Leçons de Ténèbres – 3. L’ouverture

Publié le par Garrigues et Sentiers

Leçons de Ténèbres – 3. L’ouverture

Dernier épisode du nouveau conte de Christiane Giraud Barra inspiré des guetteurs des cités et des Leçons de Ténèbres, ces pièces musicales ayant pour texte les Lamentations de Jérémie qu’on jouait au XVIIe siècle durant la Semaine Sainte.
Pour lire les épisodes précédents, cliquer ici et ici.

 

L’ouverture

Le chemin de Compostelle

Dans ce petit matin d’avril, au Puy-en-Velay, ils se disent « adieu ». Hamid sur un vélo tout-terrain, choisi et équipé par Louis, se lance dans l’aventure du « Chemin de Compostelle ».

En tête à tête durant trois semaines avec Louis, il ne lui avait rien caché, le réseau et la Cité, sa séduction pour l’argent facile, sa promotion comme dealer, puis la montée de la peur avec la conscience de plus en plus aiguë du caractère criminel de l’organisation et le désir de se sauver. Louis ne pouvait qu’être en accord avec ce projet de voyage à vélo mais quand Hamid lui avait avoué qu’il ne savait pas quelle direction prendre :
« - Tu as entendu parler des chemins de Compostelle ? »
Et devant sa réponse négative :
« - Je pense que les gars de ton réseau ne viendront pas te chercher sur les routes de Saint-Jacques ».

À Louis, grand savant du cyclisme, devant l’Éternel, incomba la mission de préparer Hamid. Il s’en était suivi une formation dantesque, le matériel, la forme physique, les cartes routières, les points de chute, tout était minutieusement passé en revue, et soumettait Hamid à une discipline militaire : se lever à 6 h pour parcourir en tous temps en tous lieux des dizaines de kilomètres, l’après-midi se consacrer à l’atelier de réparation, le soir étudier les cartes. Parfois Hamid se rebiffait et tentait d’échapper à la main de fer qui le contraignait mais dans ces moments Louis s’adaptait au jeune homme :
« - Je t’accorde une pause mais attention on reprend dans une heure, tu ne crois pas que je vais te laisser partir sur les routes sans savoir remonter une chaîne ? ».

Le pire c’est qu’il avait raison ! Mais une raison plus profonde que ce projet amenait Hamid à obéir : il était touché par cet homme qui l’instruisait avec une patiente tendresse manifestée par mille détails. Il refusait qu’Hamid paye son équipement :
« - Non, non je le dois à ton père ».
Louis réfléchissait à haute voix sur les possibles incidents d’un voyage de plusieurs mois :
« - Si tu as un problème grave, je serai là, mais tu dois faire face à l’inévitable, par exemple tu arrives dans un village, il est tard, tu ne trouves pas à te loger, comment tu résous le problème ? »
Hamid ne savait quoi répondre ! Louis acheta un super duvet-tente pour aventurier du Grand Nord canadien.
« - On ne sait jamais, si tu dois dormir dehors, qu’il pleuve, qu’il neige tu seras à l’abri ». Louis pensait à tout, solutionnait tout, du café du matin aux vêtements des jours de pluie, à l’arrêt improvisé sous l’orage…

Il fuit. Tout au long des routes qui conduisaient à la barrière des Pyrénées, Hamid n’en revenait pas d’avoir eu la chance de préparer son périple avec Louis : à l’étape journalière il trouvait le gîte prévu et si ce gîte était fermé, il poursuivait une heure de plus pour en localiser un autre. Seul, sans expérience, il avait trouvé en Louis un ange gardien.

Il fuit. En filant à vive allure, la masse pyrénéenne se précisait chaque jour un peu plus. L’effort musculaire à soutenir mettait à distance sa peur d’être poursuivi. Une fois il s’aperçut que depuis deux jours il n’y avait pas songé !

Hamid affronte l’ascension vers Saint-Jean-Pied-de Port. Trois semaines de préparation ne l’avaient pas doté d’une forme olympique ! La journée est belle, ensoleillée mais son moral baisse à chaque virage. Il met souvent pied à terre et reprend la route de plus en plus abattu, quand dans une côte aussi verticale qu’un mur il se retrouve au milieu d’un peloton de cyclistes qui l’encouragent :
« - Allez, allez on pédale !   Ne t’arrête pas, tu as fait le plus dur, le col c’est pour bientôt ».
La force collective l’électrise, il appuie ferme sur les pédales, le peloton disparaît mais continue mentalement à le tirer vers le haut, enfin il découvre le col, émerveillé d’avoir accompli un tel exploit ! La vue panoramique sur les sommets dans une brume bleutée l’éblouit. Le peloton, lui, a filé et de loin il le voit amorcer une nouvelle montée.

Il fuit. Hamid traversa Pamplune, Logrono, San Dominique, Burgos toujours à vive allure, sans prendre le temps d’admirer les places ou monuments qui jalonnent la route, mais un jour de chaleur à l’arrêt il découvrit une place sur laquelle un artiste avait créé un vélo occupé par un cycliste invisible dont on ne percevait que les baskets sur les pédales, et cela lui procura un moment d’enchantement. Il commença à observer la nature, à s’accorder des découvertes. À chaque étape du soir il retrouvait des visages connus pour le moment de partage sur les thèmes obligés : la météo, le vent très agressif, les coups de froid, le coup de chaleur… Grâce à son super duvet-tente des contacts se nouaient :
« - C’est super ton truc, tu as trouvé ça où ? Ça coûte combien ? »

Passé le grand plateau de Castille il aborda les reliefs de la Galice.

Un jour, une fille au bord du chemin, une crevaison ? En quelques minutes il répare et sans attendre les remerciements repart à vive allure, il a eu le temps d’entrevoir, une fille menue : comment peut-elle tirer sa charge ?  Au vélo est accrochée une remorque d’enfant occupée par un chien ! Il désapprouve en silence :
« - C’est quoi cette extravagance ? Seule sur les routes à vélo avec son chien, encore une sans cervelle ! »

Les étapes raccourcissaient avec des descentes vertigineuses et des montées interminables. Il maîtrisait la méthode, attendre de la compagnie.  À plusieurs c’est plus facile ! Quand il aborda la périphérie de Saint-Jacques de Compostelle il éprouva une joie intense. Il avait près de 1300 km à son actif ! Mais quelle déception à la terrasse du café, quand il apprit que le terminus de la voie se situait au Cap Fisterra ! Non il n’était pas encore arrivé !

Il téléphone à Louis qui exulte, il a coaché un superchampion, et lui confirme : « - Oui le Cap Fisterra représente bien le terminus du Camino francès  que tu viens de parcourir, va voir c’est magnifique, tu n’es plus  à une dizaine de kilomètres prés ?! »

 

Le dévoilement

Cette fois, comme on dit à Marseille, il était « au bout du bout ! » au pied du phare du Cap Fisterra, installé dans les rochers il surplombait l’océan. A chaque flux des vagues, l’immensité de la mer l’emportait, au reflux il se retrouvait fiché grelottant dans les rochers, en plein vent.  Isolé, perdu dans les éléments naturels il ressentait une force nouvelle, son projet avait réussi, non seulement il avait échappé au réseau mais il avait mis à distance tout un passé, dont l’emprise s’effaçait : les chaînes tombent, il se libère d’un ordre barbare, il ne retournerait plus dans la cité, il avait mieux à vivre. Sans le condamner, des personnes rencontrées lui avaient fait signe vers une métamorphose : la patronne, Louis, le groupe de cyclistes et ce jeune homme qu’il avait entendu au groupe de paroles et qui l’avait bouleversé. Un soir, après le repas, le gardien du refuge avait annoncé :
« - Nous invitons ceux qui le désirent à une veillée avec groupe de paroles ».
Hamid ne se sentait pas concerné, que ce soient les sentiments religieux ou l’introspection psychologique cela lui était étranger. Que le chemin de Compostelle soit un pèlerinage millénaire catholique il avait fini par le comprendre mais il ne développait aucune curiosité sur le sujet.
Pourtant il céda à l’injonction d’un compagnon de table, peut-être parce qu’il lui dit si gentiment, « Tu viens ? », il lui emboîta le pas. Après tout ? Il était encore trop tôt pour se coucher !

Il se retrouva dans un cercle d’hommes et de femmes de tous âges qui observaient un silence attentif autour d’un animateur : « - Je vous propose ce soir après une prière, de réfléchir ensemble à vos motivations : pourquoi avez-vous entrepris le chemin de Compostelle, que vos motivations soient spirituelles ou non ? »
Histoire de faire comme tout le monde, Hamid bougea les lèvres pendant le temps de prière puis il écouta les témoignages. Au fur et à mesure des confidences il fut captivé par ce qu’il entendait, il découvrait la face intime des sportifs qui accrochaient le chemin de Compostelle à leur palmarès : toute une humanité blessée, untel avait perdu sa femme d’un cancer, un autre était licencié, une autre victime d’un burn-out, une autre réagissait à un diagnostic de maladie chronique, etc…  Subitement, les regards se tournent vers lui, terrorisé il se trouve face à une exigence qu’il ne peut satisfaire, il se sent incapable de parler de lui, de la cité, de sa fuite… Son embarras résonne dans le silence, l’animateur le sauve :
« - La parole n’est pas une obligation ».

C’est alors qu’une voix claire, posée, s’éleva dans l’assemblée, c’était la gamine qu’il avait dépannée, elle surgissait à intervalles réguliers dans le parcours et maintenant il connaissait son nom, Carla : 
« - Ce qui m’a poussée sur le Chemin, c’est le désir de m’affranchir de mon père, il m’aime beaucoup, il me protège mais j’ai compris que je devais voler de mes propres ailes. Avant de partir il m’a offert Protector, mon chien. Je l’ai pris comme un défi de plus à relever. Je ne le regrette pas ! »
La parole continuait de circuler quand elle incomba à un jeune homme au faciès ravagé par l’alcool :
« - Moi, j’ai fait tout faux dans ma vie ! J’ai failli en mourir, Il ne me reste que mon vélo, alors… »
Il n’en dit pas plus, mais le sous-entendu de douleurs morales, de souffrances physiques dessinait une trace perceptible.

Le soir quand Hamid se glissa dans son duvet, la confidence du jeune homme le poursuivait « moi j’ai fait tout faux dans ma vie ». Il avait parlé pour deux ! Lui aussi avait failli perdre la vie, les mots se gravèrent dans sa mémoire.

Là au Cap, assis sur les rochers, repassant le film de tous ces événements vécus, une évidence s’impose charnellement : il est libre il s’est rendu libre, il n’est plus ce qu’il avait été. Il songe à Abdelhadi, « dommage vieux-frère, nous aurions dû nous échapper ensemble ! » Sa mort l’avait mis en branle et cet ébranlement l’avait sauvé ! Abdelhadi avait payé de sa vie leurs erreurs passées. Était-ce pour cela que son sentiment de liberté s’entache d’effroi ? L’horizon qu’il entrevoie exige de lui l’engagement du soldat qui monte au front, lucide sur les dangers encourus. Un sentiment nouveau de responsabilités le relie désormais à ses proches Sarah, Louis… Ceux qui l’attendraient toujours… Et lui qu’avait-t-il à leur donner ?

 

La liberté et la grâce

Un jappement le tire de sa méditation : Protector annonce l’arrivée de sa maîtresse. Hamid se renfrogne, non il n’a pas envie d’être dérangé mais devant le visage souriant de Carla, ses mèches blondes qui s’échappent du bonnet, sa mauvaise humeur fond :
« - Cette fois vous ne m’échapperez pas, je vous invite à partager mon repas ».
Ils se calent dans un coin ensoleillé, abrité du vent, Protector à leurs pieds.

Elle lui offre un gobelet de café bien noir, bien sucré. C’est le top départ d’un repas divin où l’estomac d’Hamid se révèle en état de manque, il a du mal à se réfréner sur le pain croustillant, les grosses olives vertes, le fromage de chèvre râpeux. Carla l’observe en riant mais lorsqu’il tend sa main vers un paquet de biscuits, elle lui donne une tape sur les doigts : 
« - Non ceux-là ce sont les biscuits de Protector, lui aussi il a faim, nous on a mieux ».  Sous le regard sévère de Protector, confus il s’excuse :
« - Moi, je n’ai rien à vous offrir, le chemin se termine, je n’ai plus de provisions ».
Carla rit de plus belle :
« - Détrompez-vous, d’une part vous allez débarrasser la table, et porter le sac jusqu’aux vélos mais surtout », elle suspend sa phrase, comme si elle cherchait ses mots :
« - Ici ce n’est pas la fin mais le commencement ».
Il balbutie : 
« - Quel commencement ? 
- Vous vous souvenez de l’autre soir, du groupe de paroles ? »
Il s’attend au pire ! Elle murmure, pensive :
« - Un nouveau départ, une nouvelle vie ? »
Mais alors qu’il pense être tiré d’affaires elle poursuit :
« - Vous vous souvenez de ce qu’a exprimé ce jeune homme – moi j’ai fait tout faux dans ma vie – c’est une phrase extraordinaire, nous pourrions la revendiquer n’est-ce pas ? » Hamid n’a qu’une envie rentrer sous terre mais en l’observant son anxiété laisse place à l’étonnement : comment une gamine comme elle si gâtée, dorlotée arrive-t-elle à percer ses états d’âmes ? 
« - Pourquoi est-ce le commencement et non pas la fin ? 
- Les deux sont liés, inexorablement liés mon capitaine, cela ne vous ennuie pas que je vous appelle capitaine ? »
Puis dans une reprise réfléchie :
« - Parce que c’est la grâce du moment que nous vivons ».
Là pour le coup il ne comprend plus :
« - La grâce, la grâce ? »
Il n’est sensible en cet instant qu’à la grâce du corps menu de la jeune fille :
« - C’est difficile à expliquer, mais ne pas comprendre, savoir que l’on ne comprend pas est un bon commencement… Croire ?  Croire seulement que tout est possible ».

Intuitivement Hamid adhère à l’importance de ce qu’ils partagent, ce ne sont pas de vains mots, un bavardage échangé entre deux cyclistes lors d’une rencontre fortuite mais des paroles qui les engagent ici et maintenant dans un lieu où ils devaient se rencontrer. C’est peut-être cela la grâce ?

Les ténèbres disparaissent, l’espérance éclaire un passage vers l’avenir. Sous l’impulsion, d’une foi nouvelle Hamid se lève, remplit le sac des restes du pique-nique, attrape la main de Carla. Précédés de Protector ils dévalent joyeusement les rochers vers leurs vélos et tous ensemble ils franchissent le seuil des possibles.

Publié dans Fioretti

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B
J'ai beaucoup beaucoup aimé ce texte.<br /> Un très grand MERCI à Christiane
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J
Merci pour ce beau conte .... j'ai eu les larmes aux yeux en lisant ce 3è volet. C'est tellement beau
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