Que dit la modernité au catholicisme ?
Imaginer l’avenir de l’Église comme la transmission d’un héritage désiré – rapport au monde, doctrine, structures de gouvernement, rites – serait se tromper lourdement sur l’ampleur de la rupture de la modernité avec le catholicisme romain. Ceux qui pensent qu’il suffit de réparer le toit de la maison pour faire advenir une Église d’après se trompent. Cet héritage n’intéresse pas, même sous le régime du bénéfice d’inventaire.
Le sol sur lequel désespérément nous cherchons à rebâtir s’est dérobé. Le face à face entre la modernité et le catholicisme qui verrait la victoire de ce dernier dont rêvent identitaires et confessants est une illusion. Il interdit de voir le monde tel qu’il est, advient et de se demander courageusement quelle parole qui ouvre nos univers finis pourrait retenir. Il ferait à terme de l’Église une secte.
C’est de cette rupture donc qu’il nous faut parler avec lucidité et tenter de voir ce qu’elle nous dit, le défi qu’elle représente, le dépassement qu’elle demande, l’exigence qu’elle porte, le risque qu’elle ouvre.
Il sera alors opportun quand nous aurons fait le deuil de nos certitudes et vérités comme de nos entreprises de nouvelle évangélisation imaginées sous le mode du choc et de la reconquête, de voir comment ce catholicisme peut éventuellement s’inscrire dans la dynamique de cette modernité, de ses aspirations, mais aussi des tragédies qu’elle connaît.
Ceci déborde les offres miséricordieuses et écologiques que l’on voudrait voir comme planches de salut pour le catholicisme. Comme s’il suffisait de reverdir l’Église pour que son avenir s’inscrive de nouveau sur l’horizon. Comme s’il suffisait d’adopter une posture aimable pour faire oublier des positions doctrinales rejetées. Et regardées comme passéistes quand ce n’est pas réactionnaires.
Comment se projeter au-delà du présent, se donner les moyens de comprendre ce qu’est et ce que veut cette modernité, d’où elle vient et où il veut aller, y compris dans ses paradoxes, ses contradictions ?
Il faut d’abord pour la comprendre se départir d’une lecture forcément négative de cette modernité. Il faut accepter de nous positionner autrement que comme naturellement contempteur et censeur de cette modernité. Il faut renoncer à dire seul le vrai, le bon, le juste. Il faut accepter de ne plus vouloir seul définir l’homme, la vie bonne, nous comporter comme si nous étions propriétaire exclusif de l’humanisme, de ce qui nous fait plus humains, des chemins humanisant. Il faut accepter un dialogue interéthique, un dialogue interhumaniste. Les catholiques ne sont pas seuls « fils de la lumière », « fils du jour ».
Que dit la modernité démocratique avec ses libertés quand elle se déploie ici ou ailleurs ?
Apparemment qu’elle est fatiguée d’un Dieu métaphysique, d’un Dieu transcendant qui de son Olympe décide pour l’homme de ce qui est humain et de ce qui ne l’est pas et aurait confié à une institution religieuse de définir le cahier des charges à suivre pour ne pas sombrer dans la barbarie.
Quelle image de Dieu de fait donnons-nous de lui quand nous le définissons comme l’architecte d’un plan qu’il nous reviendrait de mettre en œuvre, quand nous le présentons comme le concepteur d’une loi et de normes auxquelles il nous faudrait nous soumettre ? Comment peut-on imaginer qu’une institution religieuse qui est une institution sociale et ne saurait se confondre avec le royaume de Dieu puisse prétendre connaître ce plan, en être le maître d’œuvre, le surveillant, le bras séculier ? Comment peut-on accepter qu’elle puisse vouloir se donner encore mission de contrôler les âmes et corps, ne pas vouloir renoncer à l’emprise qu’elle voudrait avoir sur l’intime, les mœurs ?
La modernité a tourné le dos à un Dieu envahissant, débordant, omniprésent dans notre histoire… insomnie et omnipotents… à un Dieu qui sait tout, voit tout, tout puissant et souverain, qui veut que chacun dépende de lui, lui soit soumis, engage une relation qui a quelque chose d’obligé, suggère que l’homme n’existe pas en lui-même, mais seulement à travers lui, à cause de lui et pour lui…
Ce Dieu-là non seulement ne lui manque pas, mais il est mis hors-jeu, rejeté.
La modernité veut l’homme libre, autonome, responsable de son destin, créateur, capable de construire son existence, de s’inventer lui-même, d’advenir.
Pour elle vivre sans ce Dieu est possible, désirable et libérateur.
Vivre sans ce Dieu n’aboutit pas à vivre inhumain, à déserter notre humanité, mais à vivre plus humain, libéré du poids d’une transcendance aliénante, et lourd fardeau.
Vivre hors de ce Dieu-là, sans référence à ce Dieu-là n’effraye pas, n’effraye plus. Mais hier l’Église agitait l’enfer et les flammes, et aujourd’hui croit pouvoir encore s’autoriser à annoncer un enfer du monde, un délitement, une décadence, une fin de civilisation sans vouloir voir que ce discours apocalyptique nourrit les populismes et prépare les affrontements.
L’homme veut voir son avenir sans ce Dieu et ne croit pas qu’il sera moins homme sans ce Dieu. Serait-ce vraiment une ambition déraisonnable ? Ce projet serait-il contraire au message libérateur de Jésus de Nazareth ?
Nous arrivons au bout d’un long chemin dont on pourrait faire l’histoire. Il nous faut avoir le courage et l’audace d’entrer en dialogue avec cette modernité.
Comment se départir de tout ce qui empêche Dieu de venir à l’homme, comment laisser parler la nouveauté de l’incarnation ? Quel bénéfice l’homme de la modernité peut-il attendre d’un dieu qui ne veut pas qu’on lui soit soumis, d’un dieu dont la transcendance s’incarne dans sa chair, son cheminement, son histoire, son désir, son vouloir vivre autonome, libre, créateur ?
Comment parler de ce Dieu qui a de commun avec l’homme qu’il s’est fait homme et veut se laisser étonner par l’homme ?
Comment l’homme moderne peut-il entrer debout, dans une histoire qui se poursuit et qui veut que l’homme soit pleinement homme parce que Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ?
Dieu n’est pleinement Dieu que dans son humanisation. L’homme n’est pleinement l’homme que dans sa déification.
Le monde moderne ne nous indiquerait–il pas qu’il nous faut vivre déjà déifiés dans notre chair, dans nos actes ? À être Dieu, à devenir Dieu avec nos histoires de vie, dans les contingences et l’histoire ?
Ne nous dit-il pas que l’Église n’a d’autre raison d’être que de réconcilier, pacifier, rendre confiance, ouvrir les destins au lieu d’accabler an nom d’un Dieu lointain, jaloux, prêt à tous les bras de force ?
Peut-on espérer que le catholicisme accepte un jour, bousculé par la modernité, de se vivre et présenter comme une incarnation d’un Jésus qui ne s’est pas abandonné au désespoir, au pouvoir de la mort, à la finitude, les a dépassés pour donner condition divine à l’homme, inscrire aussi l’homme de la modernité, de l’autonomie, de la liberté, de l’humanisme séculier dans l’éternité.
En deux mots comme en un : la modernité peut-elle transformer le catholicisme ? Le catholicisme peut-il habiter la modernité ? Peut-il quitter le Sinaï et les Tables de la loi pour devenir proche d’un homme qui soit vu non pas pas d’abord comme pêcheur, déchu, dévoyé, mais un être qui veut inventer sa vie déifiée, divinisée ? L’Église catholique romaine ne pourrait-elle enfin devenir bienveillante, hospitalière envers la modernité ? Son avenir dépend sans doute de cette révolution.
Patrice Dunois-Canette