Jean-Marc Sauvé et la Ciase, victimes de la « grande peur » des évêques italiens
La contre-attaque était annoncée. La Ciase a donc publié sans surprise, le 9 février, une réfutation argumentée des critiques formulées en décembre dernier par huit membres de l’Académie catholique de France. Sur France Inter son président Jean-Marc Sauvé a affirmé « avoir été flingué auprès du pape » ce qui, on le sait, a entrainé le report de l’audience prévue avec lui, à ce jour non reprogrammée. Mais derrière les initiateurs de cette « campagne de dénigrement » semblent se cacher d’autres soutiens, notamment l’épiscopat italien qui ne veut pour rien au monde d’une commission indépendante dans la péninsule où les chiffres pourraient être pires qu’en France. Il a su trouver au sein de la Curie les relais nécessaires pour orchestrer la décrédibilisation du rapport Sauvé auprès du pape François. Pour autant il n’est pas dit que cette manœuvre suffise à freiner la mobilisation des associations de victimes qui vient de s’engager dans la Péninsule.
Quatre documents en réponse aux critiques de l’Académie catholique de France
Inutile de revenir sur le contenu du rapport Sauvé lui-même, et pas davantage sur les critiques des membres de l’Académie catholique de France contestant tout à la fois le caractère systémique des agressions sexuelles, reposant selon eux sur un chiffrage erroné, l’obligation faite à l’Église d’indemniser les victimes alors qu’elle ne serait pas juridiquement tenue de le faire, enfin sa légitimité à formuler des recommandations dans des domaines qui seraient du seul ressort de la hiérarchie catholique. J’ai dit, là aussi, dans un billet, comment ces trois réfutations pouvaient se retourner contre leurs auteurs.
Ce 9 février, la Ciase dont la mission est achevée a donc mis en ligne sur son site, accessible à tous, en réponse à ces accusations : un texte de 52 pages, accompagné d’une synthèse et de deux documents d’expertise sur l’évaluation du nombre des victimes, le premier émanant d’un groupe de statisticiens de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), le second du sociologue François Héran, professeur au Collège de France et ancien directeur de l’Institut national d’études démographiques (INED). Les deux expertises concluent que les critiques formulées par les membres de l’Académie sont sans fondement.
Une attaque contre Jean-Marc Sauvé qui vaut désaveu des autorités religieuses françaises
Présentant ces différents documents, le quotidien La Croix reprend dans son édition du 10 février ces commentaires du Président Jean-Marc Sauvé : « L’Académie n’accepte tout simplement pas que l’Église catholique ait confié à des laïcs, croyants ou non, c’est-à-dire à des personnes autres que des clercs, le soin d’éclairer le sujet de la pédocriminalité en son sein ». Selon lui, aux yeux de l’Académie, « l’Église a le monopole de la vérité sur elle-même, y compris dans sa dimension la plus humaine. L’Académie succombe ainsi au piège du cléricalisme ». Reste la question de fond : le rapport aux victimes. « Là où la Ciase entend partir des victimes pour revenir à elles, c’est-à-dire à la prévention et à la réparation du mal fait, l’Académie catholique ne prête pas la moindre oreille à leur cri, hormis quelques phrases compassionnelles ».
Cette mise au point est d’autant plus importante que les attaques des membres de l’Académie catholique de France visant le rapport de la Ciase sonnent comme un désaveu de la Conférence des évêques de France (Cef) et de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) qui en ont validé les conclusions, voire du pape lui-même qui en avait accepté le principe même si, à ce stade, son silence interroge.
L’épiscopat italien craint plus que tout l’ouverture de la boite de Pandore
Car c’est bien au-delà des Alpes qu’il faut chercher pour une part l’explication de la « disgrâce », au moins momentanée, du Président Sauvé. Chacun sait aujourd’hui le rôle que le père Jean-Robert Armogathe et le père Philippe Capelle-Dumont (1) les deux premiers signataires du texte accusateur, ont joué pour convaincre les membres de la Curie que le travail de la Ciase n’était pas fiable, représentait un danger réel pour l’Église et ne devait donc recevoir aucune approbation formelle du pape François. Message d’autant mieux accueilli et orchestré qu’au sein de la Curie, les prélats d’origine italienne sont nombreux et savent que la Conférence des évêques ne veut à aucun prix d’une commission indépendante. Précisément pour « échapper » aux conséquences de conclusions qui pourraient être comparables à celles de la Ciase, sinon pires, en termes de chiffrage des victimes, si l’on tient compte du nombre de prêtres dans un pays qui compte deux fois plus de diocèses qu’en France. Un pays où le prêtre reste à ce jour « intouchable » tant du fait de son image dans l’opinion que des « liens étroits » existant entre l’Église et la justice perçus par beaucoup comme un paratonnerre particulièrement efficace. (2) Ouvrir la boite de Pandore pourrait être très lourd de conséquences.
En Italie comme en Espagne, la revendication de commissions indépendantes
C’est dans ce contexte que neuf associations de victimes ont annoncé, le 15 février, la création d’une « coordination contre les abus dans l’Église catholique en Italie ». Considérant que, dans leur pays, l’Église est à la traine par rapport à nombre de pays comme la France, l’Irlande, l’Allemagne, les États-Unis, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, elles demandent la création d’une commission indépendante à l’image de la Ciase. Et cela au moment même où en Espagne, ce sont les autorités politiques qui s’interrogent sur la mise en place d’une commission parlementaire d’enquête ou d’une commission indépendante, contre l’avis des évêques qui souhaiteraient s’en tenir à des cellules d’écoute internes à l’Église. Dans l’un et l’autre de ces deux pays voisins se vérifie ce qu’il n’est plus besoin de démontrer : c’est sous la pression des associations de victimes soutenues par les médias et les opinions publiques, que l’institution catholique se voit acculée à « faire la vérité » quel qu’en soit le prix. Comme l’ont compris et accepté courageusement, chez nous, la Conférence des évêques de France (Cef) et celle des religieux et religieuses de France (Corref) qui ont engagé la mise en œuvre de certaines des recommandations de la Ciase. (3)
Les silences incompréhensibles du pape François
Il n’est donc pas exclu que le désaveu, humiliant à bien des égards, infligé à Jean-Marc Sauvé et aux membres de la commission, ne se retourne un jour prochain à leur avantage, si le « précédent » de la Ciase est pris pour modèle par des pays voisins. Le Vatican ne pourra pas indéfiniment s’en tenir, à son sujet, à une approche suspicieuse qui contredit les principes énoncés par ailleurs. Ni le pape François dont c’est un euphémisme de dire que plus grand monde, même parmi ses soutiens, ne comprend plus ses silences en la matière. Alors que les mises en garde qui lui ont été suggérées à l’égard du rapport Sauvé et des décisions des autorités religieuses françaises jouent contre sa propre crédibilité.
Contrairement à la France où le Président de la Conférence des évêques est élu par ses pairs, le Président italien est nommé par le pape. Son titulaire actuel, le cardinal Gualtiero Bassetti, farouchement opposé, comme nous l’avons dit, à toute création d’une commission indépendante, arrive en fin de mandat. C’est dire que la nomination de son successeur par le pape François sera examinée avec la plus extrême attention. Tout comme la durée, déjà difficilement compréhensible, du report de sa rencontre avec Jean-Marc Sauvé, alors que le Vatican égrène, jour après jour, une liste d’audiences pontificales dont l’urgence ne saute pas aux yeux de fidèles engagés dans le combat contre la pédocriminalité ou les dérives en tout genre que cet attentisme exaspère ! !
René Poujol
- L’un et l’autre apparaissent parmi les membres du Comité scientifique du colloque sur le sacerdoce, organisé à Rome par le cardinal Ouellet, du 17 au 19 février.
- Sur un tout autre registre qui n’est ni celui de la pédocriminalité, ni celui des dérives et abus en tout genre dans l’Eglise, mais de la sexualité du clergé, l’ouvrage de Marco Marzano, La caste des chastes qui vient de paraître (Ed. Philippe Rey 2022, 220 p.19 €) est tout à fait édifiant. Le sociologue chiffre à 10 % le nombre des prêtres italiens qui vivraient en conformité avec leur engagement à la continence. Rien à voir avec les crimes de pédocriminalité, mais d’évidence avec le débat sur le célibat sacerdotal à l’ordre du jour dans le cadre du synode.
- Marie Marie Derain de Vaucresson, Présidente de l’INIRR, Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation, nommée par les évêques, tiendra une première conférence de presse pour faire le point sur l’avance de sa mission, le 24 février.