Dieu, la souffrance, la haine, le pardon
Mercredi soir, 27 avril, l’émission La grande librairie recevait trois victimes des Nazis qui ont témoigné de diverses façons (livres, conférences, etc.) (1). Leurs récits étaient poignants. Personnellement j’étais bien au courant de l’horreur des camps qui apparaît bien édulcorée dans les différents films qui, sans cela, seraient probablement impossibles à regarder. Par contre j’ai appris des choses (horribles) sur ces « marches de la mort » qui ont suivi les sorties des camps, forcées par l’avance des Alliés. Ces trois personnes, différentes, ont témoigné très librement de leurs sentiments : personne ne peut être juge et je pense qu’en l’occurrence on est au-delà de la morale et de toute règle qui pourrait interdire certains propos. D’ailleurs Julia Wallach, l’une des trois, dans une interview qu’elle donnait lors de la sortie de son livre (2), disait qu’elle savait que certains de ses propos devraient être interdits, mais qu’elle se donnait le droit de les tenir !
Au-delà de leurs témoignages factuels qui décrivaient l’horreur vécue, deux questions leur ont été posées vers la fin, leurs réponses me semblent devoir être méditées.
- Quelle est la place de Dieu dans tout cela ? Vous trois, juive, juif, chrétienne, aviez-vous la foi avant, pendant et quid maintenant ?
- Avez-vous de la haine, avez-vous pardonné ?
La place de Dieu dans tout cela ?
Il m’a semblé qu’à la première question, trois réponses différentes ont été données, même si les trois semblent rejeter Dieu.
Joseph Weismann avait 11 ans quand il a été raflé et transféré au camp de Beaune la Rolande. Son aventure est racontée dans un livre (3) et une BD (4) parue dernièrement. Ses parents, raflés avec lui, ont été immédiatement déportés, lui a réussi à s’évader avant la déportation en Allemagne : de tous les enfants qui étaient restés dans ce camp, aucun n’est revenu. À la question sur Dieu, il n’a qu’un cri, véhément : « Je suis athée, Dieu n’existe pas, c’est une invention des hommes ».
Julia Wallach, elle, a été dénoncée par des voisins, elle est revenue seule. Le titre de son livre, Dieu était en vacances, s’explique un peu comme une boutade répondue à des collégiens lors d’une conférence. Devant cette horreur qu’elle a vécue, elle ne peut croire en Dieu, elle n’y a jamais cru d’ailleurs, ce qui n’empêchait pas certaines pratiques juives. De plus les souffrances ne l’ont pas épargnée ensuite avec le décès de sa fille ; à partir de là elle n’a même plus pu célébrer le shabbat. Elle se dit athée, et en même temps on ressentait une haine de ce Dieu qui aurait accompagné l’histoire du peuple juif et qui finalement n’existait pas...
Jacqueline Fleury-Marié (5), elle, était catholique quand elle a été arrêtée. Elle était dans la Résistance et c’est à ce titre qu’elle a été envoyée à Ravensbrück. Elle a épousé un homme profondément catholique. Mais à la question de Dieu, elle ne peut répondre, car « il était absent ». Je dirais qu’elle ne peut plus y croire. Sa réponse est qu’elle croit en l’amitié, que là est le sens de sa vie.
Les deux femmes principalement (Joseph Weismann était un peu en retrait pendant cette émission, il n’avait pas été en Allemagne) ont énormément insisté sur la solidarité dans le camp, l’amitié profonde qu’elles ont vécue avec les autres déportées. Et aussi le désir de vie et de bonheur. Pour elles deux l’expérience de cette amitié, de cette solidarité, sont un fait très marquant qui a illuminé leurs vies. Elles croient à l’amour, ont vécu toute leur vie chacune avec un mari et des enfants qu’elles adoraient, elles affirment qu’elles ont été heureuses et le sont encore. Les trois ont fait cette expérience de la valeur de la Vie. Julia Wallach a eu des mots très forts sur ce sujet : elle voulait vivre, et elle le veut encore. La Vie a été la valeur qui l’a conduite jusqu’à maintenant.
Leur témoignage renforce l’idée, développée par Hans Jonas (6), que si Dieu existe (savoir ce que signifie ce terme d’exister accolé au concept de Dieu ? et d’ailleurs Jonas ne parle que de « concept » sans se prononcer plus loin), il ne peut être que bon, et donc il n’est pas tout-puissant, puisqu’il n’est pas intervenu. Mieux, en créant le monde, il a pris le risque de la confrontation à autre que lui, à une opposition, au mal. Dans sa volonté de partager son amour avec autre que lui il a dû perdre le pouvoir absolu qu’on lui prête, le pouvoir d’intervenir dans le monde. Joseph Weismann et Julia Wallach n’ont pas voulu suivre ce chemin indiqué par Jonas, Jacqueline Fleury-Marié semble avoir fait un pas de côté en remplaçant Dieu par l’amour entre les hommes. N’est-ce pas une possible définition de Dieu qu’on puisse donner ? Mais est-elle suffisante ? L’amour entre les hommes n’est-il pas participant d’un Amour autre ? Questions ouvertes, à méditer…
Peut-être – on peut toujours spéculer – la divergence entre cette dernière et les deux autres qui se proclament athées, est-elle enracinée dans leurs situations respectives. Nous pensons à partir de ce que nous sommes, de ce que nous avons vécu et ce que nous vivons.
J. Fleury était résistante. Elle a vécu les mêmes humiliations et le même effort de déshumanisation que J. Wallach, mais c’est comme opposante, en guerre, qu’elle a été ainsi traitée. Elle savait d’où elle venait et payait les risques qu’elle avait pris pour défendre son pays, ses valeurs, etc. Les deux autres ont été arrêtés seulement parce qu’ils étaient juifs, arrêtés pour ce qu’ils étaient.
J. Wallach exprime bien la sidération que cela procure. Leur être était interdit, nié. Ils n’étaient pas des opposants de la Résistance (bien sûr les Juifs étaient opposants, J. Wallach a bien affirmé qu’elle résistait à tout instant !), mais ce qu’ils étaient au plus profond d’eux-mêmes leur était interdit, ils n’avaient pas droit de cité parmi les hommes.
Quand on y réfléchit, là se trouve l’horreur, le reste n’est que la conséquence. Alors, à quoi se raccrocher ? Et justement le Dieu de l’histoire, de leur histoire de peuple choisi, « était en vacances ». L’absence de Dieu dans les camps, dans tous les lieux ou les temps où les Juifs étaient alors pourchassés pour être détruits (cela n’avait rien à voir avec tous les pogroms qu’ils ont subis pendant des siècles car cette fois-ci il s’agissait d’anéantissement, d’exclusion de la Terre), cette absence était insupportable, incompréhensible pour le peuple qui était accompagné par Dieu depuis quatre millénaires. À la fois cela menait à nier son existence, et à le haïr. On peut comprendre.
Quant aux chrétiens, ils n’ont pas la même expérience quotidienne de cet accompagnement de Dieu dans toute leur histoire (surtout parce qu’ils en sont ignorants !), ils n’étaient pas pourchassés pour ce qu’ils étaient, mais pour ce qu’ils faisaient. Cela ne déstabilise pas. Enfin leur foi leur dit que justement ce Dieu a perdu toute puissance en affrontant le mal comme homme, en mourant sur la Croix, et que cette mort n’est pas terminée. Cela ne répond pas à toutes les questions qu’on peut se poser, mais c’est un début de cheminement possible. La réponse par l’amitié profonde entre les hommes est un cheminement, il semble.
La haine des ennemis et le pardon possible ?
À la seconde question, les réponses aussi ont été divergentes. J. Wallach et J. Weismann ont exprimé nettement leur haine qui les habitait pendant ces événements. « Ni oubli, ni pardon » s’exclame J. Wallach. Et ils ont ajouté que c’est toujours d’actualité. La plus véhémente a probablement été J. Wallach qui dit haïr encore les Allemands (pas seulement les Nazis), qui ont enfanté cette horreur. On peut remarquer que pendant son internement, elle a servi des Allemands, elle n’a pas été confrontée seulement aux SS qui les gardaient, ceci peut expliquer « l’ouverture » de sa haine à tout le peuple. J. Fleury, encore une fois, semble plus apaisée. Elle n’a pas évoqué de haine actuelle...
Évidemment après de tels propos, la question du pardon était un peu surréaliste. « Le pardon, jamais » ont proclamé J. Wallach et J. Weissmann. Quant à J. Fleury, elle a laissé entendre que l’on pouvait dépasser ce que l’on a subi soi-même, mais pas de pardon pour ce qu’elle a vu subir par sa mère ou par les enfants du camp. Mais manifestement elle ne désirait pas préciser, elle est restée évasive. Sur cette question encore une fois, il semble que la situation de chacun et chacune, son histoire, ses racines, les raisons de leur internement sont une partie de l’explication des divergences entre eux.
Reste pour nous la question double : la haine des ennemis et le pardon possible. D’abord, il faut être clair, le pardon ne peut pas dispenser de la justice. Sans justice, pas de possibilité de pardon véritable. Après nous pensons qu’on ne peut exiger le pardon de personne. Il n’existe pas d’exigence morale de pardon. Pardonner, c’est donner de façon intensive (« per » est un préfixe intensif, « donner » est entre autres le fait de renoncer à des biens – matériels ou non, peu importe –, s’en dessaisir pour les offrir à un autre), nul n’y est tenu. Pardonner, c’est renoncer à ce que la justice pourrait exiger pour redonner vie à l’autre (mais encore faut-il que justice ait été rendue).
Mais sans pardon, la vie ne reste-t-elle pas bloquée, celle des bourreaux qui sont enfermés dans leur monstruosité, celle des victimes qui restent dans leur souffrance, celle de la société qui ne peut plus avancer ? On a l’exemple de ce qui s’est passé en Afrique du Sud avec Nelson Mandela, on peut aussi citer les prises de position de Vaclav Havel en Tchécoslovaquie après la chute du régime communiste (7). Mais Mandela avait été personnellement victime, de même que Havel, cela les rendait légitimes pour demander à leurs peuples de rentrer dans un processus de pardon qui, seul, pouvait redonner vie aux bourreaux. Heureux ceux qui peuvent pardonner. Je me souviens du témoignage d’une dame Ivoirienne dont le fils avait été assassiné. Elle s’était adressée quelques années plus tard à l’assassin qui était emprisonné. « Je n’ai plus de haine contre toi, disait-elle, je l’ai dépassée, je ne te veux pas de mal. Mais je n’arrive pas à pardonner, j’espère pouvoir le faire dans l’autre monde ».
Quant aux chrétiens, c’est leur suivi du Christ qui les appelle à pardonner (et pas leur morale).
Nous terminerons avec ces quelques mots de François Cheng que nous citions à propos de Pâques : Le Christ « s'est laissé clouer sur la croix pour montrer au monde que l'amour absolu est possible, un amour "fort comme la mort", et même plus fort qu'elle, capable de dire de ses propres bourreaux : "Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font." Ces paroles adressées à Dieu s'adressent à nous aussi, nous appelant à participer au pardon divin, à unir le devenir humain au devenir divin [… ] Avec lui, la mort n'est plus seulement la preuve de l'absolu de la vie mais celle de l'absolu de l'amour. Avec lui, la mort change de nature et de dimension : elle devient l'ouverture par où passe l'infini souffle de la transfiguration"».
Ces mots nous responsabilisent, nous chrétiens, ils ne peuvent en aucun cas s’imposer à ceux qui ont subi la souffrance, leur liberté doit rester entière.
Marc Durand
Nota – À la fin de l’émission, les deux femmes ont évoqué les horreurs de l’Armée Rouge par laquelle elles ont été libérées et, heureusement pour elles, vite récupérées par les Américains. Et elles évoquent l’Ukraine qui subit cette Armée Rouge qu’elles ont vue à l’œuvre, Ukraine que l’on veut exterminer, le terme revient au-devant de la scène. En 80 ans, remarque J. Fleury, on ne semble pas avoir progressé (ce qui ne signifie pas que ce qui se passe en Ukraine soit du même ordre : les Ukrainiens sont niés en tant que peuple, pas en tant que personnes).
1- L’émission reste visible sur le site de France-Télévision : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/la-grande-librairie-saison-14/3356794-emission-du-mercredi-27-avril-2022.html
2 - Julia Wallach, Dieu était en vacances, Grasset, 2021.
3 - Joseph Weismann, Après la rafle, Michel Lafon, 2013.
4 - Arnaud Delalande et Laurent Bidot avec Joseph Weismann, Après la rafle, Les Arènes, 2022.
5 - Jacqueline Fleury-Marié, « Résistante », Calmann Lévy, 2019.
6 - Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, Payot & Rivages, 1994.
7 - Le système d’apartheid ou les exactions communistes ne sont pas comparables à la Shoah, mais ils posent aussi la question de la haine et du pardon.