L’Église affronte une crise fondamentale
Qui peut en parler légitimement ?
Les victimes des dérives, des délits, des crimes, sont légitimes dans leur cri, leur colère, leurs revendications (plutôt que des demandes), leurs exigences. Elles ont une légitimité première.
Nous ne commenterons pas ici le rapport de la CIASE : excellent travail avec propositions à discuter (pas seulement par les évêques). Ce doit être un travail qui va prendre plusieurs années si on veut le faire sérieusement.
Chrétiens laïcs, nous proposons une réflexion sur ce qui s’est passé et sur l’avenir immédiat. Notre légitimité vient de ce que, chrétiens (et catholiques) nous sommes concernés au premier chef (mais après les victimes) par cette question. L’épiscopat a commencé à répondre, mais ce sont tous les chrétiens qui sont touchés par ce sujet.
Nous sommes dans l’Église (partie catholique en l’occurrence), comment oser porter des jugements comme si nous étions extérieurs, témoins de ce qui se passe, avec le point de vue de Sirius ? Aussi est-ce avec « crainte et tremblement » que nous le faisons, mais nous pensons que c’est notre devoir. Notre devoir parce que nous voulons et devons appartenir à une Église signe du salut.
Nous ne pouvons nous résigner à ce que l’Église devienne un obstacle à la transmission de la foi à ceux qui nous succèdent. Alors nous devons regarder, réfléchir et parler.
Situation sociale dans laquelle la crise s’est développée
Dans les années 50 jusqu’aux années 70, et même jusqu’en 2000 pour certains, les questions de viol (des femmes ou des enfants) étaient considérées comme secondaires par toute la société, en particulier la Justice. L’attirance envers les enfants, les « gestes déplacés », dans un contexte après 68 de libération des mœurs, étaient assez généralement tolérées, il a fallu du temps pour qu’on comprenne qu’il s’agissait d’une pleine dérive. On estimait que les victimes pouvaient se relever sans trop de difficultés, on se préoccupait seulement de condamner les agresseurs, sans d’ailleurs trop se préoccuper de la récidive. Le viol n’était de fait pas criminalisé, l’agression sexuelle sans viol était très peu prise en compte. Les victimes étaient même souvent mises en cause pour leur « passivité » devant l’agression. Souvenons-nous du procès de Bobigny, de celui d’Aix-en-Provence.
Les yeux se sont ouverts grâce aux luttes de certains et certaines, Gisèle Halimi était devenue une icône pour les acteurs de ces combats commencés ou du moins médiatisés à partir des années 70. Mais ils n’ont pu bousculer vraiment la société qu’à partir des années 2000 : le viol a été criminalisé de fait (il l’était en droit seulement) par la loi de 1980. Petit à petit l’agression sans viol a été considérée, la pédocriminalité a été prise en compte et poursuivie, cela surtout depuis les années 2000. Cependant la parole des victimes a eu beaucoup de mal à émerger. Les victimes d’agression sexuelle étaient considérées de la même façon que celles des autres types d’agressions. Il a fallu les témoignages des dernières années pour comprendre quelle dévastation ces délits et ces crimes sexuels opéraient, et donc la nécessité d’une prise en considération autrement sérieuse des victimes.
On peut ainsi considérer trois périodes : 1950-2000 (séparée en deux : 1950-1970 et 1970-2000), 2000-2010, 2010-maintenant. La lourdeur des responsabilités n’est pas la même dans chaque période.
La société (nous tous) est coupable de cécité, de peu d’intérêt pour ceux qui souffrent (les victimes), ce qui ne permettait donc pas de prendre en compte cette souffrance. La Justice, à la suite de la société, s’intéressait au vol (droit absolu de propriété) et à l’assassinat (droit à la vie... sacralisé par l’abolition de la peine de mort). Le reste était marginalisé.
Responsabilité du clergé (évêques et leurs mandants)
Les évêques sont premiers responsables de par leur fonction, mais c’est tout le corps clérical qui est en cause, les prêtres transmettant la parole épiscopale. Leur responsabilité est d’abord la même que celle de toute la société dans ces années. Cécité devant la souffrance des victimes, devant la gravité de tels actes. Mais les évêques étant en position de pouvoir ont une responsabilité particulière, c’était d’abord à eux d’être attentifs à ces dérives (ces crimes) et à les traiter. Ils ont attendu que la société les dénonce (la Justice au début, mais rarement) pour ouvrir, un peu, les yeux.
D’un point de vue chrétien ils sont très coupables (au-delà donc de responsables) : l’Église est en dialogue constant avec la société, comme tout autre groupe de pensée, la franc-maçonnerie par exemple. Cela est de droit, la société ne peut occulter les courants de pensée qui la parcourent. Mais pour ce qui est de l’Église, c’est son devoir premier.
Qu’est-ce que sa mission, si ce n’est d’annoncer l’Évangile ? Et cette annonce commence par l’appel aux valeurs évangéliques. L’Église s’exprime constamment pour défendre la liberté de l’enseignement, le refus de l’avortement (sans parler de celui de la contraception qui est toujours formellement en vigueur), etc. Certes il y a toujours eu des voix pour réclamer l’attention aux discriminés, à ceux qui souffrent, mais en général, au-delà de pieux discours, elle a été incapable d’avoir une parole évangélique qui interpelle la société. Elle n’est pas « du monde » (Jn 15, 19), mais dans le monde, dans lequel elle doit témoigner grâce à « l’Esprit de vérité »(Jn 15, 26). En l’occurrence elle semble avoir été totalement « du monde » et avoir négligé « l’Esprit de vérité ». Elle a oublié son rôle sur le point essentiel de la considération des victimes et, vis-à-vis d’elles, de la mise en pratique de l’Évangile.
À cela s’ajoute un certain nombre de dérives qui expliquent cette cécité de l’institution ecclésiale.
- Elle a estimé que son devoir premier était de se protéger comme institution plutôt que de faire la vérité.
- Elle s’intéressait plus à l’agresseur, qui était membre de l’institution et donc qu’elle voulait protéger.
- Elle estimait qu’une fois le pécheur repenti (vis-à-vis de l’institution, dans le sacrement de pénitence), l’affaire était réglée. Sans regarder les conséquences pour les victimes, ni les risques de récidive ailleurs.
- Elle considérait le péché comme un acte individuel contre Dieu, sans trop se préoccuper du péché contre l’autre. Elle a oublié que c’est dans son frère qu’on rencontre Dieu. Exemple du psaume 51, magnifique, mais qui dit : « contre toi, toi seul, j’ai péché ».
L’institution est ainsi responsable de son inaction, vis-à-vis de la société et encore plus vis-à-vis de l’Église, rassemblement des disciples du Christ. Elle est responsable du fait que sont en cause ses clercs, membres de l’institution. Et bien des hommes de cette institution sont coupables de ce manquement grave à leur devoir d’attention aux victimes. Responsables collectivement, coupables individuellement.
Les évêques viennent de faire collectivement de grandes avancées, à Lourdes. Cependant ils n’ont pas invité Jean-Marc Sauvé, ni aucune association de victimes (les religieux, eux, l’ont invité). Ils sont restés dans le quant-à-soi, choisissant quelques invités. Peut-être le fallait-il pour une première rencontre, mais il faut en sortir rapidement. Ils déclarent créer des commissions de laïcs, mettre des femmes à la présidence. Ces commissions ont pour but de mettre en œuvre (ou au moins d’étudier) les recommandations du rapport de la CIASE. Tout ceci est bien, on ne l’espérait plus !
Mais la réforme doit aller beaucoup plus loin, ne pas se limiter à traiter de la pédophilie dans l’institution. Et là encore les évêques décident seuls, choisissent seuls. Ils gardent tout leur pouvoir seuls. Ce n’est pas admissible. C’est toute l’Église qui doit élaborer la réforme nécessaire. Comment ? C’est le rôle du synode d’en trouver les voies, sans mettre de fait les laïcs de côté (par exemple en ne leur laissant pas le temps de s’organiser, en leur imposant les thèmes et directions de réflexion, etc.). Demander l’intervention du Vatican, n’est-ce pas encore se complaire dans le rapport hiérarchique ? L’avenir le dira. On croyait le pape seulement « primus inter pares », quelle est la légitimité de l’autorité vaticane ?
Le pourquoi du non-traitement de ces dérives
- Est déterminante la mise à part du prêtre par le célibat : être célibataire n’implique pas la pédophilie ou autre dérive, évidemment. Mais la mise à part du prêtre, du fait du célibat consacré, le met dans une position qui le protège en cas de dérive de sa part, et le laisse seul dans ses difficultés à vivre.
- La sacralité du prêtre remonte à 16 ou 17 siècles. Elle n’est pas d’origine et son ancienneté n’en garantit pas la pertinence. Non seulement le prêtre est mis à part, mais sacralisé, il devient intouchable… et insoupçonnable.
- Combien donnent une valeur absolue au caractère charismatique des personnes, confondu avec leur caractère séducteur ? « Qui veut faire l’ange... ». Un « bon chrétien » devait être dans l’admiration des prêtres (ou de certains laïcs parfois, on a des exemples malheureux) qui ont du charisme. Sinon on est un « mauvais chrétien », un « tiède ». Combien d’exemples, depuis une dizaine d’années, de dérives de ces personnages charismatiques !
- Il faut en finir avec le pouvoir du prêtre sur les fidèles. On a pris l’habitude de condamner ceux qui critiquent le clergé. Le fidèle est dit « mauvais chrétien » s’il n’est pas obéissant (on parlait souvent de « mauvais esprit »). Bien souvent ce sont ces « mauvais esprits » qui, découragés par de telles relations, sont partis en silence. On regrettait la diminution de la pratique, mais l’institution respirait mieux avec leur départ…Quant aux esprits libres, il y a longtemps que la majorité d’entre eux est allée voir ailleurs.
Nous aussi, laïcs, sommes responsables
Il est curieux que dans tous les discours actuels on parle peu, ou pas du tout, des laïcs, qui seraient donc hors de toute responsabilité. Cela permet à certains d’exiger la démission des évêques. On comprend un tel désir, mais qui est légitime pour la réclamer, hormis les victimes elles-mêmes (nous ne jugeons pas ici si elle est souhaitable) ?
Nous pensons que nous sommes, nous laïcs, responsables, voire pour certains d’entre nous coupables. Pour cette raison, d’ailleurs, nous pensons contre l’avis général qu’il serait normal que les chrétiens participent à l’indemnisation des victimes. Évidemment pour cela, il doit être bien clair qu’aucun reçu permettant une déduction fiscale ne serait donné, la société, dans son ensemble, n’a pas à subventionner.
- Globalement, nous avons accepté la façon dont les Évêques ont tout fait pour minimiser les abus. Nous n’avons pas remis en cause la conception d’un clergé célibataire et sacralisé. Nous avons accepté la part infime laissée aux femmes dans le fonctionnement de l’institution et leur mise de côté en ce qui concerne l’économie des sacrements. Nous avons globalement accepté l’idéologie qui justifiait une telle mise à l’écart.
- Certains parents ou proches n’ont pas voulu croire ni écouter leurs enfants ou les victimes rencontrées, en dévalorisant leurs témoignages qui mettaient en cause leur dévotion aux prêtres. Ou d’autres n’ont pas voulu entrer dans la compréhension de la douleur des victimes, les incitant à tourner la page sans se préoccuper du devoir de justice, sans se préoccuper de l’impossibilité pour nombre d’entre elles de se relever.
- A été très générale notre attitude de soumission aux prêtres. Cela protégeait notre sécurité, notre quiétude morale (si j’obéis je suis dans la bonne voie) et nous dispensait de rechercher la vérité de notre foi (et de son application dans notre vie). S’y ajoute cette injustice de faire porter au prêtre tout le poids de nos vies. Et maintenant ils portent la honte de ce qui s’est passé. Et nous serions blancs comme neige ?
- Trop souvent les personnes qui se disent chrétiennes ignorent le b-a-ba de l’enseignement de notre foi, comme si l’obéissance au prêtre suffisait. Alors une théologie obsolète, sur le sacerdoce, les sacrements, la sacralité, etc. a pu perdurer. Elle arrangeait tout le monde, l’institution et les fidèles. Cela a grandement facilité les retours en arrière après Vatican II (qui déjà n’était pas tellement progressiste). Sont surtout responsables nous, chrétiens qui se veulent engagés, ceux qui prétendent baser leur vie sur leur foi. On ne peut pas demander la même chose à l’ensemble des chrétiens qui de fait sont assez loin de la pratique. Depuis longtemps ils se sentent peu concernés par ce que dit ou fait l’institution. Ceux-là pourront retrouver une foi vivante si l’Église rénove de fond en comble ses pratiques, si elle devient ce qu’elle devrait être. Elle doit rechercher ce pour quoi elle a été fondée. Combien d’usages, d’habitudes, d’affirmations marquées historiquement et culturellement, devenues des pseudo-évidences, doivent être mises en question, repensées, et cela avec audace, en renonçant au confort de « ce qui a toujours été ».
- Nous avons été aveugles devant les victimes (pas seulement d’abus sexuels), les pauvres, les laissés-pour-compte. On développe sa relation à Dieu, à ses « représentants », pour le reste on n’a que des paroles insignifiantes (cf. certaines prières du canon de la messe, les prières universelles ordinaires).
- Nous n’avons plus le droit d’accepter de mettre le clergé sur un piédestal, ni le mélange des genres entre autorité et accès aux sacrements. Les évêques, comme premier réflexe, ont demandé de jeûner et prier. Là encore il s’agit d’un mélange des genres bien discutable que nous avons trop accepté. Prier est bien, faire justice est premier et ne doit pas être occulté par la prière.
- Quant aux agresseurs, nous ne pouvons non plus pas les abandonner. Dieu n’abandonne personne. Quelle solution ? Nous n’en savons rien, mais nous ne pouvons pas les passer par profits et pertes.
Quelle suite à donner ?
Le synode est en préparation. C’est l’occasion de se battre pour une véritable transformation de l’Église. On ne peut d’ailleurs accepter que la part des laïcs soit limitée dans le temps comme c’est demandé par l’institution. Il faudra beaucoup de temps pour cela. Le Concile, limité aux évêques, a pris des années, on voudrait que les laïcs, appelés pour la première fois à débattre de l’Église, le fassent en deux ou trois mois !
Il faut revoir la séparation nécessaire entre le pouvoir d’organisation et celui des sacrements. Il faut reconnaître la place des femmes partout où il y a actuellement des hommes. Aucune distinction ne peut être justifiée...si ce n’est par la coutume, source de confort.
Pourquoi nous, catholiques, regardons si peu du côté de nos frères protestants – tout aussi chrétiens que nous – leur façon de penser, et de vivre, la gouvernance de leur Église, le pastorat, la place des femmes ? Nous ne devons pas nécessairement nous aligner sur eux, mais on pourrait les écouter, voire échanger avec eux sur ces sujets. Mais cela ne peut se faire qu’en revenant sur les notions de sacerdoce, de sacrement, de sacralité, etc. Si on n’y touche pas, rien ne se fera. Bien des théologiens ont travaillé et considérablement avancé sur ces questions, quand-est-ce que les responsables de l’Église les liront, les écouteront, leur demanderont d’intervenir ? Ils ont l’impression de parler dans le désert. Là aussi on touche une responsabilité des évêques (ne parlons pas du Vatican !). Ils respectent bien peu leurs théologiens. Ils ne peuvent se déclarer gardiens du « dépôt de la foi » (horrible notion) et ignorer tout ce travail qui se fait autour d’eux.
L’évêque est porteur de l’unité du Corps du Christ, lourde fonction qui exige un grand respect, mais qui n’est pas une fonction de pouvoir, qu’il soit sacramentel ou d’organisation.
Il faut aller bien au-delà des préconisations de la CIASE. Elles devraient devenir des réalités comme conséquence d’une véritable réforme de l’Église, qui s’appuie sur les nombreux travaux des théologiens et sur le « sensus fidei », l’apport de tous les chrétiens, proches ou éloignés de l’institution.
« Jésus leur répondit “Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai”. Les Juifs lui dirent alors “Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèveras ?” Mais lui parlait du sanctuaire de son corps » (Jn 2, 19 - 21)
Il a fallu 20 siècles pour bâtir l’institution actuelle de l’Église, il est temps de détruire ce sanctuaire pour que le Christ le relève : l’Église est le Corps du Christ.
Christian Biseau & Marc Durand