Vers le temps libéré

Publié le par Garrigues et Sentiers

Une société trouve sa cohérence autour de la gestion du temps. Là se lit sa vraie « religion ». Dans nos sociétés occidentales, les choses sont relativement simples : time is money. Le temps a perdu toute épaisseur pour une signification marchande. Au plan des individus, le contrat de travail régule la “liturgie” d’une vie : la semaine de travail et le week-end, l’année et les vacances, la carrière et la retraite. L’heure de travail signifie non plus la création d’une œuvre, mais du pouvoir d’achat. La violence du chômage exclut de cette pratique “religieuse” collective. Le temps devient alors vide, indéterminé, asocial.

Cette angoisse devant un temps redevenu sauvage suscite des réactions très différentes. La plupart des responsables politiques invoquent la croissance, tandis que les chantres du néo libéralisme nous somment d’accélérer dans une fuite en avant au nom de la dévotion à l’auto régulation du marché. D’autres rêvent de refuges dans le temps immobile des anciennes matrices du sol, de la race, de la nation, de la religion ou dans les sectes. Ceux qui veulent “changer la vie » commencent par modifier leur façon d’habiter le temps pour que celui-ci ne s’épuise pas dans le travail monétarisé et la consommation des marchandises. Du temps est “libéré” pour la gratuité, l’échange, le rapport au corps, la convivialité, la création, la quête spirituelle.

Dans son ouvrage intitulé Pourquoi les riches ont gagné, Jean-Louis Servan-Schreiber analyse « la montée des riches comme symptôme de l’époque. N’est-elle pas à la jonction des deux valeurs reines en ce siècle, l’argent et l’individualisme, lesquels sont faits pour s’entendre, l’un au service de l’autre ». Mais, loin de se complaire dans l’amertume critique, il voit des signes, notamment à travers l’essor des ONG, de l’émergence d’une valeur montante dans les aspirations collectives. « Elle a, écrit-il, un joli nom, presque désuet, un peu oublié depuis la Révolution française (…) Peut-être aura-t-elle dû attendre le XXIe siècle pour que son temps arrive : la fraternité » (1)

Nous avons à vivre à la fois le temps de la rupture et celui de la naissance. C‘est là le sens profond du “temps libéré”, comme on parle de la libération d’une femme grosse d’un nouvel être humain. Nous avons à faire le deuil d’une religion sociétale qui s’écroule. Elle nous a fait croire être dispensés d’inventer, dans la quotidienneté, des rapports sociétaux nouveaux. Le temps libéré n’est pas celui de consommateurs croyant acheter du « bon » temps par de l’argent, mais celui des risques de l’invention et du partage. Il n’est pas le temps vide d’individus zappant devant un écran de télévision, mais celui de citoyens retrouvant le goût du débat dans la cité. Il n’est pas le temps des dispositifs sociaux casant, dans un taylorisme social de plus en plus absurde, les innombrables exclus de la religion sociétale du temps, mais celui de sujets humains vivant la devise évangélique et républicaine de la fraternité. Il est de moins en moins le temps de la transformation des choses dont l’homme se libère par la machine, mais celui de devenir l’artisan de sa vie personnelle et collective.

Bernard Ginisty

                                  

  1.  Jean-Louis SERVAN-SCHREIBER : Pourquoi les riches ont gagné. Éditions Albin   Michel, 2014, p. 20-21 et 149.

Publié dans Réflexions en chemin

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