Pas de liberté pour les ennemis de la fraternité
On connaît la phrase célèbre de Saint-Just, l’archange de la Révolution : pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Le patronyme d’un saint et le surnom d’une créature céleste, en voilà beaucoup pour un pourfendeur de la superstition. Mais ne peut-on y voir le symbole d’une volonté révolutionnaire de remplacer un sacré par un autre, et donc de préserver précieusement, avec les meilleures intentions du monde, ce que les deux dogmatismes ont de pire, et qui les ont conduits respectivement aux autodafés et au rasoir national que le Père Duchêne appelait – tiens donc – la Sainte Guillotine ?
Bien d’autres ont dû se le demander avant moi : la trinité révolutionnaire qui sert de devise à la France n’a-t-elle pas gardé la trace de celle qu’elle espérait supplanter ? Le Père pour qui il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme proclame l’absolue égalité de tous ses enfants, car à en croire saint Paul « prosôpolêpsía ouk éstin par’autô », littéralement il ne trie pas les faciès. Le Fils qui proclame la loi d’amour comme le commandement qui résume tous les autres s’est fait le frère de tout être humain, et a voulu que l’accès au Père ne puisse passer que par lui en tant que garant de cette fraternité universelle. L’Esprit qui souffle où il veut et qu’on aperçoit soudain là où on l’attendait si peu n’est-il pas constitué de l’étoffe même de cette liberté qui affranchit de l’asservissement à tout dogmatisme ?
Liberté, Liberté chérie, proclamaient récemment les affiches d’une candidate plutôt réputée pour ses préconisations musclées. « Because I’m worth it », claironnait insolemment dans la langue suprême du pouvoir universel le slogan des produits de beauté L’Oréal, une démarche assumée d’ailleurs par sa créatrice comme féministe. C’est parce que je le vaux bien que je me débride de toute contrainte, fût-ce celle du devoir moral ou de la loi démocratique, et que je mesure le politique à l’aune de mes désirs et de mes intérêts. Shocking, certes. Quoi de plus naturel pourtant ? Et à feindre d’ignorer ces motivations, ne risque-t-on pas de faire l’archange, et donc, si on en croit Pascal, finir par faire l’archi-bête ?
Eh oui, ce n’est pas glorieux de plonger les mains dans le cambouis de l’incarné. Cela demande beaucoup d’abnégation et d’humilité, et on s’y engage avec toutes les tares de notre espèce, mais aussi avec ce qu’elle a de meilleur. Les calculs, les mensonges, les postures, les palinodies sont le pain quotidien des politiques, mais qui le leur fait manger, sinon l’inconsistance, la versatilité, la boursouflure vaniteuse, la brutalité, l’égoïsme de tant de ceux qui consentent à leur faire l’aumône d’un bulletin de vote, quand ils ne se font pas une gloire de piétiner leur devoir civique ? Et quel miracle qu’il se trouve encore des téméraires assez héroïques ou assez inconscients pour s’aventurer dans cette jungle et y persévérer sans y sacrifier leur idéal !
C’est peut-être là que se trouve le plus grand danger de la fragilité démocratique, car nous-autres démocraties, nous devrions savoir que nous sommes mortelles, l’histoire ne nous le dit que trop. Et quelle voix, dans le tohu-bohu des tribunes, des médias, des réseaux, des explosions de colère désarticulées, se fait l’avocat de la si vitale préservation de cette inestimable et coûteuse conquête, quand il est si bien porté de la clouer sans relâche au pilori sous prétexte de la rendre enfin immaculée et digne de nos précieux égos ?
Marianne n’est plus, et n’a jamais été que dans l’imaginaire des exaltés, cette sculpturale figure qui libère et nourrit le peuple de son sein généreusement dénudé. Elle ressemble plus à l’humble ouvrière qui ravaude inlassablement la tapisserie de Pénélope que lacère sans cesse la guerre de tous contre tous. Quelle boussole alors proposer ? La seule à qui nous puissions faire confiance, celle de l’Évangile. Dans la Trinité qui s’y embryonne, bien loin des corsets théologiques dont on l’a plus tard fagotée, ce ne sont pas trois abstractions qui s’entrechoquent, mais trois personnes qui sont unies par l’amour. On n’y propose pas trois dieux fatalement antagonistes auxquels on sacrifierait alternativement selon son intérêt ou sa fantaisie du moment, mais l’unique qui ne se révèle et ne se rejoint que par l’amour.
Nous ne mettrons pas le Royaume dans la République, car il n’est pas de ce monde ; mais notre mission est d’y importer son image le temps de notre séjour en tant que exsules filii Hevae, enfants d’Ève en exil comme le chante le Salve Regina, car le train du monde fait de nous des exilés perpétuels de l’amour que nous ne pouvons incarner que de façon bancale et intermittente. Nous ne mettrons pas la démocratie dans l’Église universelle des chrétiens, car elle n’est ni un dêmós – littéralement ceux qui se partagent des territoires – ni une -cratie, un pouvoir, car si on y est appelé à une obéissance, c’est au sens originel latin du composé ob-audire : on y tend l’oreille, car le nouvel Israël y écoute une parole comme le premier s’y engage dans le Shema Israël. Nous n’y mettrons pas la République, car l’Église n’est pas ce qui doit forcément être commun à tous dans une nation ou une utopie de gouvernance universelle : elle appartient à ceux-là seuls qui l’ont choisie, selon la loi de l’amour. Si elle s’ouvre à tous, et si elle veut les compellere intrare, les presser d’entrer au festin du Royaume, c’est par l’appel insistant de sa parole comme l’a fait Jésus, et jamais par la contrainte comme ses bergers dévoyés l’ont si souvent voulu.
Dans la nécessaire césure qui met le domaine de César à part de celui de Dieu, la version laïque de l’amour, la fraternité, ne peut être à nos yeux l’égale de ses deux autres compagnes dans la devise républicaine. Compromis dans le monde comme le veut l’incarnation, nous devons en partager les faiblesses avec humilité et compassion, car ce sont aussi les nôtres. Mais nous ne pouvons laisser piétiner les victimes de ceux qui sacrifient la fraternité pour y faire triompher leurs égos. Les ennemis de la fraternité ne méritent pas la liberté.
Alain Barthélemy-Vigouroux