La démocratie s’enrichit de nos confrontations

Publié le par Garrigues et Sentiers

Parmi les intellectuels qui nous aident à comprendre la période de crise du vivre ensemble que nous traversons, Marcel Gauchet me paraît une figure majeure. En 1985, son ouvrage Le désenchantement du monde traitait de la sécularisation des sociétés en Occident. En 2002, il analysait l’inflation des droits individuels dans son livre La Démocratie contre elle-même.

À la suite de la parution en 2021 de deux ouvrages, Macron, les leçons d’un échec (éditions Stock) et La Droite et la Gauche. Histoire et destin (éditions Gallimard), le magazine hebdomadaire La Croix l ’Hebdo engage une « conversation » avec l’auteur pour l’amener à préciser son diagnostic (1). À ses yeux, le problème de fond tient à la « la grille de lecture aussi contraignante qu’appauvrissante qui empêche les élites politiques en place de saisir la complexité du réel. (…) Les outils fournis par l’économie ont pris à ce point le pouvoir dans la tête de nos dirigeants qu’ils leur ont fait oublier la politique… Mais l’économie ne fait pas une société, si importante soit-elle ! ». Cela conduit le discours politique à se rétrécir aux dimensions d’un marché des intérêts et des droits : « Mais l’expérience humaine n’est pas faite que de calculs d’intérêts, de savoirs techniques ou de raisonnements juridiques. Ce qui fait une société, c’est l’histoire, c’est la langue, l’intelligence des rapports humains. L’ignorer fait des ravages ».

Aucune « science » politique ou économique ne peut nous dispenser de nous engager dans le « débat » (2) démocratique : « Il faut admettre une fois pour toutes que l’expérience démocratique par excellence est celle de la contradiction, y compris lorsqu’elle nous confronte à ce qui nous déplait souverainement ». Dès lors, la démocratie est un art de vivre dans le débat et le questionnement permanent pour échapper aux « prêcheurs de réponses toutes faites » et aux « marchands d’anesthésiques qui veulent nous vendre un monde où il n’y aurait plus lieu de se poser des questions ».

Il y a donc un inconfort dans la vie démocratique. Évoquant les combats menés au cours de l’histoire pour parvenir à d’indéniables progrès dans la vie sociale et politique, Marcel Gauchet conclut : « Nous avons mené cette bataille dans l’illusion selon laquelle, au bout du progrès, il y aurait quelque chose comme le repos dans une harmonie générale. Eh bien, non ! Au bout du progrès, on trouve de nouveaux problèmes et on est obligé de se poser de nouvelles questions ». Et il ajoute : « désormais, nous jouissons du confort de la liberté, mais nous le payons aussi de l’inconfort de la désorientation ».

Cet inconfort est une des explications majeures de l’augmentation croissante de l’abstention à chaque scrutin. Cette bouderie des urnes témoigne d’une attitude infantile vis-à-vis de la politique. Nous demandons à ceux que nous élisons de nous faire rêver pour mieux ensuite leur reprocher le prosaïsme de leur action quotidienne. Nous dénonçons leurs turpitudes pour mieux justifier les nôtres : puisqu’ils le font, pourquoi pas nous ? Nous finissons par réduire l’intérêt général à un système d’assurance pour nos intérêts individuels. D’où les thèmes obligés : plus de sécurité et moins d’impôts. D’autre part, l’omni-présence d’une économie financiarisée tenant lieu de politique transforme le bien commun en une consolidation comptable de nos soldes individuels. « La fameuse phrase de Kennedy, « Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays » serait imprononçable aujourd’hui ! ».

Cette réduction du politique est dangereuse pour la démocratie qui ne vit que de l’engagement permanent de chacun pour inventer le vivre ensemble. Dans un livre où il rassemble ses écrits sur l’Europe, Jorge Semprun définit ainsi le travail démocratique : « La démocratie est la meilleure méthode, la plus sûre et la plus humaine pour transformer la société, pour tous ceux qui aspirent vraiment à cette transformation, et non pas à la substitution d’une minorité par une autre. (…) Nous ne savons que trop que la démocratie, par son essence pluraliste et tolérante, parce qu’elle admet, et même postule, que le conflit civique d’opinions et de projets politiques se situe à la racine même de sa dynamique, pour toutes ces raisons, nous ne savons que trop que la démocratie est extrêmement fragile » (3).  Il serait dramatique que, face à cette fragilité, nous devenions des chômeurs de la démocratie. 

Bernard Ginisty

 

(1) Marcel GAUCHET : L’expérience démocratique par excellence, c’est celle de la contradiction, in La Croix L’Hebdo du 27-28 novembre 2021, p. 11-17.

(2) Marcel GAUCHET a été le rédacteur en chef de la revue Le Débat fondée en 1980 par l’historien Pierre NORA. Elle a cessé de paraître en septembre 2020. À la question de Marie Boëton : La revue Le Débat a cessé de paraître l’an dernier. Son fondateur Pierre Nora déplorait il y a peu : « il n’y a plus d’intellectuel, il n’y a plus que des engagés ». Pensez-vous de même ? », Marcel Gauchet répond : «Oui, et c’est un des motifs qui nous ont conduits à la décision d’arrêter la revue. La recherche désintéressée de l’intelligence des situations tend à être remplacée par la critique de ces situations. Cela stérilise la vie intellectuelle ».

(3) Jorge SEMPRUN (1923-2011) : Une tombe au creux des nuages. Essais sur l’Europe d’hier et d’aujourd’hui. Éditions Climats, 2010, p. 312-313. Jorge Semprun est né en 1923 à Madrid. Exilé en France avec sa famille en 1939, il entre très jeune dans la Résistance. Déporté à Buchenwald de 1943 à 1945, il est après la guerre un des dirigeants clandestins du parti communiste espagnol jusqu’à son exclusion du parti en 1964. En 1988, il devient ministre de la Culture dans le gouvernement espagnol jusqu’en 1991. Il est l’auteur d’une œuvre littéraire importante.

Publié dans Réflexions en chemin

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