Les à-peu-près de la mémoire

Publié le par Garrigues et Sentiers

Soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie, demeure une évidente inconciliabilité, sinon une guerre, des mémoires. L’État français, l’État algérien, le peuple algérien, le peuple français, le peuple des « pieds-noirs », la communauté des harkis… n’ont pas, c’est le moins qu’on puisse dire, la même approche, il faudrait dire le même ressenti ni le même « utilisation » des « événements » ayant suscité ce qu’on a longtemps appelé pudiquement (ou hypocritement) des « opérations de maintien de l’ordre ». L’historien Benjamin Stora présente, à la fin de son riche Rapport sur Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la Guerre d’Algérie (janvier 2021), « différentes préconisations à mettre en œuvre pour une possible réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie ». Il y aura bien du travail, à l’à venir, pour discerner l’historique de l’idéologique, les réalités (au pluriel) de l’imaginaire ou de la propagande.

Quelques principes devront animer les chercheurs pour dégager une interprétation des faits, la plus exacte possible, de la gangue politique (souvent de politique intérieure aux États) qui les enchâsse.

 

La colonisation est un fait observable à travers l’histoire depuis l’Antiquité. Elle paraissait alors presque « naturelle » ; nos consciences actuelles y voient un mal absolu. Que l’on pense à son assimilation à un « crime contre l’humanité » proférée un peu abusivement par notre président ; ou le refus d’y voir quelques progrès possibles pour les peuples envahis (1) etc. Les esprits des époques antérieures à 1945 (Charte des Nations Unies reconnaissant le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », que la SDN avait été incapable de promouvoir) ont pu – sincèrement ou non –  la vivre sans problème de conscience majeur comme liée à un état du monde à un moment donné et lu à travers un « rapport de forces » entre des peuples, dont certains, appuyés sur des technologies plus efficaces, s’estimaient culturellement supérieurs aux autres.

La liste complète, qu’il faudrait nuancer en des formes multiples et diverses, en serait longue depuis les comptoirs carthaginois, les colonies grecques, le développement de l’Empire romain, l’« expansion » de l’Islam, les Croisades, les « Grandes découvertes » et les implantations européennes consécutives à travers le monde. La construction des grands empires coloniaux aux XVIIIe et XIXe siècles est le résultat complexe de recherche de matières premières, d’ouverture de marchés, d’établissement de positions stratégiques, de concurrence entre grandes nations occidentales, d’esprit d’exploration ou d’intentions missionnaire etc., plus rarement de peuplement.

 

La guerre d’Algérie, commencée le 1er novembre 1954, a été une guerre de décolonisation, dans une période de décolonisation générale de tous les grands empires. Le. 20 juillet 1954 marque la fin de la guerre d’Indochine qui, après la catastrophe de Diên Biên Phu, a manifesté aux peuples soumis la faiblesse des colonisateurs d’hier. Le 31 juillet, Pierre Mendès-France a promis l’autonomie au Maroc et à la Tunisie. On est à la veille de la Conférence de Bandung qui illustre l'entrée du Tiers-monde, anti-colonialiste et anti-impérialiste, sur la scène internationale. En outre, pour des raisons différentes, les deux plus grandes puissances (USA, URSS) appuient les mouvements de décolonisation, comme le démontrera la crise de Suez en 1956. Tout cela pour dire que le maintien de la France en Algérie, même s’il avait été légitime, relevait d’une espérance illusoire, faisant abstraction du contexte international. À ce titre, cette guerre injuste, qu’on aurait pu et dû prévenir, était aussi inutile.

 

Un aspect de l’affaire algérienne, qui s’est révélé peu à peu, reste peu exploré. Dans la résistance à l’invasion de 1830, et dès l’essor – au début du XXe siècle et surtout dans l’Entre-deux-guerres – des divers mouvements nationalistes : Étoile nord-africaine (1926), Association des Oulémas (1933), PPA (1937), MTLD (1946) d’Hadj Messali et jusqu’au FLN), qui vont aboutir à la « guerre de libération », la dimension islamique est présente. Elle est déterminante, dans la mesure où elle a contribué à forger une « identité », celle des 9/10e du peuple algérien, différente sinon contradictoire de celle de la nation française « indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

 

Toutes ces approches, très générales et incomplètes, pour essayer de comprendre la difficulté qu’on peut avoir pour analyser sereinement les faits relevant de la Guerre d’Algérie. Nous nous limiterons à un exemple, tragique mais d’ampleur limité dans les huit années qu’a duré cette guerre, parce que son souvenir est revenu dans l’actualité récente.

 

Ces jours-ci, on a évoqué, à l’occasion de la commémoration de son soixantième anniversaire, le souvenir du « massacre » du 17 octobre 1961 à Paris. Des manifestants algériens ont été brutalisés et, pour un nombre discuté d’entre eux (3 ? 38 ? 200  ?…) tués. Cet événement est symptomatique de la difficulté de parler objectivement d’un tel fait où les sentiments se mêlent forcément. La presse sest emparé de ce rappel douloureux, s’en tenant le plus souvent au « factuel », sans analyser sa situation stratégique. Une certitude : la violence et l’acharnement de la répression ont dépassé scandaleusement la situation de fait : une manifestation « désarmée » – et jusque là – « pacifique ». Les faits, longuement minimisés ou occultés par le gouvernement français, ont dernièrement donné lieu à une déclaration du président Macron, qui les identifie à des « crimes inexcusables pour la République ». La violence inutile est certes toujours inexcusable.

Cependant, on n’a pas vu beaucoup de commentateurs rappeler que cette manifestation était organisée par le FLN-France, à Paris, alors que la guerre – on est à six mois des accord d’Évian (qui seront si peu respectés) – sévissait en Algérie contre ce même FLN, avec son lot d’attentats, d’actions militaires, de représailles tout aussi sanglant. Qui dira comment le gouvernement aurait dû traiter cette expression politique de l’adversaire au cœur même de la capitale ? Mais une question préalable demeure : pouvait-on l’admettre ? Laisser faire et jusqu’où ? Une fois de plus, il ne s’agit pas de justifier la brutalité de la réaction policière, il convient simplement de dire que la question n’était pas si simple. La mauvaise conscience coloniale de beaucoup de Français fausse d’avance les réponses à ces problèmes au profit d’une vision paresseusement manichéenne de la réalité.

Jean-Baptiste Désert

 

  1. Pensons, pour prendre un exemple dépassionné, à l’évolution de la Gaule après César, malgré les exactions de celui-ci, qu’il ne faut pas nier.

Publié dans Réflexions en chemin

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