Carême 2022
Se préoccuper de « notre carême » quand il y a le feu à notre porte, n’est-ce pas quelque peu dérisoire ? Ce qui suit était écrit juste avant l’invasion de l’Ukraine, fallait-il y renoncer?
Ou bien au contraire le carême n’est-il pas l’occasion de revoir de fond en comble notre insertion dans le monde ? De comprendre ce que signifie la bonté de Dieu dans un monde marqué par le mal, par la souffrance ? De revoir notre façon de parler de Dieu, de le prier aussi ?
Oublions pour un temps tout notre fatras religieux. Que notre méditation, notre pensée, notre prière soient d’abord marqués par la prise en compte de la souffrance des hommes, du mal qui les mine, par notre solidarité avec tous. Nous ne sommes pas « du monde », mais nous sommes « dans le monde » et c’est dans le monde, tel qu’il est, que nous sommes appelés à suivre le Christ.
« Déchirez vos cœurs et non pas vos vêtements, et revenez au Seigneur votre Dieu » (Jl 2, 13).
« Le voici maintenant le moment favorable, le voici maintenant le jour du salut » (2 Cor 6,2).
Le carême, temps de préparation à la fête de Pâques, temps de préparation pour savoir (et être capables de) fêter Pâques. Il s’agit donc de nous retourner sur nous-mêmes pour saisir ce que signifie pour nous une telle fête, savoir ce que nous allons célébrer. « Si le Christ n’est pas ressuscité […] nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes »(1 Cor, 14.19) écrit Saint Paul aux Corinthiens qui, ayant les pieds sur terre, avaient bien du mal à le suivre sur le terrain de la résurrection. L’affaire est donc sérieuse, croire n’est pas si facile, voire impossible; en la matière, que croyons-nous vraiment, honnêtement ? En quoi sommes-nous réellement concernés par la résurrection du Christ, quelle signification pour nous ?
La première question qui apparaît est celle du Salut. Quel salut nous a annoncé Jésus-Christ ? En quoi sommes-nous sauvés ? Et ce dès maintenant ?
« Le Royaume des cieux est au milieu de vous »(Lc 17, 21) .
La Résurrection du Christ nous assure que tout ne s’est pas terminé avec sa mort sur la Croix. Le Salut qu’il nous a annoncé est toujours d’actualité, le Père est fidèle, par le Christ il instaure une Nouvelle Alliance. Grâce au don total de Jésus par fidélité à la mission qu’il avait reçue du Père, l’Alliance a été renouvelée pour faire de nous des fils comme il est le Fils. Que cela signifie pour nous aujourd’hui ? Qu’est-ce que cela change dans nos vies ? En ce temps plus que troublé, croyons-nous à un Salut ?
Nous entrons dans un temps de remise en cause de nos vies. Sommes-nous prêts à sacrifier nos vies pour avoir la vraie Vie ?
« Qui aime sa vie la perd, et qui hait sa vie en ce monde la conservera en Vie éternelle » (Jn 12, 25) ? 1
Qu’est-ce qui, dans nos vies, nous fait accéder à la vraie Vie, éternelle et déjà là ?
Cette année, ce temps de carême a une teneur particulière, nous sommes dans une période qui nous incite, nous oblige, à réfléchir au monde que nous construisons2. Le synode d’une part : il en va de la vie de l’Église, c’est-à-dire du Corps du Christ dont nous sommes membres. Ce qui peut changer par ailleurs lors de la sortie de la Covid, cela peut bien nous concerner. L’élection présidentielle enfin. Ne la mésestimons pas, il en va de l’avenir de notre société, ouverte ou refermée sur elle-même, faisant une place au « pauvre » ou au service des puissants, attentive aux autres et à la Nature ou fondée sur l’individualisme et l’égoïsme… Il n’est pas question de refaire un « monde chrétien », d’imposer nos lois à nos contemporains (« rendez à César ce qui est à César... » Mc 12, 17), mais d’instaurer une société vraiment humaine, c’est aussi notre mission.
Ces quarante jours de carême évoquent les quarante années des Hébreux au désert. Leur Pâque est liée au passage de la Mer Rouge et au repas qui la précédait, repas de communion avec Yahvé. Mais tout n’était pas terminé. Le peuple a peiné quarante ans pour que sa libération prenne forme, il s’est souvent rebellé, il a été découragé, il a souvent voulu retourner dans son esclavage égyptien, plus confortable que l’errance dans le désert. Mais Yahvé ne l’a pas lâché, il lui a octroyé la Loi pour l’aider à trouver son chemin.
« Vous garderez tous les commandements que je vous ordonne aujourd’hui de mettre en pratique, afin que vous viviez [...] Comprends donc que Yahvé ton Dieu te corrigeait comme un père corrige son enfant, et garde les commandements de Yahvé ton Dieu pour marcher dans ses voies et pour le craindre [crainte de Dieu : le reconnaître comme Dieu]. » (Dt 8, 1.5-6).
Nous rappellerons aussi les quarante jours passés au désert par Jésus, en préparation de sa mission...et donc de sa pâque qui passera par la Croix. Nous ne sommes pas plus grands que le Maître, ne nous étonnons pas de rencontrer la Croix sur notre chemin, inutile de la chercher !
Dans la Nouvelle Alliance, la Loi n’est pas abolie, mais dépassée :
« Je ne vous appelle plus serviteurs […] mais je vous appelle mes amis » (Jn 15,15).
Avec qui est établie cette Alliance ? Le mythe d’Adam nous apprend que tous les hommes sont appelés par Dieu. Dieu vit en chaque homme, cela passe par de multiples voies et nous n’avons pas à en juger. Mais pour le peuple élu, Dieu a manifesté une révélation particulière en lui procurant la Loi et en l’accompagnant tout au long des siècles. Si Adam est le signe de l’appel de tous, Moïse marque l’étonnante Révélation faite aux Hébreux avec lesquels une alliance particulière est scellée.
Quant-à nous chrétiens, nous croyons que le Christ est au cœur d’une Nouvelle Alliance qui nous fait fils du Père :
« Pétri d’argile, le premier homme vient de la terre ; le deuxième homme, lui, vient du ciel. Comme Adam est fait d’argile, ainsi les hommes sont faits d’argile; comme le Christ est du ciel, ainsi les hommes seront du ciel. » (1Cor 15, 47-48).
Tous les hommes sont appelés à grandir en humanité, les chrétiens ont reçu un appel spécial : leur humanité est vécue comme une grâce dans la filiation du Père. Tout ce qui concerne la Terre et notre humanité nous concerne, et nous rapportons tout au Christ qui nous donne la Vie. Cette reconnaissance du Christ est notre « marque de fabrique » :
« “ Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? ” Alors Simon-Pierre prit
la parole et dit :
“ Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! ” Prenant la parole à son tour, Jésus lui dit : “Heureux es-tu, Simon fils de Yonas : ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. Et moi, je te le déclare: Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église”. » (Mt 16, 15-18).
Ce texte a été interprété comme le don de pouvoir à Pierre et à ses successeurs, on peut le voir aussi comme adressé à travers Pierre à tous les chrétiens, présents et à venir : leur Église, Corps du Christ, est faite de ceux qui reconnaissent le Christ, Fils du Dieu vivant, même si, comme probablement Pierre et les apôtres, ils ne savent pas trop ce que cela signifie !
Nous sommes ainsi appelés, pendant ces quarante jours, à nous remettre en chemin, à répondre à cet appel du Christ pour nous engager à sa suite, sur nos chemins tortueux dans la société qui est la nôtre, dans l’Église qui est la nôtre. Essayer d’éclairer ce qu’est notre vocation, aujourd’hui, ici-même, dans l’ignorance de l’avenir qui nous attend tout comme les Hébreux au désert partaient vers l’inconnu.
Faut-il faire pénitence ? C’est une coutume ancienne dans l’Église, est-elle nécessaire ? Dieu se réjouirait-il de nous voir souffrir pour payer nos fautes ? A chacun de porter sa croix qui ne peut manquer d’apparaître comme prix de sa fidélité, inutile de la chercher ou d’en rajouter, pensons-nous. Il semble plus sage de dire que le carême est un temps de sobriété, un temps où il nous est demandé de ne pas nous laisser distraire des questions fondamentales qui nous sont posées par notre vie d’hommes, de citoyens, de chrétiens. Si la sobriété passe par le jeûne, parfait, mais ce n’est pas le jeûne qui est important, c’est notre disponibilité pour entendre l’appel du Seigneur, notre disponibilité pour des chemins que nous ignorons et risquent de nous déstabiliser.
Marc Durand
1 – Jean n’emploie pas le même mot pour la « vie » que nous perdons et la « Vie » (éternelle) qui nous est offerte. Ce qui est en cause est le détachement de notre vie engluée par nos lourdeurs, nos égoïsmes, pour vivre d’une vraie Vie qui nous est offerte, et cela dès maintenant.
2 – Rajoutons les angoisses actuelles avec les menaces sur l’Ukraine. Cela se passe sur le sol européen, d’où une inquiétude grandissante alors que nous vivions très bien lors de la venue des Talibans en Afghanistan, de la guerre en Syrie, des manœuvres multiples de tous nos dictateurs, Chine, Brésil, etc. Sans compter tous les migrants qui meurent et souffrent autour de nous et que l’Europe repousse, méprise. Nous ne pouvons penser à la construction de notre monde en ignorant toutes ces souffrances, ces angoisses, sans les porter.