Leçons de Ténèbres – 2. L’échappée

Publié le par Garrigues et Sentiers

Leçons de Ténèbres – 2. L’échappée

Deuxième épisode du nouveau conte de Christiane Giraud Barra inspiré des guetteurs des cités et des Leçons de Ténèbres, ces pièces musicales ayant pour texte les Lamentations de Jérémie qu’on jouait au XVIIe siècle durant la Semaine Sainte.
Pour lire le premier épisode, cliquer ici.

 

L’échappée

Fuir

Le jour de la sortie de prison arriva et comme il s’y attendait, il n’était pas plus tôt arrivé à l’abribus qu’un individu le rejoignit : la surveillance commençait. Mais première erreur de leur part il connaissait Adlane, plus exactement ils se connaissaient pour avoir joué ensemble au foot. Pendant le transport, ils égrenèrent toutes les banalités sur le temps, le foot, puis l’essentiel émergea :
- Où tu t'arrêtes ? 
- Au Vieux Port, je veux boire une bonne bière.
- Ça ne te fait rien si je t’accompagne ? 
- Au contraire, c’est quoi ta bière préférée ? »

Pendant qu’ils déclinaient la bière dans toutes ses marques, le bus s’arrêta auprès de la terrasse du café, là où Hamid avait prévu de débuter sa fuite. Hamid jouait son rôle de détenu libéré, mais c’était en accord avec son plan qu’il choisit la table, au carrefour des toilettes, du comptoir et d’une sortie latérale moins visible. Hamid buvant sa bière témoignait de la jouissance du moment. Adlane entre deux verres :
- Au fait je dois te passer un message, tu es recruté ce soir pour bosser, tu dois prendre la relève vers 19 h ».
Hamid entendit : « C’est pour ce soir »,
- Ce soir je mange avec la mère, quand je sors de prison je lui dois cela, alors ok je veux bien prendre la relève mais plus tard vers 21 h.
- Ok je téléphone, je vois si je peux arranger cela ».

Adlane se leva de son siège, le téléphone à la main sans quitter des yeux Hamid. Au  même moment, un car plein de touristes les déversa dans le café. Comme Hamid l’avait prévu le carrefour devint le lieu d’un embouteillage et un écran de personnes s’installa entre eux. Hamid se leva, descendit aux toilettes, une fois la porte fermée il appela sa mère :
- Mam, ce soir tu prépares mes plats préférés ».
Sa mère lui répondit :
- Tu peux répéter ?
Il répéta. Arguant qu’elle n’entendait pas bien, il répéta une nouvelle fois, avant de remonter vers la terrasse. Il nota avec satisfaction l’angoisse d’Adlane et son soulagement à sa vue :
- Alors c’est ok ?
- Oui c’est ok mais tu ne tarderas pas trop ».
Nouvelle bière :
- Bon c’est pas le tout mais il va falloir que j’y aille.
- Où vas-tu, tu rentres chez toi ?
- Oui mais en premier je passe chez ma copine, puis après c’est la mère.
Le parcours classique du prisonnier à sa sortie, ils rirent de concert.

Hamid attend le second car de touristes, cette fois plus une minute à perdre :
- Je règle, on se verra plus tard .
Au moment où les touristes s’engouffrent dans le carrefour, Hamid se lève, se dirige vers le comptoir, dans les glaces il vérifie qu’il avait disparu du champ de vision d’Adlane et en deux enjambées il franchit la porte latérale.
Sans se presser mais sans s’arrêter il longe la rue arrière, jusqu’au terminal du Centre Bourse, le 28 stationne à sa place, il s’y engouffre, il changerait à Saint Louis. Dans le trajet, il se remémore les étapes de son plan. La première, prévenir sa mère de son départ, c’était fait !

Il se revoyait les mois précédents :
«
 - Si je te téléphone et que je te demande de me préparer à dîner mes plats préférés, tu me fais répéter deux fois, et si je répète deux fois, cela signifiera que je disparais. Tu devras tenir le coup, au moins un an. Cet été quand tu seras au bled, j’essaierai de te joindre mais rien n’est certain ».
Il avait été surpris, non seulement sa mère comprenait mais elle affirma :
- Cela va être très dur pour moi, mais je suis trop heureuse que tu rompes avec tous ces trafics, reste en vie, pars, et donne- moi des nouvelles quand tu peux.

Il regarde sa montre, 14 h 30, pour le moment « on » ne s’inquiétait pas, Adlane n’avait pas transmis d’informations inquiétantes, malgré sa disparition au café, tout l’inclinait à  croire : il est parti chez sa copine, il m’a prévenu, il va manger chez sa mère et après… Après ? Adlane ne voulait rien savoir, cela ne le regardait plus.

De Saint-Louis Hamid gagne l’hôpital Nord, il traverse l’hôpital et sort par les urgences, pour atteindre l’hôpital Édouard Toulouse, nouveau bus, le 51, cette fois il lève la voile et quitte Marseille.

 

Le mouvement

À la gare routière d’Aix-en-Provence, il prit la correspondance pour Apt, mais avant le terminus il descendit à Céreste pour entamer cette errance sans but qu’il s’était programmé. Il allait vivre un mouvement incessant, en bus, en train, sans se préoccuper s’il se dirigeait au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest. Il adoptait une stratégie, basée sur des principes dictés par son expérience du réseau : 1) voyager sans choisir la destination, 2) privilégier toujours le moyen de transport au départ, 3) éviter les centres des grandes villes, 4) pendant les attentes, assurer sa survie au quotidien à l’aide de fondamentaux : rester injoignable (détruire son portable), avoir des espèces sur soi pour régler ses frais : se nourrir, trouver une chambre et transformer son apparence.

Dans la pratique, les principes furent mis à mal par une France profonde qui n’offrait pas toujours en tous temps, en tous lieux des transports en commun. Maintes fois pour débloquer une situation sans issue il se rabattit sur les aires de co-voiturage ou sur la marche à pied, comme ce long périple qu’il entreprit pour rejoindre Brantôme-en-Périgord où un bus devait passer. Très vite il s’enfonça dans un labyrinthe de monts et de vallons. Tant de chemins s’y croisaient qu’il ne discerna plus le sentier à suivre. Au bout d’une heure, à l’évidence il s’était perdu, sans aucun moyen pour s’orienter, sa carte routière au 100.000e ne lui étant d’aucun secours, personne sur les chemins à qui s’adresser, aucune pancarte pour signaler une localité. La tombée de la nuit ajouta à l’angoisse.

Sans téléphone, sans eau, sans nourriture l’effroi le gagne, il s’affaisse au pied d’un arbre. Sous l’effet d’un « coup de blues » il se roule en boule sur un tapis herbeux et s’endort mais soudain un bruit le réveille, une arme est pointée sur lui, quelqu’un s’apprête à faire feu. Paralysé de terreur, il discerne l’ombre de l’agresseur, il s'inonde de sueur, avait-il hurlé ? Il se réveille, le souffle léger du vent secoue les ramures du pin, le rafraîchit et dissipe le cauchemar. Il est seul, seul au monde sous un ciel étoilé, mais il est vivant et personne, non vraiment personne n’attente à sa vie. Il se souvient de sa crise en prison, vexé il en convient : il est malade, malade de peur, il avait beau avoir fait preuve de courage, d’esprit de décision pour fuir, il trimbale le réseau avec lui. Serait-ce cela toute sa vie ? Une fuite éperdue, la peur au ventre ?

Les ténèbres cédaient dans la lumière de l’aube, il marcha en s’orientant au soleil et tint toujours la même direction. Il n’avait pas parcouru un kilomètre qu’il découvrît une fontaine. L’eau fraîche le désaltéra et l’invita à une toilette. Il se sentît mieux et après trois heures de marche il atteignit une ville nommée Nontron ! Pour s’être trompé, il s’était trompé ! Il avait tourné le dos à Brantôme mais loin d’en être abattu il monta dans le bus pour Périgueux, rempli d’une nouvelle assurance : désormais il calerait au fond du sac une gourde d’eau, un paquet de biscuits et si possible une carte locale. Pour la première fois depuis sa fuite, le front appuyé contre la vitre, la route défilait sous ses yeux sans provoquer l’habituel tourment : avait-il réussi à leur échapper ?

 

La Pause

Lorsqu’il débarqua en gare de Bayonne cela faisait des mois qu’il pratiquait un mouvement incessant et désordonné.  Il avait acquis l’allure d’un « vieux routier » avec une barbe de plusieurs jours, des baskets usés et cet air las, évocateur d’aventures authentiques où l’on ne mangeait pas toujours à sa faim.

De l’autre côté du quai il perçut une locomotive en partance, fidèle à sa méthode il monta dans un wagon, vide, vingt minutes plus tard elle s’arrêta devant une pancarte, « Urt ». Alors qu’elle repartait en sens inverse, il prit conscience d’être l’unique passager descendu sur un quai désert. Des pentes herbeuses se perdaient vers un sous-bois. Il se repéra, isolé au terminus d’une fin de ligne, dans l’inconnu du pays basque. Il aurait fallu chercher le village mais le soir tombant, il préféra s’allonger dans un fossé, son sac sous la tête en attente du lendemain et d’une nouvelle locomotive.

L’environnement bucolique qui s’offre à lui l’apaise, il observe le ciel étoilé en faisant retour sur les jours passés. Une conviction s’impose, il avait brouillé les pistes. Il ne s’était plus senti en danger depuis les bois de la Dordogne sauf, un soir, allongé sur un banc, dans une banlieue de Toulouse. Il avait entendu une moto foncer vers lui, son cœur s’était arrêté de battre mais si elle avait ralenti c’est à cause d’un feu ! À part cette fausse alerte, rien de suspect n’avait entravé son cheminement : « on » devait le croire caché « au bled », rien ne s’oppose plus pour lui à prendre la direction de Clermont-Ferrand.

Au matin, la locomotive longea le quai, il redescendit vers Bayonne, cette fois en compagnie de quelques personnes qui ne lui portèrent aucune attention. Avant toute décision il devait se restaurer. En sortant de la gare, il se perdit dans le quartier de la cathédrale et repéra un minuscule troquet rempli d’habitués, des ouvriers du voisinage, il s’y respirait une ambiance sympathique et des effluves appétissantes. Une seule et unique personne, la patronne se démenait pour que tout ce monde reprenne son travail à l’heure.

Quel ne fut pas son étonnement quant au moment du café, la patronne s’installa à sa table et l’entreprit :
« - Est-ce que par hasard vous chercheriez du travail ? Je vous observe depuis tout à l’heure et je vois bien que vous n’êtes pas d’ici, vous voyagez et vous avez peut-être besoin d’argent. Voilà ! mon apprenti m’a laissé tomber ce matin et j’ai une tonne de travail sur les bras, je vous offre le gîte et le couvert, je vous paierai directement en espèces, on s’entendra sur le salaire ».
Il bafouille :
- Mais je ne connais rien à la cuisine.
- Ça je m’en charge, j’ai besoin d’un homme pour transporter les courses, monter et descendre les bouteilles à la cave, tenir le bar quand je m’absente.
Son état d’épuisement l’incita à accepter mais il éiît une réserve :
- Je vous dépanne mais pas longtemps.
- C’est d’accord mais essayez de me prévenir quelques jours avant votre départ.

Et c’est ainsi qu’Hamid resta un mois à Bayonne et vécut une période remarquable, d’une part il s’entendit très bien avec sa patronne, d’autre part il bénéficia d’une chambre au calme et de repas copieux. Pour la première fois de sa vie, il travaillait normalement et cela ne manquait ni de découvertes ni de charmes : ouvrir le bar le matin pour les premiers cafés, le fermer le soir après avoir mis à la porte avec fermeté les habitués de la bouteille, ranger les courses, nettoyer la cuisine… C’est fou se disait-il l’énergie que ça demande de tenir ce petit commerce. La patronne l’encourageait :
- On dirait que vous avez fait cela toute votre vie.

Ils se séparèrent à regret et lorsqu’elle lui dit : « Reviens quand tu veux », il éprouva la fierté du travail accompli, mais les jours précédents Hamid avait repéré deux « camés » venus boire leurs bières avec des pupilles en tête d’épingles, des mains tremblantes et les aréoles de sueur sur leurs tee-shirts…

Ce signal suffit à le remettre en mouvement mais cette fois il sait où il va !

 

L’ombre du père

La naissance d’Hamid avait eu lieu à Clermont-Ferrand, là ou huit ans plus tard son père, ouvrier qualifié chez Michelin, mourrait des suites d’un cancer foudroyant. De son enfance, Hamid retenait une période lumineuse qui avait sombré dans un trou noir. Sa mère traumatisée avait rayé Clermont-Ferrand et tout ce qui s’y rattachait, de leur vie, ils prirent le train pour Marseille pour rejoindre le clan maternel.

Pour Hamid la rupture avec ce lieu de sa petite enfance c’était aussi la rupture avec l’école, les copains et le « copain » de son père, Louis.

Louis avait partagé avec Hamed l’immigré, l’amour de leur usine, le syndicalisme et la passion du vélo. C’était Hamid qui rentrant une fois de l’école et après avoir découvert le mot de copain et expérimenté sa concrétude, avait demandé gravement à son père : « Papa, Louis c’est ton copain ? » Hamed avait ri en serrant l’enfant contre lui « Mais oui, c’est exactement cela, c’est mon copain ».

Lorsque Louis les mena à la gare pour Marseille, il prit Hamid à l’écart : « peut-être je ne vous reverrai plus, mais sache qu’en souvenir de ton père ma porte t’est à jamais ouverte. Je te demande uniquement ceci : une fois par an téléphone moi et donne-moi de vos nouvelles. » Depuis 13 ans, Hamid à chaque nouvel an téléphonait à Louis. Ces dernières années il ne savait plus trop quoi lui dire, lui dissimulant ses activités illégales mais malgré tout il tenait sa promesse car c’était le seul moment dans l’année consacré à la mémoire de son père.

En prison, élaborant son plan de fuite, cherchant où aller dans un endroit tenu secret il pensa à Louis. Personne dans la cité n’était au courant de ce coup de fil annuel, personne ne lui connaissait la passion du vélo. À Marseille il n’avait pu poursuivre cette activité, jugée trop dangereuse par sa mère. Après avoir brouillé les pistes, il se rabattrait à Clermont-Ferrand et de là il partirait à vélo, vers où ? Il n’en savait rien.

De Bayonne, il fila sur Clermont. Du bar il avait téléphoné à Louis.

Au parking convenu il attend Louis, les minutes passent il ne voit rien venir, sans téléphone il ne peut rappeler, le doute s’insinue en lui mais il lui semble peu probable que Louis ne vienne pas tant sa joie de le revoir éclatait à l’autre bout du fil. Il reste là accoudé à une rambarde d’escalier d’où il a une vue panoramique sur l’espace occupé par les voitures.  À un angle il remarque un homme voûté qui tourne dans les allées et cherche, recherche qui ? Peut-être que c’est lui qu’on cherche ? Il s’avance, se dirige vers lui, l’homme l’aperçoit, s’arrête, le regarde, s’avance à nouveau, proche de lui il s’arrête comme tétanisé. Hamid interloqué n’ose plus bouger puis subitement l’homme court vers lui, le prend dans ses bras. Il entend une voix tremblante « Mon Dieu comme tu ressembles à ton père ! »

Publié dans Fioretti

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