L’abstention au second tour de la présidentielle, une dernière chance offerte à une autre démocratie d'apparaître ?
Nous avons mis en ligne la semaine dernière notre Dossier participatif n° 40, La démocratie en question(s) en faisant appel à vos contributions pour que vous le nourrissiez de vos propres questions.
Parce que l’élection présidentielle mobilisait alors tous les esprits, vos réactions ont porté pour l’instant, non sur ce dossier mais sur deux articles que nous avons publiés ensuite, Quoi qu’il en coûte, voter E. Macron au second tour et La prochaine fois, je voterai blanc. Toutes figurent en pied d’article, dans la rubrique des commentaires, à l’exception de ce long et dense commentaire que nous publions ci-dessous sous forme d’article afin d'en faciliter la lecture.
N'hésitez pas à le commenter à votre tour et, plus largement, à enrichir le débat que nous avons voulu ouvrir entre nous sur la démocratie en question(s). Il nous paraît plus essentiel que jamais.
G & S
Obligé par les demandes instantes de prise de position en faveur du vote Macron au deuxième tour de l'élection présidentielle, dont celle de nombreux organismes chrétiens, catholiques et protestants, et l’article Quoi qu’il en coûte, voter E. Macron au second tour de Garrigues et Sentiers, je vous communique cette réflexion.
L'usage d'un pseudonyme s'impose car nous sommes déjà dans une « démocrature » où la libre parole est théorique et où tout ce qu'on dit, surtout sur internet, peut être exploité pour vous anéantir. Ces précautions seront malheureusement de plus en plus nécessaires pour toute personne qui parle en son nom, sans le couvert d'une organisation. Et cela, que la candidate de l'extrême-droite soit élue, ce qui reste hautement improbable, ou que Macron soit reconduit, sans qu'on puisse dire quelle sera sa réaction en cas d'échec. Tous les soutiens irréfléchis, dont ceux de la "gauche de gouvernement", vont faire en sorte qu'il soit doté d'une très large majorité aux prochaines élections législatives, dans la suite d'une réélection triomphale ce dimanche 24. C'est elle que ces appels de chrétiens contribuent à susciter, en pensant avoir une influence sur son action, alors qu'au long de son premier mandat, il a bafoué toutes ses promesses aux courants populaires et de gauche qui ont eu l'inconscience de lui donner leurs voix, et il montré qu'il n'a que faire de toute opposition. Démocratiquement à vous.
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Après des décennies où la bible citoyenne, surtout à gauche, dénonçait l'abstention comme une lâcheté et une trahison, l'expérience des cinq dernières années a montré combien cette position, dans le contexte des élections présidentielles françaises, était politiquement néfaste. Aboutissant à un déluge de voix, dont un grand nombre à juste raison opposées, en faveur du président élu, elle aplatit la distinction, fondamentale en démocratie, des pouvoirs. Car elle incite à donner aux candidats parlementaires de la « majorité présidentielle » un avantage considérable qui lamine le pouvoir législatif, celui de l'assemblée nationale, donne un pouvoir écrasant à l'exécutif, mine l'indépendance du pouvoir judiciaire puisqu'il dépend par bien des biais de ce que veut bien lui accorder l'assemblée nationale. De ce fait, le président devient un monarque absolu constitutionnel pour cinq ans. L'expérience des cinq dernières années devrait pourtant être comprise.
Le programme de 2017 du candidat Macron pouvait encore être admis au bénéfice du doute, avec ses « en même temps » hypocrites. Le résultat du quinquennat passé est par contre accablant, et ne permet plus le bénéfice du doute. Car de l'« en même temps » n'ont été appliquées que les dispositions en faveur des grandes entreprises, dont les bénéfices ont cru de manière vertigineuse, des hyper-riches qui ont bénéficié d'une augmentation sans précédent des inégalités, de transferts encore jamais réalisés des ressources publiques de l'Etat en direction des entreprises privées et d'une répression de plus en plus violente des réactions populaires, en témoigne l'expérience des gilets jaunes.
Jamais les mouvements populaires n'ont eu autant de mal à s'exprimer alors que les fraudes et malversations des grandes entreprises, y compris l'évasion fiscale et la fraude aux cotisations sociales, n'ont jamais été aussi importantes, malgré les effets d'affiche. Attac a fait un état des lieux documenté et particulièrement accablant des promesses non tenues du président qui en fait de nouvelles en devenant à nouveau candidat (document « Les candidats de l'inégalité »). Quant à l'écologie, l'immobilisme climatique débouche uniquement sur un gigantesque projet de construction de centrales nucléaires, à la faveur d'une classification comme verte de l'énergie nucléaire selon les volontés des grandes entreprises qui les construisent.
Et sur la question des réfugiés et des migrants, les positions de la majorité présidentielle ont repris celles de l'extrême droite pour rendre de plus en plus inhumaines les conditions de vie des « mauvais » migrants (le cas de Calais est emblématique mais n'est pas unique). Les organisations de défense des droits humains ne peuvent s'empêcher de constater un « deux poids, deux mesures » dans l'accueil universellement célébré des réfugiés ukrainiens. Mais en ce domaine comme en beaucoup d'autres, les positions inspirées du Front National ne sont pas loin, avec un racisme anti-Noir et anti-Arabe à peine dissimulé. Ces réfugiés bien accueillis le sont quand même avec une certaine parcimonie, pour ne pas donner des idées à d'autres, sans doute. Sur tous ces points, une chose est claire : Macron, Le Pen, même combat.
Le plus grave est sans doute la défiance généralisée qui s'est ainsi développée dans la société. On n'a jamais autant parlé de « citoyenneté » alors même que le bien commun citoyen est constamment battu en brèche et détourné au profit d'intérêts privés, en de multiples domaines, y compris dans le domaine crucial de la santé, mis sur le devant de la scène publique à l'occasion de l'épidémie de Covid-19. L'hôpital public continue d'être démantelé et de fonctionner au-delà des limites des forces de ceux qui y travaillent. Alors même que les laboratoires pharmaceutiques engrangent des profits à la mesure des peurs générées par l'épidémie.
La peur de l'extrême droite, soigneusement entretenue par la majorité présidentielle et relayée par toute la gauche « de gouvernement » n'a pour but que de favoriser un mouvement de ralliement qui reconduira, aux élections législatives, les mêmes pleins pouvoirs législatifs qu'au président-sortant. Au-delà des sondages qui ont leur part dans la propagande électorale, mais dont cependant aucun ne donne la candidate d'extrême-droite comme élue, la condamnation de l'abstention au second tour de l'élection présidentielle témoigne d'arrière-pensées des ténors de cette gauche, de pouvoir être à nouveau appelés à faire partie d'un gouvernement macronien, comme l'a permis en son temps le ralliement de François Bayrou. L'immodestie d'un François Hollande, dont la responsabilité dans la situation politique actuelle devait l'inciter d'abord à se taire, cache difficilement des intentions de ce type.
Quand des jeunes dont beaucoup sont eux-mêmes des « ni-ni », au sens de « ni en formation, ni en situation d'emploi », proclament leur décision de ne voter ni pour l'un, ni pour l'autre des candidats-à la présidence, ils ne témoignent pas d'une imbécillité politique ni d'un déni de démocratie, comme le leur a reproché la candidate d'extrême-droite, avec l'expertise qu'on lui connaît dans l'exercice de la démocratie telle que la pratiquent ses amis Poutine et Orban, et d'une manière qui a frappé la jeunesse comme d'une gifle, dont elle devrait se souvenir. Cette jeunesse rappelle ce principe de séparation des pouvoirs dont veulent s'affranchir les deux candidats présidents, le président en place ayant fait passer un programme entièrement tourné vers les plus riches et les grandes entreprises, dans le mépris de ceux dont les conditions de vie deviennent de plus en plus difficiles. Le « ni-ni » au second tour de l'élection présidentielle doit être le point de départ d'un « ni-ni » qui devrait animer la campagne pour les élections législatives et les découpler ainsi de l'influence déterminante qu'a sur elles, depuis l'instauration du quinquennat, le poids du président élu.
Ce choix de l'abstention au deuxième tour de l'élection présidentielle résulte d'une analyse politique qui est celle de la majorité des électeurs de Jean-Luc Mélenchon au premier tour. Malheureusement, le rôle du candidat « providentiel » est presque obligé dans l'actuel système politique français, et Jean-Luc Mélenchon succombe à son attrait dans ce qui apparaît comme une faute politique majeure : appeler dès maintenant à voter pour lui « au troisième tour » de l'élection, en méprisant lui aussi la distinction des pouvoirs, et en invitant les électeurs à l'élire « Premier Ministre ». Ce qui est un moyen sûr de limiter l'audience des candidats aux élections législatives qu'il soutiendra.
Dans la situation d'impuissance démocratique où s'est mis en place de manière sournoise un autoritarisme nationaliste, véritable « démocrature » à la française sous l'égide du macronisme, dont la candidature d'extrême-droite est seulement une version plus explicite, l'abstention prend, pour ce deuxième tour de l'élection présidentielle, le sens d'une dernière chance offerte à une autre démocratie d'apparaître et de se construire, au-delà d'une gauche « caviar » aussi attachée à ses propres intérêts disparates que le pouvoir en place. Et espérant toujours y revenir dans les mêmes conditions, ce à quoi elle ne peut croire qu'en rêve.
Kenneth Bose