L'« infarctus théologique » de la synodalité

Publié le par Garrigues et Sentiers

Je me suis rendu compte que nous sommes déjà plongés, du moins théologiquement, dans un temps de préparation synodale sur le « marcher ensemble » ; une tâche qui est aussi intimement liée à la compréhension et à l’exercice de la primauté de Pierre et, bien sûr, à ce que François appelle joyeusement « la conversion de la papauté ». Et, également, avec la coresponsabilité de tous les baptisés non seulement dans l’évangélisation et la célébration, mais aussi et surtout dans le gouvernement et le magistère de l’Église.

Et ce dernier point est quelque chose que je ne trouve pas, pour l’instant, présent dans les contributions théologiques que j’ai lues dans la phase précédant le début du processus synodal qui s’ouvrira en octobre 2021 prochain et qui, débouchant sur des synodes dans les Églises locales et d’autres réalités particulières (octobre 2021-avril 2022), conduira à une phase continentale (septembre 2022-mars 2023) puis à la phase dite « de l’Église universelle » (octobre 2023).

Les deux interprétations de la primauté de Pierre

Le 20 mars 1955, Y.-M. Congar se plaint amèrement dans son journal de son traitement par le Saint-Office : « Ils veulent réduire à rien un homme qui n’est pas leur laquais » (Journal d’un théologien (1944-1956), Madrid 2004, pp. 404-405). Et il y explique que la cause de ces souffrances est à rechercher dans son penchant pour l’une des deux interprétations contradictoires de Matthieu 16,19 : « À toi, je donnerai les clés du royaume des cieux ; et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux ».

Pour les Pères de l’Église, soutient le théologien français, ce qui est fondé sur Pierre, c’est l’Église. Par conséquent, les pouvoirs conférés à Pierre passent de lui à l’Église. C’est le contenu et le sens fondamental de ce passage, dans le contexte duquel, poursuit Y. M. Congar, certains écrits des Pères sont basés sur Pierre. Certains Pères, poursuit Y. M. Congar (surtout en Occident) ont admis l’existence d’une primauté canonique – c’est-à-dire seulement juridique – de l’évêque de Rome au sein de l’Église.

Cependant, la compréhension patristique de ce passage de l’Évangile a commencé à être altérée – peut-être à partir du deuxième siècle – lorsque Rome a cru voir dans Matthieu 16,19 sa propre institution. Selon cette interprétation, les pouvoirs du Christ ne passent pas de Pierre à l’Église, mais de Pierre au siège romain. La conséquence d’une telle exégèse est claire : l’Église « ne se forme pas seulement à partir du Christ, via Pierre, mais à partir du pape ». Cela signifie que la cohérence et la vie de l’Église – étant construite sur Pierre – repose sur le pape et ses successeurs, tête de la communauté chrétienne et, par conséquent, lieu de résidence du plein pouvoir (plenitudo potestatis).

Toute l’histoire de l’ecclésiologie, poursuit le théologien dominicain, est l’actualisation permanente d’un conflit (tantôt latent et pacifique, tantôt vif et ouvert) entre ces deux conceptions de la papauté et du gouvernement ecclésial : celle qui soutient que le pouvoir du Christ atteint toute l’Église par l’intermédiaire de Pierre, et celle qui défend que le pouvoir du Christ passe à Pierre et de Pierre à Rome. C’est un conflit qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui et qui n’a pas pris fin, malgré les efforts de Rome elle-même pour étendre son interprétation au reste de l’Église.

Heureusement, il existe des exceptions notables qui indiquent que Rome n’a pas atteint son but et qui, surtout, montrent la persistance de la conception patristique de la primauté de Pierre, et donc aussi du gouvernement ecclésial.

Par exemple, l’Église d’Orient a maintenu la position des Pères (bien que dépouillée de ses aspects les plus positifs). De même, l’Église d’Afrique (qui a disparu à cause de l’islam) est restée fidèle à l’interprétation patristique de Mt 16, 19. Même dans l’Église catholique elle-même, une certaine résistance à une telle conception romaine n’a jamais cessé d’exister.

Notre tâche (ma tâche) consiste, disait le théologien dominicain, « à faire en sorte que cette vérité ne soit pas étouffée ». Par conséquent, « il faut que, lorsqu’un pape raisonnable arrive ou que le Souverain Pasteur apparaît, il trouve encore l’Église en clameur, comme dit Pascal ». Et il poursuit, presque prophétiquement, « au rythme où vont les choses, on peut prévoir quelle sera la prochaine étape de l’ecclésiologie papiste : elle consistera à affirmer que les congrégations romaines font partie du magistère ordinaire ; qu’elles sont la partie supérieure de ce magistère, qui, lui, réside dans le gouvernement pontifical ».

La mise en œuvre et l’arrêt de la collégialité épiscopale

Heureusement, le Concile Vatican II a dépassé la thèse intenable selon laquelle les évêques recevaient leur juridiction (iure divino) directement du pape, comme l’avait notifié Pie XII en son temps (Encyclique Ad signarum gentes, 1954).

La Constitution dogmatique Lumen Gentium récupère le fondement christologique de l’épiscopat (les évêques sont « vicaires et délégués du Christ », et non du pape), ainsi que la collégialité dans le gouvernement ecclésial et invalide la séparation entre le « pouvoir d’ordre » et le « pouvoir de juridiction » en rappelant que l’autorité des évêques n’est pas accordée par le pape, mais découle du sacrement de l’Ordre.

Dans la lettre apostolique De episcoporum muneribus (1966), Paul VI reconnaît que l’autorité des évêques est « propre, ordinaire et immédiate » dans leurs églises locales. En outre, par le Motu ProprioApostolica sollicitudo (1965), il a institué le Synode des évêques pour assister la papauté dans sa sollicitude pour l’Église universelle et a institué les Conférences épiscopales, les dotant d’une certaine capacité juridique et magistérielle. Ce sont des décisions qui l’accréditent – pour reprendre l’expression proposée par Y.-M. Congar – comme un « pape tout à fait raisonnable ».

Mais il y en a d’autres qui le remettent en question : la « réserve » au primat de toute une série de questions théologiques et pastorales d’une importance et d’une actualité énormes (parmi elles, la possibilité de l’ordination des femmes) ; la soumission du Synode des Évêques à l’autorité « directe et immédiate » du Pontife Romain et ses énormes difficultés à imaginer (et à articuler) un gouvernement vraiment collégial avec la collaboration des Conférences Épiscopales ou, au moins, de leurs présidents.

Le pontificat de Jean-Paul II est, comparativement, « plutôt moins raisonnable » que celui de Paul VI. Il est vrai qu’il demande de l’aide dans l’encyclique Ut unum sint (1995) pour repenser l’exercice de la primauté et la manière de gouverner l’Église. Il est vrai aussi qu’il a même ouvert le débat sur le retour ou non au modèle des patriarcats, en vigueur au premier millénaire ; un débat que la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, présidée par J. Ratzinger, a rapidement tenté de clore en convoquant un séminaire ad hoc avec des experts opposés à une telle possibilité.

Cependant, il s’agit d’une papauté dans laquelle on revient à la séparation préconciliaire entre le « pouvoir d’ordre » et le « pouvoir de juridiction » ; le rôle de la Curie vaticane dans le gouvernement ecclésial est renforcé – au prix de la sacramentalité et de la collégial

Le « boom » de la synodalité sans coresponsabilité baptismale ?

François, contrairement à ses prédécesseurs, est allé beaucoup plus loin. D’abord parce qu’il a entrepris de consulter, avant chaque Synode des évêques, le peuple de Dieu. En outre, il a exhorté certaines conférences épiscopales (par exemple, la conférence italienne) à ouvrir des processus synodaux. Et il a révisé le statut des synodes d’évêques (Episcopalis Communio, 2018), ouvrant la possibilité de tenir des synodes extraordinaires (1 & 2.3) ou des synodes spéciaux et délibératifs (Ibid., 18 & 2). Il s’agit d’une avancée remarquable. Mais, surtout, en convoquant un processus synodal unique qui culminera avec la célébration de l’Assemblée générale ordinaire du Synode des évêques en octobre 2023.

Cependant je ne vois pas que – accompagnant ces décisions – deux questions soient abordées – au moins dans la communauté théologique – qui me semblent cruciales : l’une, théologique et dogmatique, et l’autre, juridique et organisationnelle. Nous verrons si elles apparaissent dans le « Document préparatoire » qui, accompagné d’un Questionnaire et d’un « Vademecum » avec des propositions de consultation dans chaque diocèse, doit être envoyé par le Secrétariat général du Synode en avril 2021 au plus tard.

L’aspect théologique ou dogmatique consiste à dépasser la dépendance cléricaliste et paternaliste actuelle – typique d’une théologie et d’une ecclésiologie hiérarchiques – en faveur d’une dépendance dans laquelle une participation conjointe et coresponsable de tous les baptisés à la triple fonction de célébration, d’enseignement et, surtout, de gouvernement est réellement possible. Par conséquent, j’insiste, non seulement sur la célébration ou l’enseignement – comme cela a été promu, d’ailleurs, de façon très modeste, jusqu’à présent – mais aussi sur la direction de l’Église grâce à la participation de tous les baptisés au sacerdoce du Christ (Lumen Gentium, 10), et non à celui du ministère ordonné.

Celui qui prend la peine de parcourir le quatrième chapitre de la Constitution dogmatique Lumen Gentium, consacré aux laïcs, verra comment leur participation au sacerdoce commun et à la fonction prophétique est traitée en soi (LG, 34 et 35) et comment leur participation au service du gouvernement est traitée en termes d’obéissance à la hiérarchie (LG, 36 et 37). Et, de même, on peut voir comment il est recommandé aux pasteurs de promouvoir, dans le cadre de cette obéissance, la responsabilité des baptisés, car la direction de l’Église est l’affaire des pasteurs, avec « l’aide de l’expérience des laïcs » (LG, 37). Cette référence, en termes de « collaboration » ou de « participation » au ministère ordonné – et non au sacerdoce du Christ par le baptême – est suivie d’un commentaire lamentable sur « l’amour paternel » avec lequel les pasteurs doivent s’occuper des laïcs et les traiter : un discours paternaliste que l’on ne retrouve pas dans les numéros précédents. Le décret Apostolicam actuositatem, au numéro 10, s’inscrit dans la même veine théologique.

Il est évident, me suis-je dit plus d’une fois, qu’un Synode sur la synodalité et contre le cléricalisme qui n’aborde pas cet « infarctus théologique et dogmatique » ou, du moins, ce court-circuit entre les numéros 10 et 36-37 de la Constitution dogmatique sur l’Église a toutes les chances de finir par générer une énorme frustration. Encore plus si les attentes sont aussi élevées que celles que l’on peut percevoir dans de nombreux domaines de l’Église.

Mais j’ai indiqué qu’en plus de la question théologique et dogmatique, il y a une autre question d’ordre juridique et organisationnel (canonique) qu’il me semble également urgent d’aborder : imaginer et discuter les modalités possibles de « Synodes de tout le peuple de Dieu » dans lesquels ne sont pas seulement présents des représentants des évêques, mais aussi des prêtres et des diacres, ainsi que des religieux et des religieuses et, bien sûr, des laïcs. La récupération des synodes des évêques par Paul VI a été un pas important, mais je crois que le moment est venu de récupérer, de la même manière, une synodalité qui reflète les sentiments – au moins la majorité – de tout le peuple de Dieu, et pas seulement ceux des évêques. Le Synode de 2023 est une magnifique occasion d’aborder cette question et de formuler des propositions qui la rendront possible.

Voici la deuxième question qui me semble d’une importance capitale et qui, si elle était traitée, permettrait de qualifier le pontificat de François, après dix-sept siècles de cléricalisme, d’« exceptionnellement raisonnable » ; ou, en termes académiques, de mériter un diplôme d’honneur.

Les utopies d’aujourd’hui, évidences de demain

Je suppose (bien que ceux qui disent que c’est trop supposer ne manquent pas) qu’en abordant ces deux questions, en plus de récupérer la dignité christologique de tous les baptisés, de remettre le laïcat à sa juste place et de commencer à laisser l’autoritarisme dans le caniveau de l’histoire, nous recréerions – d’une manière à la fois imaginative et traditionnelle – le fondement de l’Église et de ses pouvoirs, comme le soutenait Y. M. Congar, conformément à l’interprétation des Pères. Et je suppose que nous pourrions assister à une compréhension renouvelée de la primauté de Pierre et, en particulier, de sa responsabilité pour l’unité de la foi et la communion ecclésiale, sans que cela ne nuise au débat entre exégètes.

À l’heure actuelle, je ne vois pas d’autre moyen d’éviter « l’infarctus théologique et dogmatique » qui hante la synodalité. Ou, si l’on préfère, le « court-circuit » entre le fondement christologique et la soumission des laïcs au ministère ordonné (même s’il prétend être adouci par le recours à des termes comme « collaboration » ou « coopération ») qui, présents dans Lumen Gentium, 36-37, sont la racine du cléricalisme.

Même si tout cela n’aboutit à rien, je pense que nous sommes assez nombreux à être conscients que, de même que les pragmatismes d’aujourd’hui sont les péchés d’un avenir pas si lointain, les utopies d’aujourd’hui sont les évidences de demain

Jesús Martínez Gordo, théologien

Sources

Texte original en espagnol : https://www.religiondigital.org/opinion/infarto-teologico-sinodalidad-Gentium-Concilio-FRancisco_0_2362863705.html

Traduction en français : https://nsae.fr/2021/07/31/l%E2%80%89infarctus-theologique%E2%80%89-de-la-synodalite/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_campaign=newsletter-nsae_97

Publié dans Réflexions en chemin

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