Entre le Tour de France, l’Euro de football et les élections départementales et régionales, un match inégal
En ce moment, c'est la frénésie : les flonflons du Tour de France ont repris, les vivas et les broncas du championnat d'Europe retentissent... et dimanche dernier le vote au deuxième tour des élections régionales n’a concerné qu’un tiers de nos concitoyens.
Ce contraste entre l’attention portée au sport et à la politique invite à réfléchir au discours sportif qui a tout envahi, car ce que l’on peut en dire s’applique mutatis mutandis, sinon tel quel, au discours politique.
Pour le faire comprendre, je ne peux faire mieux que citer un extrait des Meutes sportives. Critique de la domination de Jean-Marie Brohm (L’Harmattan, 1993), p. 21-23 :
« Umberto Eco [...] distingue trois modalités essentielles du sport : le sport en première personne pratiqué par le sportif sur le terrain même, le sport au carré qui est le spectacle sportif regardé par les “voyeuristes” et le sport au cube qui est le discours sur le sport en tant que spectacle regardé. Ce discours est d’abord celui de la presse sportive, mais il engendre à son tour le discours sur la presse sportive, donc le sport élevé à la puissance n qui n’est que le bavardage sur le bavardage sportif consacré au voyeurisme de masse. […] Autrement dit, il distingue la pratique sportive, le voyeurisme sportif et le bavardage sportif.
Ces trois modalités ont évidemment des fonctions politiques et mythologiques précises et des effets pervers particulièrement tenaces. La pratique intensive provoque inévitablement “l’élevage d’êtres humains voués à la compétition. [...] (1)”. [...] Le sport au carré, le spectacle sportif induit nécessairement le voyeurisme des supporters accouplé à l’exhibitionnisme des mercenaires du stade. Enfin, le sport au cube, le bavardage sportif, a des conséquences politiques immédiates dans la mesure où l’énergie sociale investie dans la prolifération incessante des discours sur le sport est canalisée dans des voies inoffensives et donc désamorcées.
En tant que discours phatique, c’est-à-dire le discours qui sert à établir le contact, à maintenir la communication, à garder l’échange (2), le sport se présente comme un long commentaire à la fois sérieux et futile sur le monde, la vie, la société, la politique, les gens, etc. Bref, le bavardage sportif constitue de ce point de vue un rituel communicatif propre à la “fausse conscience” contemporaine, un processus objectif de dépolitisation. “La discussion sur le spectacle (la discussion sur les journalistes qui parlent du spectacle) est l’ersatz le plus facile de la discussion politique, remarque Umberto Eco. Au lieu de juger l’action du ministre des Finances (ce qui demande des connaissances en économie), on discute de l’action de l’entraîneur, au lieu de critiquer l’action du parlementaire, on critique celle de l’athlète ; au lieu de se demander (question difficile et obscure) si le ministre Untel a signé de sombres pactes avec tel pouvoir occulte, on se demande si le match final décisif sera l’effet du hasard, de la condition physique, ou d’alchimies diplomatiques” (3).
À la limite même, le discours phatique sportif, caractérisé par sa verbosité, ses stéréotypes, ses redondances (4), constitue un véritable parasitage de la communication sociale. Les commentaires de commentaires, les propos de bar avant, pendant et après les matchs, les rhétoriques récurrentes (“un record fabuleux”), les gloses, commérages et rumeurs concernant les dérisoires détails de la vie sportive, les paraphrases pompeuses des “classiques du sport” (“il s’est dépassé lui-même”, “l’équipe est allée au bout de ses forces”, “l’essentiel est de participer”…), tout cet ensemble de conversations, de débats, de discussions, d’articles de presse, d’émissions radio-télévisées représente une censure objective du discours politique, ou plus exactement une inversion du discours politique : le sport se donne à voir sous les apparences d’une certaine politique (avec ses intrigues, ses scandales, etc.) et la politique s’accomplit comme un sport, y compris dans sa terminologie ordinaire.
“En somme, conclut Umberto Eco, le sport est l’aberration extrême du discours phatique et donc – à la limite – il est la négation de tout discours et, par conséquent, il est le principe de la déshumanisation de l’homme, ou l’invention ‘humaniste’ d’une idée de l’homme, mystificatrice dès le départ” (5). »
Armand Vulliet
[1] Umberto Eco, «Le bavardage sportif», in La guerre du faux, Paris, Grasset, 1985, p. 241. [Note de Jean-Marie Brohm.]
[2] Cf. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963. [Note de Jean-Marie Brohm.]
[3] Umberto Eco, «Le Mundial et ses fastes», op. cit., p. 251. [Note de Jean-Marie Brohm.]
[4] Jean-Marie Brohm, Le mythe olympique, Paris, Christian Bourgois, 1981. [Note de Jean-Marie Brohm.]
[5] Umberto Eco, «Le bavardage sportif», op. cit., p. 240. [Note de Jean-Marie Brohm.]