Chems-Eddine Hafiz : « En France, le régime de la liberté de religion, la laïcité, ne porte aucun frein à la pratique de l’islam »
Même si certains de nos Internautes la connaissant sans doute déjà, nous avons souhaité faire écho dans notre blog à cette tribune du recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, qui a été publiée dans Le Monde et sur le site de ce journal.
G & S
Depuis deux cents ans, la France vit avec l’islam. Lors de l’inauguration de la Grande Mosquée de Paris, en 1926, les discours des hiérarques de la République se succédaient pour vanter « la France puissance musulmane ». Chacun avait alors une mémoire vive et reconnaissante du sacrifice des 100 000 soldats musulmans tombés sur les champs de bataille de la première guerre mondiale, pour la sauvegarde de la nation. L’islam fait partie de l’histoire de la France, une histoire riche, douloureuse, marquée d’injustices, renvoyant souvent les musulmans à ses marges.
Quelques décennies plus tard, les cœurs de plusieurs millions de musulmans battent au rythme du pays, dans tous les rouages de la société et dans toute l’étendue de la citoyenneté. Ils sont partie intégrante de la France, membres à part entière de la communauté nationale, désormais indispensables pour dessiner son avenir et rejeter toutes les forces extrémistes et antirépublicaines qui s’attaquent à notre pacte social. Qui pourrait le nier ?
Une telle évolution est un défi majeur. Elle apporte mécaniquement, je dirais naturellement, autant d’espoirs que de frustrations, autant de réalisations que de problèmes. Elle prend place dans une histoire religieuse complexe. Et s’ajoutent aujourd’hui les ravages de la radicalisation, de l’instrumentalisation de la belle religion que je défends. La haine islamiste vise aussi des musulmans et ces derniers, les croyants sincères qui refusent le dévoiement du message islamique, sauront toujours trouver les ressources nécessaires pour barrer la route à ce qui est de nature à fracturer leur société et à ternir l’image de leur religion. Il n’y a aucune fatalité.
Nous disposons de tous les outils de l’État de droit
Aujourd’hui recteur de la Grande Mosquée de Paris, hier avocat, je suis un témoin direct de l’accès inégal au droit à combler et des cas d’injustice à traiter. Bien des situations amènent en moi un sentiment de révolte légitime. Je ne peux accepter ce qui concourt à rejeter nos concitoyens parce que musulmans. Certes. Mais je dis à mes coreligionnaires : nous avons de quoi nous exprimer, agir individuellement et collectivement, et nous disposons de tous les outils de l’État de droit, garantis par les juridictions internes et européennes.
Cela pourrait être mieux ? Sans doute. Ne baissons jamais les bras, regardons la réalité en face : ils ne sont pas nombreux les pays qui laissent une telle place à une communauté religieuse relativement nouvelle sur leur territoire. Alors, si nous devons nous organiser pour une meilleure défense des droits, ne perdons jamais de vue que le régime de la liberté de religion en France, la laïcité, ne porte en lui-même aucun frein à notre pratique religieuse. Qui peut raisonnablement démontrer l’inverse ?
Être soi-même, oui, mais aussitôt pour aller vers les autres. A terme, nous n’avons d’issue que dans la collectivité, à égalité de droits et de devoirs. « Mes » droits comptent, car c’est ma vie, mais ce que nous devons privilégier, c’est « le » droit, ce bien commun, et, systématiquement, l’intérêt général. C’est pourquoi j’apprécie de travailler à partir des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, car cette jurisprudence est un langage juridique pour 47 États : un raisonnement qui parle à une prodigieuse diversité religieuse !
La mosquée, une maison ouverte à tous
Dès lors que nous sommes d’accord sur « le » droit, tous les contacts que je peux établir avec la société civile et les groupes religieux sont une bénédiction. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris n’a pas de fonction de représentation : chaque fidèle est face à Dieu, et la mosquée est une maison ouverte à tous. Il en est de même, j’allais dire encore plus, à l’égard des autres religions. Les meilleurs moments sont ceux consacrés à la coopération avec les autres cultes, catholique, protestant et juif. Sur bien des points nous sommes en phase, sur d’autres, nous divergeons. Mais quelle chance de pouvoir en parler de manière constructive, avec – toujours partagée – la volonté de respecter la place de la spiritualité.
Nous devons avancer, et il faut du concret.
Au sein de la Grande Mosquée de Paris, j’ai créé récemment un observatoire des droits, animé par une équipe de juristes chevronnés. En ce sens, j’ai voulu que cet observatoire soit d’abord un lieu de partage de la connaissance, et nous mettons à disposition sur le site les numéros des Cahiers juridiques de la Grande Mosquée de Paris, qui abordent de manière accessible, juste et concrète les grandes questions juridiques liées à la pratique de l’islam et à la vie sociale du musulman. En appui, cet observatoire assure une permanence téléphonique pour accompagner toute personne dans ses démarches juridiques.
J’attache beaucoup d’importance au partenariat que nous venons de signer avec la Licra [Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme], le 19 mai 2021, et je salue l’ouverture d’esprit de son président, mon ami et confrère, Mario Stasi. Cette signature est d’abord la reconnaissance du travail fait par la Licra, qui dispose d’un réseau aussi compétent qu’efficace, et qui est un interlocuteur de toujours du monde musulman.
J’invite ceux qui ont un doute à lire son rapport d’activité. Ils constateront le nombre de personnes maghrébines ou de religion musulmane qui sont défendues par cette association engagée, depuis de longues années, contre toute forme de haine ou de racisme. Nous avons donc décidé de structurer une coopération entre nos deux organisations et ainsi coordonner nos efforts dans le cadre de la lutte contre le racisme.
Revenir aux sources
Mais il faut voir plus loin, et pour ce faire, rien de mieux que de revenir aux sources. Dans le tumulte des années 1930, celle qui s’appelait encore la LICA, créée pour lutter contre l’antisémitisme, avait entrepris un travail construit avec la communauté musulmane en terre algérienne, dans la solidarité et la défense des droits. Un travail de terrain, qui reposait déjà sur le même principe : le même droit pour tous. De nombreux musulmans étaient membres de la LICA, et les grands leaders musulmans de l’époque étaient au rendez-vous. Ainsi existait, dès 1931, une coopération institutionnalisée entre la LICA et l’Association des oulémas, créée par Cheikh Abdelhamid Ibn Badis.
Alors, n’en déplaise à certains esprits chagrins, disons les choses bien clairement : le combat contre le racisme et pour l’égalité est universel, et les musulmans peuvent faire défendre leurs droits par des juifs, comme il est aussi naturel que des juifs fassent défendre leurs droits par des musulmans. Je serai aux côtés de tous ceux qui luttent dans cette direction, à l’instar de la Licra, association laïque, bientôt centenaire, sur qui tout citoyen, quelle que soit sa confession, peut compter.
Il y a tant de barrières qui n’ont pas lieu d’être… Soyons nous-mêmes et ouvrons-nous aux autres, pour le bien et l’apaisement de tous. Je parle de l’ouverture aux autres et du rejet de toute forme de haine, cette éthique de la religion musulmane si souvent incomprise, même par certains de ceux qui s’en réclament.
Chems-Eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris