À propos du témoignage de Cécile Murray sur le meurtrier du Père Maire : la nécessité de considérer aussi l’autre « partie »

Publié le par Garrigues et Sentiers

Malgré sa longueur et ses redites, le texte de Cécile Murray publié dans ce blog a la vertu d’être un témoignage vécu, sincère et poignant, manifestant un désir d’éclairer les lecteurs sur la personnalité du meurtrier du père Maire. Par sa nature même, ce plaidoyer fait prévaloir la sympathie pour un être qu’elle montre attachant. Mais une analyse globale de cette cruelle affaire devra introduire un peu d’objectivité, c’est à dire considérer également l’autre « partie ». Le cas d’Emmanuel est bouleversant, mais il n’est pas le seul concerné. Il y a aussi les conséquences de ses actes (dont l’incendie de la cathédrale de Nantes).

Ce texte pose la délicate question de notre implication personnelle exacte dans nos actes.En ce cas précis, on n’en saura plus que si Emmanuel revient en un état psychique le rendant capable de sexpliquer. L’interrogation de fond, non abordée par Cécile Murray et à laquelle seul Emmanuel pourra répondre est celle-ci : pourquoi, précisément, brûler le lieu quon aime et tuer la personne qui vous a aidé ? De manière criante, s’exprime ici un point si souvent débattu dans les crimes relevant des Assises : quelle est donc, à travers l’histoire de la vie du criminel et de ses traverses, sa responsabilité réelle ?

Certes, Emmanuel est lui-même une victime d’un système injuste et anxiogène, ce qui introduit dans l’affaire une part d’irrationalité difficile à jauger. Il y a cependant un point de droit, qui peut être modulé en recourant à la compréhension, voire à la miséricorde, mais pas quà elles. Et l’on sombre un peu dans la facilité, quand ce genre de drame n’aboutit, finalement, qu’à charger l’entité « France » de tous les péchés politiques [et/ou post coloniaux, même si cette dernière accusation nest pas présentement directement utilisée]. Les contraintes administratives vis-à-vis des réfugiés sont mal adaptées aux situations concrètes, souvent très complexes, et il faut les revoir incessamment. On ne peut qu’être daccord avec l’auteure du témoignage quand elle met en cause linertie des pouvoirs publics et leur aveuglement devant le concret des situations, qui créent des conjonctures kafkaïennes. Il y en a trop depuis trop longtemps. Cest un problème politique majeur, balayé sous le tapis, avec ce supplément, dune ironie involontaire : lexistence sous des titres divers dun ministère dit « de la réforme administrative », au moins de 1969 à 1993, et dont les attributions trainent toujours dans quelques sous-bureaux de ministères divers…

Cécile se présente comme descendante de pieds-noirs. Cet argument paraît ambigu, un peu « pavé de lours », car un million de Français sont venus dAlgérie au moment de l’Indépendance de ce pays. Parmi eux, certains avaient vécu des horreurs, que lon a oubliées bien vite et qui n’ont rien à envier à celles subies par Emmanuel : tortures (du FLN ou des barbouzes), attentats (pendant 8 ans, ils ont été plus nombreux là-bas chaque jour qu’ici, aujourd’hui, en un an), morts de leurs proches massacrés sous leurs yeux, perte de tous leurs biens, ruptures des liens de famille ou damitié, chute en certains coins de France où ils ont parfois été très mal accueillis, etc. Je nai pas mémoire quil y ait eu un rapatrié pour mettre le feu à une cathédrale (ou une préfecture, ce qui serait plus pertinent), ou pour assassiner une personne l’ayant accueilli. Et on aurait pu aussi bien citer les rescapés des camps d’extermination, qui avaient subi, eux aussi, quelques « horreurs ».

En vérité, le meurtre du père Maire pose un second problème de fond, aussi polémique que le premier. Il est manifeste, d’après le témoignage considéré, que ce réfugié rwandais, excédé de malheurs, est devenu « fou », ou a eu du moins un moment de folie (deux, en fait !). Jusqu’où cela peut-il servir d’explication, sinon de justification ? À ce titre il ne sera probablement pas poursuivi en justice. Alors, faut-il laisser les fous (pardon, le terme nest plus « correct » : des « personnes en situation de déraison ») en liberté, comme il est devenu fréquent ? Il y a de plus en plus, parmi les faits divers, de délits ou de crimes commis par des personnes présentant des problèmes psychiatriques (parfois même à la limite possible d’actes terroristes, ce qui nest sûrement pas le cas ici). Que faut-il faire ? Car même si le cas de tel meurtrier peut être attendrissant, il y a aussi celui des victimes, dont on aimerait réduire le nombre. Leur droit à la sécurité, assuré en principe par l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), passe au second rang, sauf à être manipulé par des groupes politiques mal intentionnés. Ces derniers récupèrent avec gourmandise l’atmosphère d’insécurité résultant du flou des réponses que peut apporter la justice à ces affaires difficiles à juger.

L’avenir de la démocratie aura tout à gagner à ce que les citoyens réfléchissent ensemble à ces situations « cornéliennes ».

Marcel Bernos

Publié dans Réflexions en chemin

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L
Si l’Evangile a un prix, Cécile Murray a une juste intuition de sa valeur. Le Rabbi qui s’y exprime interprète radicalement la méfiance si profonde du judaïsme à l’endroit de la justice des hommes. Le « Tu ne jugeras point » est et demeure indépassable.<br /> La souffrance endurée par Emmanuel, si on ignore de quoi elle a plus précisément été faite, n’a pu être que terrible pour le conduire à la folie. S’y ajoutant l’inhumanité que les autorités du ‘’pays d’asile’’ ont pratiquée au lieu de l’écoute à laquelle Emmanuel avait d’autant plus droit que le dit pays porte une part du circonstanciel qui a entouré l’horreur indicible du génocide perpétré au Rwanda.<br /> Nous éloignons assez aisément de nos mémoires, à de rares exceptions près, les événements et les faits constitutifs de ce type d’horreur – est-ce aussi une nécessité d’hygiène mentale ? Qui en appellerait à notre charité envers nous-mêmes, ou envers les auteurs en cause dont il nous arrive d’être parfois complices. Moins qu’un pardon, rien qu’un oubli.<br /> La part étant faite de l’oubli volontaire. Où l’implication de la France au Rwanda, avant et pendant l’extermination des Tutsis rejoint l’immense amnésie et les non-dits attachés à la guerre d’Algérie – en ajoutant ici à l’article de Marcel Bernos la mention des metchas napalmisées, des prisonniers FLN abattus dans les ‘’corvées de bois’’, celle des Algérien(ne)s et de leurs soutiens français torturés, mutilés, violées et liquidés dans les centres d’interrogatoires. Ces crimes ayant en commun que rien jamais n’y équilibre une atrocité par une autre imputable au camp adverse. <br /> Oui, si l’Evangile a un prix, une cathédrale ne pèsera jamais rien en regard de la folle souffrance d’un homme. Qui seule est susceptible, non de répondre à la question du mal dont la raison nous est inaccessible, mais de formuler cette question dans les moins mauvais termes : pourquoi « tuer la personne qui vous a aidé ? ». <br /> Et, enfin, si l’Evangile a un prix, le meurtre d’un prêtre, dont tout nous rapporte qu’il était admirable, ne se qualifie pas de (très) « cruelle affaire » - la partie sanglante d’un drame dont une analyse objective aurait à tirer une réflexion à l’usage des citoyens. Le père Maire est mort non pour avoir aidé, mais pour aider encore, inexplicablement, Emmanuel son meurtrier.<br /> Inexplicablement, ce qui est encore plus saint, car plus mystérieux, quand ‘’on donne sa vie pour ceux qu’on aime’’. Avec cette part d’indéchiffrable qui est placée devant nous depuis que le Rabbi des Evangiles a tracé des traits sur le sol, ininterprétables, après avoir fait acquitter la Femme adultère.<br /> Que la justice des hommes se débatte de son côté avec le cas des criminels privés de raison. Elle n’est pas devant un mystère, mais elle s’arrête face à sa limite
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C
Merci pour cet article. Je voudrais vous citer ces paroles de Viktor Frankl qui vont dans votre sens: "Expliquer totalement un crime équivaut à éliminer la culpabilité d'un criminel par des explications et à voir en celui-ci non un être humain libre et responsable, mais une machine défectueuse. Les criminels eux-mêmes détestent être traités ainsi et préfèrent endosser la responsabilité de leurs actes."<br /> Et aussi ces paroles adressées à un détenu: "Il vous incombe de surmonter votre culpabilité, en vous dépassant, en vous transformant pour le mieux." <br /> Les soins donnés à Emmanuel, le meurtrier du père Maire, devraient aller dans ce sens. Qu'il parvienne à endosser sa responsabilité.
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V
J’ai déjà dit tout le mal que je pensais de la notion de libre arbitre dans ma 3e réponse au commentaire de Robert Kaufmann de mon article «Les croyants eux-mêmes ne croient en rien» (publié le 28/12/2017), mais je ne parlerai pas de ça (1). Je me contenterai comme Han Ryner de poser ce qui est pour moi la vraie question: «Le sage évite les tribunaux comme le plus atroce des mauvais lieux, celui où se manifestent le plus clairement l’injustice et le sadisme social. Cependant, même devant les tribunaux civils, il ne refuse pas son témoignage au faible opprimé. — En correctionnelle, devant les assises, en conseil de guerre, il témoigne aussi, dès qu’il connaît une vérité utile à l’accusé. Si les faits qu’il connaît sont nuisibles à l’accusé, et que d’autres les aient déjà exposés malicieusement, il peut les dire à son tour dans la forme la plus atténuante. Est-il seul à connaître quelque charge, il se tait; même interrogé, il refuse de répondre ou, si ce refus risque d’alourdir les soupçons, déclare qu’il ne sait rien. Je sens le besoin de cacher dans ma maison celui que poursuivent la haine et la vengeance; comment songerais-je à me joindre lâchement à la tyrannie qui l’opprime? Je n’ai jamais le droit de faire du mal même à un méchant et je ne saurais devenir complice du mal que lui font les autres hommes. La société naturelle est composée d’individus égaux en droits et elle n’a pas d’autres droits que ces individus. Le droit de punir n’existe chez personne. Ceux qui le prennent, soit en leur propre nom, soit au nom d’un groupe où personne ne le possède sont, méchants ou fous, des usurpateurs. S’il n’a pas d’autre parade, un homme a le droit de frapper pour sa défense légitime. Ce droit s’éteint en même temps que l’attaque. Frapper après, ce n’est plus légitime défense, c’est vengeance. Les accusateurs officiels ont beau prononcer VINDICTE, la vengeance reste toujours chose basse comme le peuple, chose lâche comme un magistrat./Il est peu vraisemblable que le sage ait une situation sociale suffisante à le faire inscrire sur la liste des notables où se choisissent les jurés. Si le cas se présente, le subjectiviste pourra refuser de siéger; il pourra aussi y consentir. À la première question: “l’accusé est-il coupable?”, il répondra systématiquement “Non”. Cette réponse n’est jamais un mensonge. La question apparente n’a pas de sens pour le sage, qui ne juge pas un acte mais une vie, qui sait qu’il n’y a pas de coupables mais des malheureux, puisque le bien est la seule manifestation de notre liberté et le mal, une preuve que celui qui l’accomplit est encore un esclave. Le sage répond à la question réelle: “Voulez-vous que nous infligions une peine à l’accusé?” Le sage ne s’arroge le droit d’infliger de peine à personne. Et la question insidieuse, sans signification si on l’examine dans les mots non dans les intentions de qui la pose, veut encore dire: “Appesantirons-nous toute la force sociale sur la tête de cet isolé?” Écœuré de l’épouvantable lâcheté dont on me demande de devenir complice, je crie en moi-même: “Non, je ne serai pas du nombre des millions d’hommes qui s’unissent pour écraser un homme.”» (2)<br /> <br /> Armand Vulliet<br /> <br /> (1) Je me permettrai juste une autre citation, outre celles que je faisais dans ma réponse à Kaufmann: «Il faut que nous soyons libres, ou (puisque nous serions autrement innocents de tout), Dieu serait coupable. Le mal, seul, en l’homme, peut sauver le bien, en Dieu. S’accuser, c’est innocenter Dieu, et il le faut pour y croire.» (André Comte-Sponville. VIVRE. TRAITÉ DU DÉSESPOIR ET DE LA BÉATITUDE - 2, PUF, 1988, p.67.)<br /> (2) Han Ryner, UN ART DE VIVRE, Les Éditions du Pavillon, 1959, p.263-264.