« Chacun d’entre nous a quelque chose à commencer » (Emmanuel Levinas)

Publié le par Garrigues et Sentiers

Dans son ouvrage publié en 1888 intitulé Le Crépuscule des idoles, Friedrich Nietzsche écrivait ceci : « Le rude ilotisme auquel l'effrayante étendue des sciences a condamné de nos jours chaque individu est une des raisons principales qui font que des natures plus pleines, plus riches, plus profondes, ne trouvent plus d'éducation ni d'éducateurs à leur mesure. Ce dont notre culture souffre le plus, c'est d'une pléthore de tâcherons arrogants, d'humanités fragmentées » (1). Cette « fragmentation » n’a cessé de s’étendre. Où trouver alors ce « supplément d’âme » dont le plus borné des apparatchiks a encore besoin pour le vibrato final de son discours ? La « morale » faisant ringard, l’éthique apparaît comme un des discours encore audibles.

Un peu partout fleurissent des comités d’éthique dont l‘existence fait partie de la panoplie complète du bon manager.  Cette inflation n’est pas sans poser question. Lorsque on entend les proclamations « éthiques » de certains dirigeants ou encore les propos vendus dans des séminaires sur « l’éthique de l’entreprise », on reste quelque peu perplexe sur la fonction de ce discours. L’éthique serait-elle le denier décor en trompe l’œil à la mode capable de donner un horizon de profondeur aux platitudes gestionnaires ?  Bref, l’éthique serait-elle le nouvel « opium du peuple » ?

Opium du peuple, en effet, si l’éthique se borne à un discours général sur le triste état du monde et à une incitation à la réforme des comportements… des autres ! Par contre, l’éthique prend toute sa signification lorsqu’elle devient une exigence qui me concerne, m’interroge, me dérange, me débusque de mes trop faciles conforts.

Dans une lettre de prison adressée à sa femme, Vaclav Havel, alors dissident et futur Président de la République tchèque, écrivait ceci : « L’idée de Levinas que « quelque chose doit commencer », que la responsabilité établit une situation éthique asymétrique, et que cela ne peut pas être prêché, mais supporté, correspond en tous points à mon expérience et à mon opinion. Autrement dit, je suis responsable de l’état du monde. J’ajouterai même que si l’on a des exigences étonnamment lourdes vis-à-vis des autres, c’est généralement le signe infaillible que l’on n’est pas prêt à les assumer soi-même. Le conflit entre les paroles et les actes est un des aspects de la crise d’identité et est à lier au phénomène de la spécialisation ; les experts en responsabilité n’ont pas besoin d'être responsables eux-mêmes parce que ce n’est pas pour cela qu’ils sont payés. J’ai souvent posé ce problème dans mes pièces (de théâtre) : tu te souviens peut-être que les discours éthiques les plus cohérents sont souvent prononcés par les personnages les plus faibles et par les plus fieffés coquins » (2).

L’acteur éthique est celui qui, modestement, prend le risque d’une dissidence, non pas au nom d’un je ne sais quel don quichottisme, mais tout simplement parce que, sujet humain responsable, il ne peut se contenter de « répéter ». Comme l’affirme Vaclav Havel après Emmanuel Levinas, chacun d’entre nous « a quelque chose à commencer » (3). Et, pour vraiment commencer, peut-être faut-il d’abord se désintoxiquer de ce qui nous est assené quotidiennement comme évidences.

Bernard Ginisty

 

  1. Friedrich NIETZSCHE (1844-1900) : Crépuscule des idoles in Œuvres philosophiques complètes, tome 8, éditions Gallimard, Paris 1974, p. 103.
  2. Vaclav HAVEL (1936-2011) : Lettres à Olga, Éditions de l’Aube, 1990, p. 340-341.
  3.  C’est à partir de la philosophie du « pouvoir-commencer » que Hannah ARENDT (1906-1975) élabore son concept de la démocratie. Hannah Arendt écrit : « Le commencement, avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l’homme ; politiquement, il est identique à la liberté de l’homme. Pour qu’il y ait eu commencement, un homme fut créé, dit Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est en vérité chaque homme » (Le Système totalitaire Éditions Payot, Paris 1996, p. 232). La démocratie garantit que dans l’être-ensemble, chacun conserve une chance de pouvoir poser son propre commencement ; elle est la grande tâche qui consiste à apprendre à vivre dans l’absence d’accord. Lorsque nous nous rencontrons dans un monde commun, ou lorsque nous voulons nous accorder, nous découvrons que chacun de nous vient d’un commencement différent et s’arrêtera à une fin tout à fait différente. La démocratie reconnaît cette diversité, elle est prête accepter que renaisse sans cesse le débat sur la vie en commun.

Publié dans Réflexions en chemin

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