Bethléem au forum : la crèche de Jacques Mérienne
Nous avons voulu nimber de la lumière de Noël les vœux que nous formons à votre intention en ce début d’année, amis internautes. C’est pourquoi nous empruntons au site de nos amis de Saint-Merry-hors-les-murs cet article consacré à la crèche que Jacques Mérienne, ancien curé de Saint-Merry, a réalisée pour l’église Saint-Eustache où il est aujourd’hui vicaire.
Conçue comme une « homélie visuelle », elle est à la mesure de l’édifice dans laquelle elle est installée. Mais nul doute qu’avec leurs moyens nécessairement plus réduits, bien d’autres lieux de culte ont fait de leurs crèches autant d’« homélies » traduisant comme elle l’« ici et maintenant » de la Bonne nouvelle de Noël. N’hésitez pas à nous les faire connaître, et nous nous en ferons l’écho.
Puisse l’esprit de Noël demeurer présent à nos esprits et dans nos cœurs tout au long de l’année : c’est cela la « bonne année » que nous vous souhaitons !
G & S
Saint-Eustache (Paris 1er) est un « haut lieu » de la production des crèches contemporaines dans les églises. En 2019, les artistes choisis, Enzo Certa et Cassandre Rain, avaient intitulé leur œuvre Un Come Back annuel.
La crèche de Jacques Mérienne est un Come Back (retour) très particulier. Ancien curé de Saint-Merry, vicaire désormais à Saint-Eustache, il dirige aussi une troupe de théâtre et a été choisi pour créer la crèche 2021. Il a ainsi interrompu temporairement le principe en vigueur dans cette église de confier à un ou des élèves des Beaux-Arts le soin de mettre en œuvre une installation pour célébrer Noël, avec le soutien financier de Ruby Mécénat.
Il le fait en incarnant son œuvre dans le territoire alentour de l’église qu’il connaît bien : le Forum des Halles traversé par des milliers de passants chaque jour. Il le fait en utilisant son médium favori : le dessin de BD qu’il utilise pour ses storyboards comme réalisateur. Il le fait comme observateur, analyseur et créateur de spectacles de rue, puisqu’il s’est introduit par ce biais dans l’art. Il le fait, ici, comme un « auteur d’homélie visuelle ». La rue est son monde de la conception et de la réalisation, il aime s’y trouver et y puiser ses matériaux (1).
Jacques Mérienne a donné un titre condensé à son œuvre : “Bethléem au Forum”. Deux lieux, deux temps rassemblés. Toute œuvre riche est propice à de multiples interprétations et regards. Jacques Mérienne esquisse une courte méditation artistique ; il est aussi possible de la relier, plus longuement, à la pratique des crèches dans cette église et à d’autres représentations artistiques.
En 2021, on ne vient pas seulement pour voir la crèche, à distance, on peut passer dedans en longeant les 20 dessins de deux mètres de haut suspendus dans « le carré des chanteurs » à l’écart du grand autel : le visiteur n’est pas un simple spectateur, il peut, s’il le désire, être un membre de la crèche car il est de la dimension des personnages. Il est dans l’œuvre, il la traverse comme un espace très particulier de l’église.
Cette crèche est immédiatement lisible. C’est la diversité des passants que Jacques Mérienne a voulu saisir avec leurs comportements, seuls dans la foule, en petits groupes affinitaires d’usagers de l’espace (cyclistes, piétons, musiciens, skaters ou riders, couples, personnes âgées, animaux de compagnie, etc.) avec leurs vêtements. Mais ils ne sont pas dessinés de la même manière, ils ont chacun leur individualité. Jacques Mérienne se révèle, ici, comme ethnographe de l’hypercentre de Paris.
Cette œuvre très contemporaine, une BD, est en fait dans la tradition artistique des crèches, populaire bien sûr, mais aussi sociale. Le dénombrement de Bethléem de Pieter Brueghel (vers 1525-1569) est bien connu.
Pieter Brueghel peint précisément et avec humour la réalité sociale du XVe siècle : la paysannerie. Jacques Mérienne, lui, dessine le milieu des urbains dans ce qu’est le Forum, le lieu de côtoiement de toutes les classes.
L’artiste flamand peint un menuisier avec sa scie à l’épaule ; son épouse est juchée sur un âne, tout à côté d’un bœuf. La couleur bleue du vêtement ne laisse aucun doute sur l’identité du couple. Il s’agit bien de Marie et Joseph seuls dans ce paysage, dans un village.
Chez Jacques Mérienne, Marie et Joseph sont des migrants au cœur de la capitale, ils ont leur valise et semblent bien seuls devant cette foule. Le Forum des Halles avec la Soupe Saint-Eustache est un lieu du centre, il y en a bien d’autres notamment au nord de Paris, où se rassemblent et viennent se nourrir les gens de la rue, les étrangers. Généralement, ils préfèrent le sac à dos individuel à la valise, mais ils l’adoptent aussi. Chez Jacques Mérienne, la valise, avec ses roulettes, exprime le signe traditionnel du voyageur contemporain.
Ces deux migrants sont entourés de personnes très différentes par leurs activités, leurs vêtements, leurs sociabilités. Ils sont tous en mouvement, autour des deux personnages centraux, eux, à l’arrêt, regardant les visiteurs dans les yeux, et, tout à leur joie, leur souriant. En art, cette composition relève du « moderne », Manet en étant le précurseur bien connu (2)
Interviewé dans le magazine de Saint-Eustache, Forum N°59, Jacques Mérienne aborde quelques points avec simplicité :
Cyril Trépier : Pourquoi la foule vous intéresse-t-elle ?
J.M. De multiples choses s’y passent, et la bande dessinée permet de raconter des histoires. Ces personnes, dont je connais plusieurs, renvoient à mes yeux à des scènes bibliques, comme la Samaritaine. C’est au cœur de cette humanité que naît le Christ. Jésus est né lors d’un voyage, et il y avait une foule, car ses parents n’ont pu loger à l’auberge. Chacun lira ensuite ce qu’il voudra dans ces dessins.
C.T. Ces dessins suivent-ils une chronologie ?
J.M. Ils ne portent pas de récit, mais je vois défiler des personnes. Elles n’ont pas de lien entre elles, mais cohabitent. Suivant des dizaines d’échelles de temps, elles s’entrechoquent au même endroit. C’est cette matière que je creuse, et je la trouve très musicale. D’ailleurs, parmi les passants que j’ai dessinés se trouvent des danseurs de hip-hop.
C.T. Certains personnages n’ont pas de visage.
J.M. C’est vrai. Cette absence de visage marque pour moi une absence d’intimité. Car, regarder ces personnes ne suffit pas à les connaître. Il faudrait, en plus de les regarder, s’asseoir avec elles dans un café, et commencer à parler. Mais, toutes ces personnes possèdent une histoire.
La force de cette crèche tient
- Dans le style : une BD de grand format, l’art contemporain se singularisant par la taille des œuvres ; une peinture noire sur fond blanc, sans couleur sauf l’espace des anges, de jeunes skaters s’élevant dans le ciel et son arc bleu (3).
- Dans la simplicité de la mise en scène : « le carré des chanteurs », caché du grand autel par des piliers, un espace bien modeste à l’écart du grand axe majestueux de l’église, comme pouvait l’être la crèche par rapport à l’auberge.
- Dans le contraste avec les crèches antérieures : la linéarité de l’accrochage, une sorte de mur de street art sans signature, plutôt une fresque sans besoin de cartel.
- Dans la proximité du sujet : il suffit de se retourner. La grande porte de l’église donnant sur le forum est vitrée, on voit défiler les passants, les cyclistes, les riders ; leurs habits sont souvent colorés, à la différence des dessins de Jacques Mérienne.
- Dans l’affirmation de la crèche aujourd’hui : « C’est au cœur de l’humanité que naît le Christ »
La question que l’on est en droit de se poser : quand la foule de ceux qui se croisent dans l’œuvre ou dans la réalité à 20 m, au-delà de la porte vitrée, devient-elle communauté ?
Peut-être quand elle s’éloigne de l’œuvre et s’assied dans la grande nef, pour écouter, chanter ou célébrer. Le dessin reste seul, un peu comme les personnages centraux.
Jean Deuzèmes
PS : Un rouleau n’est pas dévidé, c’est peut-être celui des rois mages. Quelle surprise de représentation nous attend ?
- Ces dessins font suite à deux œuvres sur la rue, « La Séptima », (Nuit Blanche à Saint-Merry), un film de 2011 sur la grande avenue du même nom à Bogota, en Colombie, puis un opéra improvisé, « Passionnez-moi », monté avec les artistes de la paroisse Saint-Merry en 2015. Le film comme l’opéra montraient une foule.
- Le regard direct du sujet au spectateur dans « Olympia », « Le déjeuner sur l’herbe » avait créé le scandale, tant il dénonçait les hommes familiers des courtisanes.
- Fortuitement, on notera quelques points communs avec l’œuvre « Merry Cathedral » de Saint-Merry où Jacques Mérienne a été curé : tous les personnages sont peints en noir, la seule figure en couleur étant la Vierge en haut du tableau. Ce tableau de Maxim Kantor traduit l’empathie et la compassion avec les foules, l’artiste d’origine russe ne peignant précisément que ceux qu’il connaît bien, sa famille et quelques amis.