbres », sous forme d’un feuilleton en trois parties (L’enfermement – L’échappée – L’ouverture).
Un nouveau conte de Christiane Giraud Barra inspiré des guetteurs des cités et des Leçons de Ténèbres, ces pièces musicales ayant pour texte les Lamentations de Jérémie qu’on jouait au XVIIe siècle durant la Semaine Sainte. 
Tout au long de la semaine, les lumières s’éteignaient jusqu’au Vendredi saint avec la mort du Christ en croix. Le Dimanche de Pâques, les Ténèbres cèdent la place à la lumière de la Résurrection.

 

L’enfermement

Les lamentations

Triste est ma Cité,
Plongée dans les ténèbres,
Le réseau a jeté ses filets.
Nous voilà pris dans les mailles :
Encerclés de silhouettes noires
Encagoulés.
Plus d’enfants aux bas des tours,
Les habitants vivent terrés.

Les larmes me montent aux yeux,
Si je me souviens des jours heureux
Des jours d’autrefois,
Seuls les sots et les complices se réjouissent
Des files de voiture la nuit.

Vous voyez disent-ils
Comme le commerce marche bien !
Silence, les hommes emprisonnés
Silence, les mères endeuillées
Silence, les jeunes tués

Silence… la loi du silence,
Le vautour plane, son œil
Perce l’obscurité où la victime se cache.

Ô ma cité comme tu es triste,
Tristes sont les hommes asservis.

 

Mort d’un dealer

Trois heures du matin, la cité endormie, crissement des pneus de la moto, cinq coups de feu dans la nuit, une ombre s’écroule sur la chaussée, crissement des pneus de la moto. Contrat exécuté !

Hamid se précipite, rapide coup d’œil circulaire, personne, il se penche sur son copain, son frère, son ami : Abdelhadi, la tête explose de sang, des rigoles multiples ruissellent sur la chaussée, la vie fout le camp sans rien pour l’endiguer !

Ne pas le toucher ! Surtout ne pas le toucher ! Ses genoux fléchissent ! Tant de sang ! Hamid n’en a jamais vu autant, il n’en voit pas le visage mais là sous la raie des cheveux noirs, une face déformée par l’atroce douleur, une face de damnée. Hamid cherche et happe un dernier regard :
Abdelhadi, c’est moi, vieux frère, je suis là.

Les mots sont–ils prononcés ou pensés tant la certitude de la fin étrangle la gorge ? Est-ce une illusion ? Le faciès se détend, « Je suis là ». Des volets claquent, des lumières pointent aux fenêtres, des voix de plus en plus fortes se rapprochent, un impératif surgit : fous le camp, ne reste pas là ! Hamid s’arrache à l’agonie et se fond dans les ténèbres.

 

Mort et vivant

Hamid se traînait, il devait comme à l’accoutumée s’installer dans le vieux canapé à l’entrée de la cité. Il y débutait une journée de guet avec ses heures d’ennui interminables. Il ne pouvait même pas lire à cause de l’exigence de garder les yeux rivés sur les plaques minéralogiques des voitures, d’en reconnaître les chauffeurs et dans le cas d’un inconnu se renseigner sur la personne et parfois lui en interdire l’accès.

Depuis la mort d’Abdelhadi, il souffrait d’un mélange d’anxiété, de dépression, de colère mais le souci de sa propre sécurité lui interdisait d’exprimer ses états d’âme. Déjà peu habitué à parler, désormais il se repliait dans un silence que même ses proches n’arrivaient pas à entamer.

Sa mère, Sarah, avec qui il partageait l’appartement acceptait ce silence. Entre eux pas besoin de mots pour dire la douleur laissée par le décès du « gamin » comme le surnommait la mère

En fait Hamid parlait, mais d’une voix intérieure, une voix sans remuer les lèvres, car il s’adressait à Abdelhadi. Non, Il n’avait pas perdu la raison, il savait très bien que son copain était mort mais il avait besoin de lui parler et chose plus étonnante, Abdelhadi lui répondait. Comme ce matin en se traînant vers le canapé, Hamid :
- Je n’ai plus envie de faire le guet, je n’ai plus qu’une envie celle de me barrer.
Abdelahdi : - Je te comprends moi aussi je n’avais qu’une envie, quitter la cité malheureusement j’ai fait le con, ils s’en sont aperçus et ils m’ont liquidé, alors toi fais gaffe !
Un peu plus tard Hamid :
- Je vais quitter la cité, j’ai mis au point un plan.
- J’espère qu’il sera plus réussi que le mien !
- La bêtise que tu as faite c’est de les voler, tu savais pourtant qu’ils s’en apercevraient !
- J'avais besoin d’argent alors de voir toutes ces sommes me passer entre les doigts, je n’ai pas résisté, tu sais bien que je voulais ouvrir un garage.

Abdelhadi était un vrai génie de la mécanique, il avait toujours refusé l’école mais depuis sa plus tendre enfance il démontait et remontait tous les objets qui lui tombaient sous la main et particulièrement les voitures. À force d’observations, de travaux pratiques il avait acquis une montagne de connaissances et un vrai savoir-faire sur les moteurs dont l’entourage bénéficiait, il réparait toutes les pannes des vélos, des motos, des voitures qu’on lui portait dans la cité. :
- Oui vieux frère, si seulement tu avais été plus patient ! 
- Patient ! patient ! Moi oui mais tu oublies Sonia, elle n’en pouvait plus de la cité, elle me harcelait : « c’est quand qu’on part ? »

Le dialogue intérieur s’éteint. Hamid songeait à son plan lorsque un camion de CRS traversa son champ de vision, puis deux, puis trois, l’espace de la cité résonna d’alertes en tous sens, un homme s’exclamait : « Ben, ils mettent le paquet ! » Sans demander son reste, Hamid fila chez lui, il attendrait les flics dans la compagnie rassurante de sa mère.

 

La faute

La cellule était surpeuplée. La rafle avait marché par sa soudaineté, elle avait accouché d’hommes, de marchandises, de preuves.

Hamid avait une peine en sursis, il se retrouva en prison pour quelques mois, il l’acceptait et même mieux il s’en foutait. Il ne pouvait plus se voir sur ce canapé, au moins en taule, il échappait à cette corvée.

La cellule était bondée, tous ceux qui étaient là, il les connaissait, au moins de vue. Quand le nom d’Abdelhadi jaillit du trio près de la fenêtre, il pointa l’oreille et se rapprocha d’eux :
- Ouais il a été liquidé.
- Trois ça fait beaucoup, en l’espace de deux semaines, on comprend que les flics se décident à frapper un grand coup. 
D’une voix neutre Hamid intervient :
- Qui sont les deux autres ? 
- T’es pas au courant pour Youssouf et Cherif ?

Son « non » provoqua des explications, des digressions d’où il ressortait que le réseau avait sévi car sur plusieurs places du deal les comptes ne tombaient plus juste. Le scénario se déroulait à l’identique, le comptable établissait des équivalences entre la marchandise vendue et les sommes recueillies, un écart surgissait, des bénéfices se perdaient et plus on montait dans la hiérarchie plus cet écart signifiait une perte sèche à enrayer au plus vite. « On » déclenchait une enquête, « on » trouvait le coupable et la même conclusion s’imposait : en finir avec ce genre d’individu avec un art qui proportionnait l’horreur de la fin à l’ampleur du phénomène.
- C’est normal, c’est la loi, faut pas faire le con, d’autant plus qu’ils sont prévenus !
La rage envahit Hamid mais d’une voix calme il profère : 
- Peut-être qu’au lieu de flinguer trois personnes, on ferait mieux d’augmenter nos salaires ?

Un silence de mort s’abat dans la cellule, même ceux qui n’avaient pas pris part à la conversation s’arrêtent, tous regardent Hamid, stupéfaits, terrifiés ! Sans mot dire, l’assemblée lui renvoie :
- Ou tu es fou, ou tu es inconscient ?
Assis sur sa couchette Hamid leur tient tête.
Quelqu’un tente une diversion : « C’est pas le tout les gars, mais j’ai faim ! » avec un rire si forcé que la tension s’aggrave, le silence retombe. Tous entendent la sonnette annonciatrice du repas avec soulagement.

 

La condamnation

Hamid avait du mal à trouver un coin de table, aucun de ses codétenus lui proposait une place à ses côtés. Il s’efforçait de manger, comme si de rien n’était, lorsqu’une masse s’affala près de lui et que dans un même élan plusieurs compagnons de table la quittèrent. Deux poings gigantesques encerclèrent l’assiette, pas la peine de lever les yeux, le « Gros » venait le contacter. Hamid ne disait mot, fasciné par les poings légendaires, il se racontait que le Gros les entretenait en battant à mort les condamnés. Ne pas se laisser impressionner est une règle de la survie ! Il leva le regard vers les yeux inexpressifs, enchâssés dans la face bouffie :
- J’ai besoin de ton aide !
Hamid se penchait tout ouïe :
- Les jeunes, je ne sais pas ce qu’ils ont, ils ne sont plus réglo.
Hamid de plus en plus attentif.
- Je crois qu’il faut frapper un grand coup ». 
Les poings se dressaient vers Hamid qui en retour répliqua d’un geste tranquille en nouant ses deux mains et en se penchant un peu plus vers la face hideuse :
- Tu connais le dénommé Mohamed ? Que veux-tu ? Je suis obligé !
Silence.
- Bon, je vois qu’on s’est compris. Au fait, tu ne manges pas ton assiette ? Si cela te fait rien ?
Le repas d’Hamid disparut, englouti dans la masse avant qu’elle ne se verticalise laissant derrière lui la menace à l’œuvre.

Qui pouvait être ce Mohamed condamné à mort ? Pensif Hamid s’allongea sur sa couchette, se sentant le point de mire de tous. Une voix anonyme lui lança :
- Qu’est-ce qu’il te voulait le Gros ?
Ne rien dire.
- Le Gros ? Il voulait manger mon assiette »
Un éclat de rire collectif allégea l’atmosphère. Inutile de chercher le mouchard qui avait rendu mot pour mot des paroles prononcées avant le repas.
Il passe et repasse dans sa tête l’entrevue. Il scrute le mur qui limite sa couchette, une main aux doigts invisibles trace :
- Tu connais le dénommé Mohamed ? Que veux-tu ? Je suis obligé !
Plus d’une dizaine de fois il lit et relit la phrase, est-ce l’effet de la répétition ? Les lettres se mettent à clignoter, chacune d’entre-elle devient phosphorescente, elles livrent : « Tu connais le dénommé Hamid ? Que veux-tu ? Je suis obligé ! »
Un des poings du Gros s’enfonce dans son estomac, le souffle coupé, sur le plâtre craquelé il déchiffre sa propre condamnation à mort !
Il n'avait pas gardé un souvenir très clair de ce qui avait suivi, il se rappelait avoir été pris de tremblements dans tout le corps, ses dents s’entrechoquaient, une ombre était passé près de lui, un murmure à son oreille :
- En sortant, ne retourne pas chez toi.
Mais avait-il bien entendu ?

Qui avait donné l'alerte ?
« Il faut appeler l’infirmier, Hamid ça va pas du tout ! »
De fait il était aux prises avec de violentes secousses, son corps lui échappait, cloué sur une roue infernale, il se prit à penser qu’il allait mourir là entre deux soubresauts, il entendit de loin :
« C’est une crise d’épilepsie, mais non c’est le Covid ! »
Toujours est-il qu’un miracle se produisit, un détenu et même plusieurs avaient frappé à la porte, un gardien avait surgi, jugé la situation assez sérieuse pour qu’il se retrouve isolé dans un box à l’infirmerie.
Là des mains compétentes l’examinèrent, le rassurèrent, lui injectèrent des calmants… L’infirmier lui parla avec douceur, peine perdue, il ne comprenait plus rien mais c’était sans importance car le mouvement de la roue ralentissait.


En remontant de l’abîme, Hamid comprit que ses nerfs avaient lâché, son corps avait expulsé par tous les pores de sa peau la tension nerveuse accumulée depuis la mort d’Abdelhadi. Quelle honte ! Mais cela lui avait peut-être sauvé la vie ?
Les quelques jours à l’infirmerie, associèrent à sa guérison la mise au point du plan de fuite… Pas question de se laisser hypnotiser par la toute-puissance barbare du Gros. Toute son intelligence, toute sa volonté s’unirent tendues vers l’objectif : fuir ! S’échapper ! Rester en vie.

Publié dans Fioretti

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