École et démocratie

Publié le par Garrigues et Sentiers

École et démocratie

Philippe Meirieu a publié récemment un livre dans lequel il développe ses idées sur l’éducation par l’École qui devrait assurer une éducation à la démocratie (1). Nous reprenons ses idées pour essayer d’un peu creuser cette question.

Tout d’abord nous pouvons nous interroger sur ce qu’évoque pour nous l’idée de démocratie, sur ce qui peut la freiner ou au contraire la développer. Dans son livre De la pédagogie » (Odile Jacob, 1997) Jean Piaget écrit : « Que chacun, sans sortir de son point de vue, et sans chercher à supprimer les croyances et sentiments qui font de lui un homme en chair et en os, attaché à une portion bien délimitée et bien vivante de l’univers, apprenne à se situer parmi l’ensemble des autres hommes. Que chacun tienne ainsi à sa perspective propre, comme à la seule qu’il connaisse de l’intérieur mais comprenne l’existence des autres perspectives ; que chacun comprenne surtout que la vérité, en toutes choses, ne se rencontre jamais toute faite, mais s’élabore péniblement, grâce à la coordination même de ces perspectives. » On a là un ensemble de conditions nécessaires à la démocratie : ouverture aux perspectives des autres sans renoncer à sa propre pensée, sans s’obnubiler sur « sa » vérité qui n’est « jamais toute faite ».

C’est par l’éducation des générations montantes que, peut-être, nous pourrions redonner vie à une démocratie qui semble se déliter. Nelson Mandela disait que « l’éducation est l’arme la plus puissante pour transformer le monde », n’avait-il pas raison ? C’est en aidant les enfants à devenir des hommes (et des femmes, bien sûr !) véritables qu’ils pourront dépasser les fermentations des peuples en s’opposant aux abus de pouvoirs, que ce soit de la part des puissants ou de celle des masses. À nous de permettre à nos enfants de trouver les moyens de développer la démocratie, de réenchanter le monde. L’École devrait devenir le lieu de la formation de citoyens capables de penser par eux-mêmes et de construire un monde solidaire. Et on ne peut se contenter de juxtaposer des individus à qui on aura appris à penser librement, il faut encore les inciter à faire vivre les institutions démocratiques, à les habiter.

 

Alors que peut être l’éducation donnée par l’École qui corresponde à notre désir de démocratie ?

La finalité de l’École n’est pas seulement d’apprendre, mais d’apprendre ensemble, de partager les savoirs au sein de collectifs solidaires. Les élèves doivent tout attendre de la solidarité librement organisée et de leur rationalité, sans attendre de privilèges qui garantiraient leur avenir. Par leur solidarité ils construiront alors un monde commun, au-delà de leurs propres intérêts du moment, ils s’intéresseront à l’avenir de la « Terre-Patrie ».

Pour construire le bien commun il est nécessaire de contrer les verticalités arbitraires imposées par des minorités et ainsi dégager une alliance entre tous. Apprendre à penser par soi-même, se libérer des emprises multiples pour s’associer librement avec les autres, avec lesquels on peut avoir alors une confrontation sereine. Ne permettons pas à l’École de définir des dogmes qui permettent d’avoir un avis sur tout sans avoir examiné quoi que ce soit. Rappelons cette phrase de Delphine Horvilleur et Rachid Benzine dans leur livreLes mille et une façons d’être juif ou musulman (Seuil, 2017) : « La vérité n’est la propriété de personne : celui qui dit la posséder est prêt à détruire le monde à coups de certitude ». Un des enjeux de l’éducation est, au-delà d’apprendre à penser par soi-même, d’apprendre à penser contre soi-même.

Ce travail éducatif est difficile, long, parfois décourageant. N’attendons pas des résultats immédiats comme il est demandé aux élèves de savoir immédiatement tout ce qu’on leur a appris. Pensons aux multiples contrôles imposés par les autorités – classement PISA oblige ! – qui empêchent les professeurs d’avancer au rythme de leurs élèves. Dans une interview à la revue Droits et Liberté (juin 2021), Philippe Meirieu disait : « Nous assistons […] à une homogénéisation technocratique du système scolaire et à sa fragmentation libérale : on homogénéise par des évaluations systématiques permanentes et des injonctions didactiques autoritaires [...] pour pouvoir mieux comparer les performances obtenues dans chaque segment du système. C’est tout l’inverse du projet de l’école républicaine, initié par Jules Ferry et Ferdinand Buisson. » L’éducation est un long processus dans lequel il faut s’investir et prendre le temps de progresser. Et de même l’enfant doit comprendre qu’il faut du temps pour réussir, ne pas s’imposer d’« avoir le résultat » immédiatement, et ainsi trouver la joie de comprendre.

Les enfants sont tous différents, mais cela présente aussi un écueil. Ne les enfermons pas dans leurs différences, chacun peut évoluer, changer, on peut l’aider à différer, justement, de ce qu’il est dans l’instant. Philippe Meirieu cite J.H. Pestalozzi, un des pionniers de la pédagogie moderne se voulant disciple de Rousseau : « “Devenir ce que l’on est” reste finalement l’idéal d’un objet et non d’un humain. S’humaniser, c’est devenir différent de ce dont on a hérité, c’est échapper à l’enkystement dans le donné, se projeter et s’inventer dans un avenir qui n’est pas écrit, c’est “faire œuvre de soi-même”. » En termes plus modernes, rejetons l’essentialisme qui fige chacun dans un état dont il ne pourrait pas sortir.

Mais en même temps luttons contre l’uniformisation, tous devant entrer dans le même moule. L’École est le lieu de rencontre de l’altérité, et non de la formation des « meilleurs » que s’arracheront les « Grandes Écoles ». Sinon elle faillit dans sa mission d’instituer du commun, et donc de la démocratie. Il n’y a pas de « premiers de cordée » dans l’École. La société pousse chacun à appartenir à son clan qui procure sécurité et identité, l’École doit lutter contre cette dérive, ouvrir à l’altérité et en montrer l’intérêt.

Malheureusement, à rebours des efforts des pédagogues se battant pour la mixité sociale, les pouvoirs politiques et autres n’ont eu de cesse de laisser se constituer des ghettos (de riches comme de pauvres, Neuilly et La Courneuve). Ils n’ont pas voulu s’opposer à tous les systèmes permettant, par le jeu de dérogations à la carte scolaire, par le jeu de choix de filières, d’éviter cette mixité et de séparer les « bons » établissements des « médiocres ». Ils ont ainsi appris aux enfants qu’ils seront d’autant plus récompensés qu’ils refuseront l’altérité, qu’ils acquerront des savoirs tout faits, prédigérés, pour eux, contre les autres. L’École a un rôle très important à jouer pour contrer cette dérive, c’est en cela qu’elle peut encore aider à construire une vraie démocratie.

Marc Durand

(1) Philippe Meirieu, Ce que l’École peut encore pour la Démocratie, Autrement – Flammarion, Paris, 2020.

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L
Une remarquable analyse.<br /> « Nous assistons […] à une homogénéisation technocratique du système scolaire et à sa fragmentation libérale : on homogénéise par des évaluations systématiques permanentes et des injonctions didactiques autoritaires [...] pour pouvoir mieux comparer les performances obtenues dans chaque segment du système. C’est tout l’inverse du projet de l’école républicaine(...). ».<br /> Eh oui, la performance et son "évaluation" individuelle sont un poison. Utilisé en première intention par la religion du marché et de la concurrence. Alors que dans une société démocratique, et dans une économie moderne, cette performance - si l'on tien à retenir ce mot - est toujours collective. <br /> Ainsi est-ce une équipe de chercheurs qui mérite le Nobel, et non un savant isolé à l'ancienne. Un cinéaste de génie ne réalisera pas un chef d'œuvre du 7 ème art s'il ne met pas en scène des comédiens qui s'élèvent au sublime, et sans une équipe technique notamment de l'image et du son, du montage, qui donne mieux que le meilleur d'elle-même.<br /> Petite illustration de ce commentaire. A la fin de ma carrière professionnelle, dans un service public qui était à la fois une institution culturelle et un grand média d'information, arrivèrent des dirigeants issus de grands écoles de commerce - et pires, pour certains, conjointement de l'ENA (autrement dit, associant les certitudes du genre néolibéral et la conviction inentamable de leur infaillibilité).<br /> Ces dirigeants venaient tout formater en sorte que ce service public et cette institution soient dorénavant "gérés comma une entreprise". Et il était hors de doute qu'ils auraient appliqué la même dogmatique à l'Opéra de Paris, à la Comédie française, au Musé du Louvre ou à la BNF.. De même, bien entendu, que dans tout CHU tombant entre leurs mains ...<br /> Très vite le DRH nouvel arrivé - et acteur clé de cette rééducation - fit donner lecture au comité d'entreprise, où je siégeais en tant que membre suppléant, d'une sorte de déclaration de politique générale.<br /> Déclaration qui se concluait sur la proclamation qui résumait la nouvelle philosophie managériale désormais consacrée : "IL S'AGIT DE CONDUIRE LES SALARIES A L'EXCELLENCE".<br /> Faut-il évoquer le "trop c'est trop", et les réactions qui en découlent ?<br /> En tout cas, à ce stade, j'interrompis la collaboratrice du DRH qui, aux côtés de celui-ci, lisait l'évangile pour l'audition respectueuse duquel nous étions convoqués.<br /> Par cette interrogation où je mis toute la résolution d'opposition et de contestation dont je disposais sur le moment : "PORTER A L'EXCELLENCE, ET POURQUOI PAS, PENDANT QUE VOUS ETES, A L'HEROISME OU A LA SAINTETE ?.".<br /> Le DRH convint que la formulation de son texte, en sa conclusion, pouvait paraître un peu excessive.<br /> Cette concession de forme fut sans lendemain.
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