La Bible, une littérature de crise et d’espérance

Publié le par Garrigues et Sentiers

Avec l’aimable autorisation des Semaines sociales de France et de l’autrice, nous reproduisons l’intervention de Béatrice Oiry, professeur d'exégèse biblique à l'institut catholique de Paris, lors de la 95e session des Semaines Sociales de France « Osons rêver l'avenir – Prendre soin des Hommes et de la terre » qui s’est déroulée du 26 au 28 novembre 2021, en ligne et simultanément au Palais des Congrès de Versailles.

L’intervention de Béatrice Oiry s’inscrivait dans le thème de la matinée du samedi 27, « Le christianisme, une boussole pour l'avenir ? » dont a également traité Monique Baujard, chargée d'enseignement à l'Institut catholique de Paris (ICP)

Vous pourrez découvrir prochainement son intervention sur la chaine youtube des Semaines sociales de France (https://www.youtube.com/channel/UCSCgqH8FNveHJ1CwqiWAbIA)

G & S

Les textes bibliques offrent-ils des ressources pour nous orienter face à l’avenir ? Oui, et plus que jamais, me semble-t-il, pour une raison simple : ils sont familiers des situations de crise. On pourrait dire que la Bible est tout entière une littérature de crise (1). Ou plus encore, une littérature de crises traversées. Les textes bibliques ne sont pas des textes écrits sur le vif. Ils sont le fruit d’écritures rétrospectives, longuement mûries, à distance des événements rapportés – et en particulier des événements dramatiques. Ils témoignent avec force de la réalité des épreuves, mais aussi, à posteriori, que ces épreuves ont été traversées. Et ils font souvent entendre quelle espérance a soutenu ces traversées. Crise et espérance, voilà sans doute deux réalités quasi indissociables dans l’expérience des auteurs des textes bibliques. Les crises y sont multiples, diverses et, avec elles, les nuances de l’espérance. Je souhaiterais simplement en évoquer deux qui dessinent les lignes de force de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Dans l’Ancien Testament, la crise majeure est celle de vivre sans pays : c’est l’épreuve du peuple errant au désert, ou plus tard des exilés à Babylone. C’est alors l’horizon d’une terre promise qui soutient l’espérance, l’horizon d’une terre où habiter dans la paix et la justice. Le Nouveau Testament quant à lui est tout entier issu du drame fondateur qu’est la passion de Jésus. Sa mort avait laissé ses disciples défaits, sans espérance. Que pouvaient-ils attendre ? Et voilà qu’ils sont témoins de l’inespéré : leur maître a traversé la mort. La résurrection de Jésus défie la raison humaine. Elle était non seulement inespérée, mais aussi inespérable. Elle constitue une sorte de rupture dans l’expérience commune du monde. Mais elle devient la pierre d’angle de l’espérance des chrétiens. Elle proclame que ni la haine ni la mort et leurs cortèges de drames n’ont le dernier mot. L’espérance d’une terre où habiter ensemble, l’espérance d’une vie plus forte que la violence et que la mort, voilà les deux « couleurs primaires » de l’espérance biblique. Elles se déploient en une palette de nuances au fil des crises et des renaissances. Elles demeurent, me semble-t-il, le « nord » de la boussole des chrétiens.

Portés par l’espérance, les exilés se sont remis en route vers Jérusalem et ils l’ont rebâtie ; portés par l’espérance, les disciples de Jésus ont quitté le Cénacle et sont partis sur les routes annoncer la bonne nouvelle. La crise vécue sur l’horizon de la promesse, voilà ce qui met en route, nous disent tant et tant de textes bibliques.

La crise que nous vivons aujourd’hui est globale et multidimensionnelle. Sur ce fond de gravité je voudrais proposer trois manières différentes de se tenir dans la crise, soutenu par l’espérance, de se mettre en route porté par un horizon qui parle de vie, de justice, de paix. Nous regarderons d’abord les premières pages de la Bible, ces mythes de commencement qui ouvrent le livre de la Genèse. Nous nous intéresserons en particulier à Noé, l’homme du déluge. La piste proposée sera celle de la justice. Puis, nous nous mettrons à l’école de la sagesse du quotidien, avec les paraboles dites du Règne dans les Évangiles. Nous y entendrons une invitation à accueillir aujourd’hui la puissance de Dieu à l’œuvre dans le monde. Enfin, nous écouterons un type de discours particulier que l’on appelle eschatologique, c’est-à-dire le discours qui porte sur la fin des temps. Nous l’écouterons dans sa version apocalyptique. Ce sera une invitation à espérer contre toute espérance.

Cultiver la justice, accueillir l’action de Dieu aujourd’hui, espérer envers et contre tout. Voici les étapes que je vous propose à travers mythes de commencement, paraboles du quotidien, discours sur la fin des temps. Une remarque encore : aucun de ces discours n’est historique, aucun ne rapporte des événements tels qu’ils se sont passés dans l’histoire ou tels qu’ils se passeront. Il y a des textes historiques dans la Bible, mais ceux dont nous allons parler ici font un pas de côté, pour nous aider à voir autrement, pour nous éveiller peut-être aux dimensions insoupçonnées, précieuses de ce que nous vivons déjà.

Noé, le seul juste

Commençons par le commencement ! Le livre de Genèse s’ouvre, on le sait, par un ensemble de mythes situés, précisément, au commencement. Ces récits ne sont pas des inventions du peuple d’Israël. Ils s’inscrivent dans toute une culture du Proche-Orient ancien. Depuis des siècles, on raconte en Mésopotamie des mythes qui vont d’une création à un déluge (2). La Génèse se glisse dans ce modèle narratif, mais elle l’emprunte et le déplace pour y introduire ses propres questions.

Les mythes bibliques, comme tous les mythes, sont profondément liés à l’expérience du monde et de la condition humaine de ceux qui les écrivent. Ils visent à répondre aux questions fondamentales que les humains se posent : « Comment se fait-il que notre monde est comme il est, que notre condition humaine est comme elle est ? » Le récit de ce qui s’est passé « au commencement » a pour fonction de l’expliquer. Les mythes babyloniens, les cousins aînés des mythes bibliques, s’interrogent sur la condition mortelle de l’humain. Pourquoi meurt-on ? Voilà la grande question qui met en route Gilgamesh, le roi d’Uruk, vers Utanapishtim, le Noé mésopotamien. Cet homme, qui a survécu au déluge, a reçu des dieux un statut d’immortel. Mais il est le seul. Pourquoi Gilgamesh doit-il mourir ? Pourquoi mourrons-nous ? Nous sommes mortels, raconte l’épopée, parce que Gilgamesh, qui avait trouvé une plante de vie, l’a perdue. Elle lui a été volée par… un serpent. Une plante de vie, un serpent qui s’en prend à elle. Le serpent, ici, est une figure qui fait signe vers la question fondamentale qui porte le mythe ; il est une sorte de problématisation narrative, si l’on peut dire, de la question de la mortalité.

La Genèse reprend le schéma narratif mésopotamien, elle en reprend des motifs, mais c’est une autre question qu’elle met au centre. À côté de l’arbre de vie, se trouve un autre arbre, un arbre qui n’apparait pas dans d’autres mythes, une particularité biblique : l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 2,9), autrement dit, l’arbre de l’éthique. La spécificité biblique, par rapport aux mythes dont elle s’inspire, consiste à mettre la question éthique, celle de l’agir juste, au centre de sa réflexion sur la condition humaine. Et c’est le respect de l’arbre de l’éthique qui garantit l’accès à l’arbre de la vie (Gn 2,16-17) ; autrement dit, c’est l’agir juste qui est le chemin de la vie.

On le sait, la collusion d’Adam et d’Eve avec le serpent menteur déclenche un processus de défiance, de jalousie et de violence qui va croissant. Le récit raconte comment la multiplication des humains sur la terre va de pair avec une multiplication de la violence. À tel point qu’après plusieurs générations, lorsque Dieu regarde sa création, il voit le strict inverse de ce qu’il a créé. Le récit de la création (Gn 1,1-2,4) est ponctué du refrain : « Et Dieu vit que cela était bon. » Il s’achève par l’invitation faite aux humains de se multiplier sur la terre (Gn 1,28). Mais voilà que, quelques générations plus tard, le constat est là : « Le Seigneur vit que le mal de l'homme se multipliait sur la terre » (Gn 6,5). Le texte insiste sur le renversement. Si l’on traduit littéralement, on lit d’abord dans le récit de création « Dieu vit que bon » et quelques chapitres plus tard « Dieu vit que mal de l’homme ». Et ce constat l’incite à détruire cette création gangrénée par le mal. Encore une fois, les premiers chapitres de la Genèse ne sont pas un récit historique, mais une sorte de théodicée narrative qui progresse étape par étape. On ne peut comprendre le sens du mythe avant de l’avoir lu jusqu’au bout et, au point où nous en sommes, il s’agit d’affirmer que Dieu ne soutient pas le mal, il n’en est pas complice, ce n’est pas ce qu’il veut pour l’homme. Et il énonce sa décision de mettre fin à sa création dans laquelle le mal domine (Gn 6,7.13).

Mais, immédiatement après, surprise ! « Mais Noé avait trouvé grâce aux yeux du Seigneur […] : Noé, était un homme juste, intègre au milieu des générations de son temps. Il suivait les voies de Dieu » (Gn 6,8-9). Ainsi, il restait un juste, un seul, qui avait résisté au flot de la violence générale. Et, autre surprise, Dieu a l’œil assez fin pour distinguer le seul qui reste au milieu de l’océan du mal. Et c’est parce que Noé est resté juste que Dieu remet toutes les créatures à sa garde. Il faudrait regarder le détail des ordres que Dieu donne à Noé pour bâtir l’arche, la faire bien étanche, emmagasiner assez de nourriture (Gn 6,14-16.18-21). Tout le récit témoigne de son souci qu’elle soit suffisamment sûre pour traverser le déluge et permettre que toute la création redémarre. Car tel est son objectif : faire repartir la création, au-delà du déluge de violence.

Le déluge est un mythe pour aujourd’hui : il ne fait pas le portrait d’un Dieu versatile et destructeur, comme on peut l’avoir pensé. Il raconte plutôt comment Dieu confie tout le créé aux mains du juste. L’arche est la bouleversante image d’une petite création en modèle réduit ballottée dans les déluges, les tempêtes du mal et de l’injustice. Mais elle traverse, car un juste est à la barre. Le seul qui restait et cela a suffi. Tenir à la justice, pratiquer la justice, un défi sans doute ; une décision, c’est sûr. Et une manière de construire l’avenir, la première, la plus fondamentale dans la compréhension que les auteurs de la Genèse ont de l’humain et de leur vie avec Dieu.

Les parabole du règne de Dieu, accueillir dans le quotidien la présence agissante de Dieu

Sans transition, je fais un bond jusqu’au Nouveau Testament pour ouvrir une nouvelle piste d’avenir. Elle pourrait être ainsi formulée : accueillir aujourd’hui, dans le plus quotidien, la présence agissante de Dieu. Cette présence active, secrète, a un nom : c’est ce que les évangélistes appellent « le Royaume » ou « le règne de Dieu ». Il est la bonne nouvelle qui retentit sur les lèvres de Jean-Baptiste au début de l’Évangile : « Le règne de Dieu est tout proche, convertissez-vous » (Mtt 3,1-2). Mais il faut aussi écouter le dialogue de Jésus avec les Pharisiens. Ils demandent : « Quand donc vient le règne de Dieu ? » Jésus répond : « Le règne de Dieu ne vient pas comme un fait observable. On ne dira pas : " le voici " ou " le voilà ". Car le règne de Dieu est au milieu de vous » (Luc 17,21). Mais qu’est-ce que ce règne de Dieu ? Vous l’avez entendu, pas de définition, sinon négative : il ne se rend pas présent comme un fait observable. Mais il est une présence affirmée et promise « au milieu de vous » ; il est là déjà dans notre monde, ce matin, ici-même. Il est le mystère de Dieu parmi les hommes, c’est-à-dire non pas une énigme, mais une réalité qui ne peut être définitivement saisie parce qu’elle déborde toujours nos compréhensions, nos imaginations.

Pas de définition, donc. Pour en parler, Jésus préfère les paraboles. Le règne de Dieu est comme un filet de pêcheur (Mt 13,47-50), comme une femme qui enfouit du levain dans la pâte (Mt 13,33), comme un trésor caché dans un champ (Mt 13,44), comme une perle fine (Mt 13,45). Toute une série de paraboles parlent de graines. Il y a le semeur dont les graines tombent sur des terrains différents (Mt 13,3-23), celui dont les semailles poussent même pendant qu’il dort (Mc 4,26-29), celui qui découvre que de l’ivraie a été semé dans son champ Mt 13,24-30). Je pense aussi à la plus petite des graines, celle qui donne l’arbre le plus grand où s’abritent les oiseaux (Mt 13,31-32). Jésus affectionne les végétaux, il les prend souvent en exemple, et les graines en particulier.

Lorsque nous lisons ces textes, nous les occidentaux du XXIe siècle, majoritairement citadins, il ne nous saute plus forcément aux yeux que pour évoquer le mystère de Dieu, Jésus parle à ses contemporains de leur travail, de ce qui les occupe au quotidien : pêcher, boulanger, travailler dur pour faire sortir d’une terre peu irriguée le pain qui les nourrira. Il désigne le plus quotidien comme le lieu de la présence de Dieu et d’une présence dynamique qui se déploie dans le travail et grâce à lui. En mettant en scène le quotidien, la parabole invite à déplacer le regard, à voir s’ouvrir de nouvelles dimensions. Les paraboles disent quelque chose du mystère de Dieu, mais aussi des attitudes intérieures qui permettent de l’accueillir : écoute, discernement, choix déterminé, patience, etc. Ces attitudes, à vivre au présent, préparent l’avenir ; à travers elles, il germe et grandit.

Arrêtons-nous un peu plus sur les paraboles qui parlent de graines. Leurs accents particuliers sont puissamment théologiques. J’en relève quelques-uns. Plus que les autres me semble-t-il, les paraboles des graines qui germent et portent fruits mettent en valeur la puissance de Dieu à l’œuvre. Elles la déterminent d’abord : cette puissance est une puissance de vie, elle est forte. L’homme peut préparer les conditions les plus favorables à son développement – comme on prépare la terre – mais elle se développe très bien d’elle-même, que l’homme dorme ou qu’il veille (Mc 4,26-29). La graine parle aussi du mystère de cette croissance et du discernement qu’elle requiert de la part de l’humain. Il faut la germination secrète, cachée au cœur de la terre pour que la plante se développe. Et c’est à ce qu’elle donne, à ses fruits, que cette puissance de vie se fait reconnaître. Enfin les paraboles des graines suggèrent la finalité de la présence de Dieu dans le monde : elle est puissance de vie qui se développe au bénéfice de tous, qui donne au centuple et appelle au partage. Comme la plus petite graine devient l’arbre le plus hospitalier, comme le grain qui meurt donne un fruit abondant, un pain à partager.

Les paraboles ne sont pas les seuls lieux où Jésus parle des végétaux : figuiers, lys des champs sont pris en exemple pour dire quelque chose de Dieu ou comme modèle pour les humains. Rappelons-nous que le monde de Jésus est un monde agricole. La présence des végétaux dans le discours n’est ni bucolique ni décorative. Elle est plutôt l’expression d’une sagesse séculaire, la sagesse de ceux qui sont familiers de la terre, de ses rythmes, de sa fécondité. Elle nous invite à changer notre regard sur les créatures non humaines avec lesquelles nous partageons le monde. À quelle sagesse, à quelles découvertes de Dieu, de nous-même, nous conduit l’attention aux arbres, aux fleurs, aux bourgeons, aux fruits ? En les regardant, le Christ a reconnu quelque chose de son propre destin.

Au seuil de la Passion, c’est à la graine qui tombe en terre et qui meurt pour porter du fruit qu’il confie d’exprimer ce qu’il va vivre, le sens qu’il donne à son assassinat (Jn 12,24). Et après la stupeur de la Résurrection, quand les mots manquent pour rendre compte de la foi nouvelle, c’est aux graines que Paul recourt pour enseigner les Corinthiens : « Mais, dira-t-on, comment les morts ressuscitent-ils ? Avec quels corps reviennent-ils ? Insensé ! Toi, ce que tu sèmes ne prend vie qu’à condition de mourir. Et ce que tu sèmes n’est pas la plante qui doit naître, mais un grain nu, de blé ou d’autre chose. Puis Dieu lui donne corps, comme il le veut, et à chaque semence de façon particulière » (1 Co 15,35-38). Ainsi, pour dire le plus aigu, le plus inouï de la foi chrétienne, c’est à la considération du plus quotidien que Jésus et Paul renvoient leurs contemporains. Et dans ce quotidien du travail, de la production, la terre tient une place particulière. Il y a là beaucoup à apprendre, me semble-t-il, beaucoup à observer, à méditer pour traverser les crises où nous sommes. Et la crise environnementale vient nous rappeler à quel point nous sommes, comme les anciens, vitalement liés à la terre.

Espérer contre toute espérance (Rm 4,18)

Vous connaissez la phrase attribuée à Marc Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » Ce pourrait être une belle formule pour dire l’engagement des chrétiens, à ceci près que les chrétiens savent qu’ils sont témoins d’un impossible. Je vais directement aux dernières pages de la Bible. Le livre de l’Apocalypse est tout un monde à lui seul. C’est un livre qui parle en symboles des crises de l’histoire, d’une humanité prise dans un combat avec le mal. Il faudrait prendre le temps de le lire avec attention. Je vais ici très vite et directement à la fin du livre. Celui qui parle est un visionnaire : « Alors je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre ont disparu et la mer n’est plus. Et la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, je la vis qui descendait du ciel d’auprès de Dieu, comme une épouse qui s’est parée pour son époux. Et j’entendis, venant du trône, une voix forte qui disait : " Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il demeurera avec eux. Ils seront ses peuples et lui sera le Dieu qui est avec eux. Il essuiera toutes larmes de leurs yeux. La mort ne sera plus." » (Apo 21,1-4).

Ce magnifique texte est en quelque sorte l’horizon des horizons de nos espérances. Il nous parle de l’avenir, d’un avenir de communion avec Dieu et entre nous. Avouons-le, personne ne peut rien dire de la façon dont ceci adviendra. Et il faut sans doute se méfier de ceux qui prétendent en savoir les détails. Mais il est intéressant qu’ici l’Apocalypse envisage un ciel nouveau et une terre nouvelle qui viennent des cieux. Un ciel et une terre nouveaux donnés par Dieu. On se prendrait à en rêver par les temps qui courent. Mais, on l’a bien compris, ce texte ne nous promet pas qu’un environnement neuf, intact, va nous tomber miraculeusement du ciel pour remplacer celui que nous abîmons. Non ! L’auteur de l’Apocalypse joue ici subtilement de rupture et de continuité. Ce qu’il annonce est en rupture avec la condition historique. Ce sera tout autre chose. Mais pour dire ce tout autre chose, il parle de ce que nous connaissons et s’inscrit donc dans une forme de continuité :  terre, cieux et une ville – Jérusalem – symbole ici de la communauté humaine réconciliée parce Dieu habite en son centre. En quelque sorte, cette vision énonce en grand format, à l’échelle du cosmos et de l’histoire, ce qu’est déjà la Résurrection de Jésus : une rupture, une radicale nouveauté en même temps que l’instauration d’une profonde continuité, d’une communion où rien du vivant de nos vies ne sera perdu. Une communion de de paix. « La paix soit avec vous », c’est la salutation du Ressuscité (Lc 24,36).

Sans savoir une fois encore comment tout cela adviendra, les chrétiens trouvent là la pierre d’angle de leur espérance. Et ils en sont les porteurs, les témoins dans le monde. Mais attention, ne nous habituons pas trop vite à la résurrection. N’oublions pas que c’est bien un impossible que les chrétiens annoncent et donc un incroyable. Comment un mort peut-il échapper à l’emprise de la mort et renaître à une vie nouvelle ? Comment un tel événement peut-il avoir lieu ? Comment cela peut-il nous arriver ?

Le philosophe François Jullien, dans une lumineux petit livre intitulé Ressources du Christianisme, réfléchit précisément à ce que le christianisme apporte de spécifique. Il le fait en lisant l’Évangile de Jean. Il montre comment le christianisme se distingue par sa capacité à envisager un événement qui ne soit pas enfermé dans sa cause (3). Autrement dit, du radicalement neuf, de l’inédit peuvent survenir. Et cet inédit, ce qui fait événement, l’impossible à vue humaine, s’appelle chez Jean « la vie en surabondance » (4). La Résurrection de Jésus en est les prémisses, l’assurance et la promesse. Cet avènement, cette vie donnée au-delà du possible n’est pas au pouvoir des humains, elle se reçoit de Dieu. Et nous ne savons pas à l’avance quelles formes elle pourra prendre. Mais « espérant contre toute espérance » (Rm 4,18) dans le présent et pour l’avenir, nous pouvons cultiver les conditions qui favorisent son accueil. Par la considération du quotidien, par la pratique de la justice, par le soin des hommes et de la terre, par tout ce qui porte la marque de l’amour, nous pouvons en « hâter la venue » (2 P 3,12) et déjà la découvrir à l’œuvre de multiples manières.

Béatrice Oiry

(1) Davi. M. Carr, Holy Resilience. The Bible's Traumatic Origins, New Haven, London, Yale University Press (2014).

(2) Les deux mythes principaux sont l’Atra Asis ou Poème du Super Sage et L’épopée de Gilgamesh. Ils sont publiés dans les ouvrages suivants : Bottéro, J.Kramer, S. N., Lorsque les dieux faisaient l'homme : mythologie mésopotamienne, Paris, Gallimard, 1989 (Bibliothèque des histoires) ; L'Epopée de Gilgamesh, Le grand homme qui ne voulait pas mourir, Traduit de l'akkadien et présenté par Jean Bottéro, Paris, Gallimard, 1992 ; Seux, M. J., La création et le déluge d'après les textes du Proche-Orient ancien, Paris, Cerf, 1988 (Supplément au Cahier Évangile 64). Ce dernier titre présente un ensemble de morceaux choisis.

(3) François Jullien, Ressources du christianisme, Paris, L’Herne, 2018, p. 47-48.

(4) Ibidem, p. 56, 68.

Publié dans Réflexions en chemin

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