Du bon usage de l’Assomption

Publié le par Garrigues et Sentiers

Corps feminin, qui tant est tendre,

Polly, souef, si précieux,

Te fauldra-t-il ces maulx attendre,

Ouy, ou tout vif aller ès cieulx ?

Cette Assomption avant le dogme – mais il était depuis longtemps dans les tiroirs – déguise sa provocation sous la naïveté du propos comme sait si bien le faire cet adorable pendard de Villon. Dans le Testament, elle est logée entre la Ballade des Dames du temps jadis qu’elle précède, avec sa litanie dépaysante et envoûtante de noms enchanteurs des belles inconnues qui entraînent fortuitement avec elles le charme ambigu d’Alcibiade, et un tableau convulsif de danse macabre qui clame les atroces soubresauts de l’agonie dans ce qu’ils ont de plus insoutenable.  

Qui ne souhaiterait les épargner, à soi-même bien sûr, mais aussi à ceux qu’il aime le plus profondément ? La mère du Christ est devenue au fil des siècles le refuge de toutes les victimes de l’implacable. Figure de la mère, du féminin conçu dans son lien à l’amour prêt à tous les sacrifices de soi pour l’être aimé, elle écartèle pour toujours l’humanité en deux attirances qu’on a voulu sexuées, et à qui les extravagances régressives du féminisme woke assurent un bel avenir. Face à lui, le monde des certitudes, de l’endurcissement, de l’inexorable, dresse ses emblèmes du guerrier et du paterfamilias dans un idéal de virilité justifié par l’invocation du réalisme. Les humains des deux sexes et autres, comme on dit à la pension Vauquer, de plus en plus dégagés de leurs assignations biologiques, naviguent entre les appels de ces deux sirènes.

Le panthéon chrétien, Père et Fils barbus, et Esprit qui a pris leur genre après avoir perdu son féminin sémitique originel, n’en pouvait plus de ce huis-clos de chambrée, et l’irrésistible effusion de la figure mariale a envahi la chrétienté comme le recours suprême. Que le Dieu trinitaire ait voulu préserver au moins sa mère des tortures de l’agonie lui confère au fond une marque d’humanité.

Du bon usage de l’Assomption

Dans l’impitoyable Crucifixion du retable d’Issenheim, Marie n’est qu’une courbe blanche de voiles révulsée en arrière d’où émergent seulement deux avant-bras que serre saint Jean qui la soutient et un visage de cire hébété par le paroxysme de la douleur. À ses pieds, la Madeleine qui n’a pas quitté son précieux vase de parfum contracte ses mains dans un geste de supplication dérisoire. À la gauche de la croix qui sépare équitablement en deux un ciel d’encre, mais à la droite du Christ, ces personnages incarnent le monde de la pitié, ce sentiment que le latin ne sépare pas de la piété comme l’a fait le français, dans son refus aristocratique d’y voir la racine la plus intime de l’amour : le besoin d’être comblé d’un manque et de combler celui du « prochain », celui qui accepte ma proximité.

À droite du bois vertical, le royaume de la mort. Sur le cadavre de Jésus déporté vers la droite de l’axe, la souffrance a figé sa marque en le disloquant dans une posture où les chairs distendues par le supplice au-delà du crédible ont des allures de quartiers de boucherie, et où les doigts déjà étrangement verdâtres se crispent vers le ciel avec une rigidité de surgeons maladifs. Un autre mort ressuscité pour l’occasion occupe tout le reste de l’espace. Flegmatiquement campé dans un geste de Je vous l’avais bien dit, Jean-Baptiste avec son Agnus Dei flanqué de son inséparable jouet cruciforme pointe énergiquement son habituel index de précurseur, légèrement démesuré, vers la croix, tandis que de l’autre il tient ouvert le Livre où on peut deviner les prophéties qui ont réglé d’avance la scène. Aucune émotion chez lui, bien sûr, puisque tout cela résulte de l’inexorable mécanique du salut à la sauce augustinienne.

Dans le tableau, ces deux mondes ne communiquent pas. Bien sûr, la synthèse ecclésiastique va rassembler les pièces du puzzle avec le happy end du tombeau fracassé, l’Ascension miraculeuse, le laborieux tissage qui va relier le péché originel à l’autosacrifice divin. Mais le monde de la pitié aimante pourrait-il y adhérer ? Sa résurrection à lui c’est le mystère de la nuit qui tombe à Emmaüs, où la vague frayeur de l’obscurité avive le besoin de se serrer autour de l’Inconnu qui sait si bien réchauffer les cœurs. Toute la nouveauté de l’Évangile, encore englué qu’il est dans ses archaïsmes patriarcaux, se situe sans équivoque de ce côté. Mais l’autre triomphe depuis toujours jusque dans l’Église qui s’en proclame seule gardienne, et qui met Marie sur les autels pour mieux laisser la femme à la sacristie.

Alain Barthélemy-Vigouroux

Publié dans Fioretti

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L
Un texte fabuleux, et d'abord fastueux, tout entier façonné dans l'intelligence du sens parce que la liberté de l'esprit y démontre l'étendu incroyable de ses registres. Exactement le contraire de ce qui est figé dans des dogmes, dans la négation des lectures que les cheminements spirituels auraient pu parcourir depuis des millénaires si ces fixations dans des représentations archaïques n'avaient pas reçu le "blindage" façonné par les cléricatures<br /> Un remerciement presque inexprimable pour cet article, don de cette journée
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