Le progrès des abstentions est inquiétant, mais prévisible
Je suis désolé et confus ! Une fois écrit l’article ci-dessous, j’ai voulu vérifier comment G&S avait déjà abordé le sujet de l’abstention. Confus, parce que non seulement c’était le cas, mais j’ai constaté que j’y avais commis deux articles qui disent en partie la même chose, l’un le 7 avril 2012, l’autre le 17 juillet 2016. Désolé aussi, car rien n’ayant bougé dans le cirque politique, l’on peut craindre que le pessimisme répétitif sur cette question soit justifié.
Les hommes politiques semblent tétanisés par la peur d’une abstention phénoménale aux prochaines consultations électorales. Et ils ont raison de l’être. Quand on dit « phénoménal », c’est une manière de parler, car une forte abstention récurrente s’est installée depuis quelques années en France comme la norme. Reste à en analyser les sources et, éventuellement, à tenter d’y remédier.
Bien sûr, il y a eu des scandales concernant des hommes politiques connus. Ce n’est pas une nouveauté. La IIIe et IVe Républiques en ont eu tout plein et plus lourds de conséquences ! Ça a fait tomber quelques gouvernements, sans plus. L’ensemble des citoyens est bien conscient d’ailleurs que les élus ne sont pas « tous pourris », et que beaucoup s’attachent sincèrement à servir la nation avec cœur.
Plus grave, le manque de sérieux du fonctionnement parlementaire. Déjà il est scandaleux qu’un projet de loi important, arrivant devant l’assemblée, soit encombré par des milliers d’amendements venant de ceux à qui il déplaît, propositions purement formelles et uniquement destinées à bloquer la discussion. Or seule celle-ci, à condition d’être ouverte et franche, pourrait permettre d’améliorer un texte. Ces pratiques d’obstruction ne donnent pas aux citoyens une vue très convaincante des débats entre les députés.
En outre, ceux-ci offrent parfois le spectacle affligeant d’empoignades ne laissant aucune place à une confrontation vraie d’opinions contradictoires, peut-être respectables et (pourquoi pas ?) constructives. On constate trop souvent une contradiction systématique de l’opposition à toutes propositions du gouvernement, et un refus non moins systématique de ce dernier aux corrections présentées par l’opposition. C’est une exhibition navrante, qui ne suscite aucun respect parmi les électeurs potentiels.
Surtout, beaucoup d’électeurs se trouvent parfois dans l’incapacité d’opter pour les candidats désignés par les partis (ne parlons même pas de l’équivoque des référendums dont les réponses ne correspondent le plus souvent pas à la question posée). Quelle que soit la raison de cette récusation, il faudrait qu’elle puisse s’exprimer « démocratiquement ». Ce serait possible avec la reconnaissance parmi les suffrages exprimés des « bulletins de vote qui, dépourvus de toute inscription, ne comportent donc l'expression d'aucun choix parmi ceux autorisés » (idem pour une enveloppe vide). La loi du 21 février 2014 distingue, dans les procès-verbaux des bureaux de vote, ces « bulletins blancs » des bulletins « nuls » (déchirés ou annotés). Mais elle ne les compte pas parmi les suffrages exprimés, ce qui les rend, sensu stricto, insignifiants.
La promesse toujours remise, jamais tenue de donner au vote blanc son véritable sens : « je veux voter, mais l’offre partisane ne me convient pas à cause des programmes ou de la personnalité des candidats », amène cet électeur à s’abstenir. « Pourquoi se déranger si ma protestation n’est pas prise en considération ? ».
La « motivation », souvent évoquée lors des exploits sportifs, est également nécessaire pour une participation à la vie politique. Il est évident que, si l’abstention était forte, en particulier pour l’élection présidentielle, elle favoriserait les extrémistes, dont les partisans seront plus « motivés » que les électeurs lambda tentés par le pique-nique, la pêche ou la partie de boules. Il ne faudra plus nous proposer, avant le second tour, l’alternative « moi ou le chaos ». Elle n’a que trop servi depuis, en particulier, lors de l’élection de Jacques Chirac, en 2002, face à Jean-Marie Le Pen. Avec au premier tour moins de 20 % des voix, il est parvenu, au second, à 82,2 %, ayant drainé les voix des « droites républicaines » et, largement, celles de la gauche coincée dans un choix cornélien : lui ou l’extrême droite. Or les décisions de son quinquennat n’ont tenu aucun compte des désirs ou des besoins de ces appuis « allogènes ».
En 2017, le même schéma s’est reproduit avec Emmanuel Macron. Alors qu’il ne disposait que de 24,01 % des voix exprimées (= 18,19 % des inscrits) au premier tour, il a profité au second de l’effet repoussoir de Marine Le Pen et de l’ambiguïté de ses propres intentions proclamées « ni droite ni gauche », qui ont pu séduire ceux qu’avait fatigués le jeu stérile de la droite et de la gauche depuis des années ; il a pu ainsi passer à 66,10 % des voix. Il a rapidement déçu, par la suite, les gens de gauche et de mouvements populaires (tels les « Gilets jaunes » dès octobre 2018) — qui lui ont reproché la faiblesse de sa politique sociale — sans se fidéliser pour autant les gens de droite troublés par sa politique « sociétale ».
Par deux fois donc, les artisans du « Front républicain » ont été floués par des élus ingrats. Des commentateurs prédisent, en 2022, le succès de la candidate du Rassemblement national, quel que soit son opposant. À moins que ne se révèle d’ici là un candidat, encore imprévisible, qui soit un véritable homme d’État (produit rare, semble-t-il, dans les grandes démocraties contemporaines), susceptible de donner confiance au « peuple », et dont le passé ne soit pas entaché par trop de passif. Si rien ne bouge encore dans l’arène politique, cette « crainte » risque de devenir réalité. C’est parmi les déçus du « Front républicain » que l’on peut prévoir que se recrutera le gros des troupes abstentionnistes en 2022. On peut s’attendre, au futur second tour, à une confrontation beaucoup moins aisée qu’en 2002 ou 2017. Il ne faudra pas alors jouer les étonnés, ni se scandaliser devant un « manque de sens politique » de la base électorale.
Marc Delîle