Droits et devoirs : à propos de la grève des éboueurs à Marseille
Les éboueurs de la Métropole à Marseille viennent de terminer une longue période de grève, débutée en septembre 2021, qui même interrompue de temps à autre, a plongé la ville et ses habitants dans un cauchemar (saleté des rues, obstruction à la circulation, prolifération des rats, risque de chute pour les piétons, des commerçants en arrêt de travail) (1). Marseille connaît ce problème de façon récurrente et des associations d’usagers comme « Poubelle la ville » ont le projet d’Assises de la propreté, pour en finir avec ce phénomène inconnu dans les autres métropoles de France.
Il serait intéressant qu’une étude scientifique puisse comptabiliser le nombre d’heures travaillées par ce personnel, depuis le début de la grève le jeudi 16 septembre 2021 (2) : en cumulant les droits (droit de grève, droit arrêt-maladie, principe de précaution, droit aux congés payés...) nous pouvons penser raisonnablement que très peu de personnes ont honoré leur contrat de travail (3).
Au minimum des conséquences négatives de ce conflit social, dans des quartiers préservés par la grève comme le 14e arrondissement dont le territoire est nettoyé par des entreprises privées, les habitants ne peuvent pas de toute façon trier leurs déchets (4). Au pire, c’est le désastre écologique du déversement des ordures dans la mer sous l’effet conjugué de la grève et des pluies le 4 octobre 2021.
La grève a perduré sans risque pour les grévistes d’être pénalisés sauf quand des décisions de justice interviennent ; encore celles-ci ne concernent-elles que la grève en elle-même (permettre aux non-grévistes de travailler, ultimatum pour reprendre le travail) et non pas le statut professionnel des grévistes ni les avantages acquis.
Officiellement le motif de la grève était d’obtenir une égalisation des salaires sur les différents territoires de la Métropole Marseillaise, mais il est plus probable qu’il s’agissait d’une guerre entre syndicats pour obtenir le leadership syndical.
Un problème politique
La durée de ce conflit pose un problème politique : lorsqu’une catégorie sociale accumule des droits sans contre partie de devoirs n’assistons-nous pas à l’émergence d’une nouvelle catégorie de privilégiés ?
Le mot privilégié heurte concernant des éboueurs, des travailleurs des déchets ?
1) Le travail en lui-même s’est transformé ces dernières années par la mécanisation : par exemple les poubelles sont mises sur une plate-forme qui les verse automatiquement et sans intervention de l’éboueur dans le camion de ramassage, il reste encore à prendre la poubelle du trottoir et à la glisser sur la plate-forme arrière, de même une fois la poubelle vide il faut la replacer sur le trottoir.
2) Nous devons replacer ce qualificatif de privilégié dans une temporalité historique : le poste de travail cumule de nombreux droits qui le tisse comme une « niche » dont le travailleur est inexpugnable, CDI assorti d’une protection sociale élargie + droit arrêt maladie + décote pour pénibilité + congés payés + droits à la formation…
Comme tous les membres d’une caste privilégiée, les éboueurs défendent l’étendue de leurs droits, ils s’organisent en syndicats chargés de les représenter, mais comme il y a plusieurs syndicats il existe de fait une concurrence entre eux et c’est à celui qui développe une surenchère de revendications pour en obtenir le leadership. Traditionnellement depuis des décennies, FO était le champion syndical des employés municipaux et territoriaux de Marseille, la fin du conflit signifie-t-elle sa chute, puisque ses revendications n’ont pas été satisfaites ? Mais aussi la logique interne à la profession prend le dessus par rapport à des objectifs de travail qui deviennent secondaires, de même que les intérêts particuliers de la profession priment sur le service à rendre à la collectivité.
Dans la France actuelle, dans un Sud très attaché à une histoire marxiste des luttes de classes, cette présentation peut paraître provocatrice, mais c’est oublier que les temps changent et que l’histoire des luttes sociales est utilisée comme idéologie chargée de justifier les luttes actuelles en les recouvrant d’une aura de contestation « révolutionnaire ».
Si le droit de grève est issu d’une histoire glorieuse de luttes ouvrières pour obtenir des conditions de travail décentes (limitation de la durée de travail - interdiction du travail des enfants - droit aux congés - droit à la protection sociale…), nous ne sommes plus confrontés aux mêmes situations sociales, ni aux mêmes acteurs sociologiques. La sociologie des votants aux élections ne nous a-t-elle pas appris que la majorité de la classe ouvrière ne vote plus à gauche mais plutôt à droite, voire à l’extrême-droite ?
Équilibrer droits et devoirs
Pour limiter ces dérives de l’accumulation des droits ne devraient-ils pas être équilibrés par des devoirs ?
L’abbé Henri Grégoire, grand révolutionnaire devant l’Eternel qui a participé à l’écriture des Droits de l’homme voulait en écrire les Devoirs mais l’époque ne s’y prêtait pas et son audace fut récusée. L’esprit révolutionnaire du temps était confiant dans les Lumières de la Raison : une fois que les hommes et les femmes bénéficieraient de leurs droits naturels, les injustices pourvoyeuses d’inégalités, voire les inégalités pourvoyeuses d’injustices, disparaitraient au profit d’une gouvernance au service de tous.
L’abbé Grégoire doutait de cette conséquence logique, peut-être parce qu’abbé il puisait dans les écrits de La Cité de Dieu de saint Augustin et de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin une distinction entre la cité terrestre et la cité de Dieu. Il ne les confondait pas dans une utopie politique radicale : si l’homme pouvait créer une société plus juste que la société monarchique du XVIIIe siècle, cette société ne pourrait être confondue avec le Paradis, là où saint Augustin nous dit « tout mal aura disparu ». La tradition chrétienne conçoit l’homme aux prises avec le mal et les avancées sociales réformistes ne changent rien à cette donnée d’anthropologie.
Notre époque avec ses particularités, ses risques climatiques, ses risques « de fin du monde » est-elle propice à l’affirmation de Devoirs de l’homme ? Dans cette perspective, les éboueurs marseillais conserveraient le droit de grève, mais ils devraient prendre en compte un devoir écologique avec le respect de l’environnement, et un devoir de service vis-à-vis de la collectivité.
Christiane Giraud-Barra
(1) Petit rappel historique de la grève dans le journal La Provence du jeudi 27 janvier 2022, avec ses principales étapes : 16 septembre - 23 septembre -1er octobre - 29 novembre - 14 décembre - 20 décembre - 18 Janvier. Entre ces reprises de la grève, la ville n’a jamais été totalement nettoyée.
(2) Mais aussi depuis le début de l’épidémie de Covid, car en appliquant le principe de précaution, le travail des agents publics du nettoiement a disparu pendant cette période (dans le quartier Saint-Joseph du 14e arrondissement, la levée des poubelles jaunes n’a plus été faite ni le contenu des containers collectifs. Elle a repris de façon irrégulière et par intermittence).
(3) Avant d’être des agents de la Métropole, les éboueurs étaient municipaux et la Mairie de Marseille acceptait le droit de grève sans toucher aux salaires des agents. Qu’en est-il maintenant ?
(4) Les poubelles jaunes, qui recueillent le tri effectué par les habitants, sont relevées par les agents de la Métropole.