Abus dans l’Église : va-ton réinventer le wergeld ?
Pendant des décennies, ont été commises dans l’Église, parfois déniées ou cachées par ses autorités, des abominations. Des clercs, en dépit de leur rôle prétendu de « pères » spirituels et de leur affectation à la chasteté, ont abusé d’enfants. Après une acceptation reconnaissante des conclusions de la CIASE par la hiérarchie ecclésiastique, des réticences, des remises en question se sont fait jour chez quelques intellectuels catholiques ou dans des milieux conservateurs de l’Église romaine. Le texte suivant n’a rien à voir avec ces contestations. Il se contente de soulever deux questions, peut-être mal posées et surtout difficiles à résoudre, ce qu’il n’a pas la prétention de faire.
En premier lieu, les autorités ecclésiales, mises au pied du mur par des témoignages irréfutables, ont été obligées de reconnaître ces abus et, ayant enfin pris conscience de leur gravité – même lorsqu’il y avait prescription ( !) – et ont proposé des dispositions utiles pour éviter que cela ne se reproduise.
On a beaucoup glosé, depuis la révélation de ces scandales, sur les réparations envisageables envers les victimes. Elles ont débuté par l’expression de la honte ressentie par les évêques et leur demande de pardon, dont acte. Ensuite, ils prévoient de verser une somme aux victimes en compensation du préjudice subi. La proposition n’est pas étonnante dans notre société où l’argent est censé tout régler. Est-elle « convenable », au sens propre du mot ? S’il ne s’agissait que de blessures physiques, ce pourrait être, après acceptation des parties concernées, satisfaisant.
C’est ce que prévoyait la pratique franque du « wergeld » (étendue à son empire par Charlemagne) : tel prix pour un œil, tel pour une main, tant pour un mort. La somme versée n’était ni une amende, ni des dommages et intérêts décidés par voie judiciaire, mais le « fruit » de négociations directes et d’accords privés entre les parties concernées. Cela constituait un progrès par rapport à la tradition « œil pour œil, dent pour dent ». Mais dans le cas présent, il ne s’agit pas de simples dommages corporels, mais d’atteintes à l’intégrité de l’être des personnes ayant subi ces « agressions sexuelles », voire ces viols. C’est toute leur vie intime qui a été bouleversée, parfois brisée de façon irrémédiable. Alors un peu d’argent peut-il compenser cette souffrance ? Il faut préciser le « un peu » car, compte tenu du nombre d’« ayants droit », on ne pourra guère compter sur des sommes fabuleuses, comme celles obtenues aux États-Unis dans ce type de crime, lorsqu’il est reconnu et puni. Dans un cas il serait pertinent : si la somme permettait à la victime de régler des soins nécessités par son traumatisme. Sinon, cette solution peut paraître « in-décente ». Reste à en trouver une qui serait plus juste et réalisable.
L’autre question est également difficile à régler, car elle oppose deux types de normes totalement étrangères l’une à l’autre. Faut-il supprimer le secret de la confession qui a permis à des coupables d’échapper à toute poursuite ? Sur le plan de la justice civile, ça a l’air simple : un confesseur reçoit d’un pénitent l’aveu d’un crime ; s’il ne le dénonce pas, il devient objectivement complice et doit donc le faire. Or le droit canon assure au pénitent, dans le cadre d’une confession sacramentelle, le secret absolu de son aveu. Quelles que soient les circonstances, le prêtre ne peut l’enfreindre sous peine d’excommunication majeure, relevant du seul pape, et de déposition. Conflit de droits ? Il n’est pas question de permettre que la « loi de Dieu » concurrence celles de la République laïque, encore moins qu’elle prévale sur elles dans le cadre de la cité.
On se trouve devant une pratique presque millénaire et qui ne relève pas d’une simple fantaisie. Sa principale justification logique se trouve au cœur même de la confession. Car, indépendamment d’autres raisons, sans la certitude que son aveu restera enclos entre son confesseur et lui, le pénitent ne se confierait probablement pas du tout. Le canon 21 du IVe concile de Latran (1215), a confirmé que le secret de la confession devait rester inviolable : « que le prêtre prenne garde de ne découvrir en aucune sorte, ni par parole, ni par signe, ni par quelqu’autre manière… les péchés de qui que ce soit… ». Cette obligation a été confirmée à la 14esession du concile de Trente (1551) et diffusée dans le Catéchisme de ce même Concile (Part. II : Du sacrement de pénitence, § 7. Du ministre…). On s’est demandé, à l’époque, si l’on ne pouvait admettre une exception pour un crime de lèse-majesté par exemple. Si quelqu’un projetait d’assassiner le roi pouvait-on (ne devait-on pas ?) le dénoncer pour empêcher ce meurtre ? Ce cas extrême a été discuté par des théologiens, mais la majorité des confesseurs s’est toujours prononcée pour le maintien du secret. Cette obligation était d’ailleurs parallèlement respectée par les tribunaux royaux, au point qu’en 1579, le Parlement de Toulouse, ayant eu à connaitre le cas d’un cabaretier assassin par l’entremise de son confesseur, renonça à poursuivre le coupable et condamna le prêtre à être pendu. Le parlement de Tournai, en 1705, envoya un prêtre dénonciateur aux galères… Cette contrainte du secret existe toujours dans le droit canon révisé sous Jean Paul II (1983).
Comment concilier cette règle intangible pour l’Église avec le code pénal, qui fait obligation à celui qui est averti d’un crime – et l’abus sexuel en est un – d’en référer à la justice ? Dans les 45 recommandations de la CIASE pour mettre fin aux abus pédophiles dans l’Église catholique, les recommandations 8 et 43 (qui se réitèrent) veulent être catégoriques et sont conformes au droit et à la justice la plus élémentaire (même si l’on peut s’interroger sur la compétence de la commission pour décider ce qu’est le « droit divin naturel ») : « le secret de la confession ne peut déroger à l’obligation, prévue par le code pénal et conforme, selon la commission, à l’obligation de droit divin naturel de protection de la vie et de la dignité de la personne, de signaler aux autorités judiciaires et administratives les cas de violences sexuelles infligées à un mineur ou à une personne vulnérable ».
Si l’on demeure dans le cadre du vécu dans l’Église, une solution parait envisageable. On peut présumer que le confesseur commencera par refuser l’absolution à un pédophile. Si le pénitent est un croyant sincère, cela devrait lui poser un problème de conscience et l’amener à résipiscence. Mais s’il a commis ces actes abominables, on peut craindre que sa conscience soit trop « souple », et sa « conversion » n’acquitterait pas le compte des actes passés. Ensuite, le prêtre devra l’inciter à se dénoncer lui-même : il pourrait même l’imposer comme pénitence, ce qui serait un moyen admissible de contourner la contrainte, comme le serait l’obligation de restitution pour un vol. On peut se demander, néanmoins, si ça marcherait : car cela supposerait, là encore, un pénitent sincère. Or comment faire confiance à un homme qui, s’étant engagé dans une « profession » de service, en a perverti les occasions de proximité avec un enfant ou une personne fragile ? Les Écritures (Lc 17,2, idem en Mt 18,6) règlent son sort plus sévèrement que les lois républicaines : « il vaudrait mieux pour lui qu'on mît à son cou une pierre de moulin et qu'on le jetât dans la mer ».
Le problème est réel, il ne peut être nié ni écarté d’un revers de main. Il semble insoluble. Le régler demandera beaucoup de travail, de bonne volonté et de subtilité juridique pour être tranché de façon pleinement satisfaisante.
Marcel Bernos