« Pour moi, le confinement est bel et bien une répétition générale » (Bruno Latour)

Publié le par Garrigues et Sentiers

La crise interminable que nous traversons suscite les réactions les plus diverses. Selon les spécialistes des sondages, le sentiment qui domine aujourd’hui en France pourrait se définir par la lassitude et la perplexité. Il apparaît de plus en plus que les « bouts du tunnel » que nous laissent entrevoir experts et politiques se révèlent de plus en plus lointains. Nul doute que cette crise oblige à un réexamen fondamental de notre façon d’être au monde.

Depuis plusieurs années, Bruno Latour, professeur émérite associé au Medialab de Sciences Po, à travers des ouvrages traduits dans monde entier, des expériences théâtrales et des expositions d’art contemporain propose des pistes pour vivre sur notre Terre menacée par la crise écologique. Son dernier ouvrage intitulé Où suis-je ? Leçons de confinement à l’usage des terrestres (1) est fondamental pour tous ceux qui pensent qu’il ne s’agit pas de revenir au monde d’avant grâce à une « reprise » aussi rapide que possible. Pour lui, l’économie a cessé d’être l’horizon indépassable de notre temps : « Tout ce qu’on nous disait il y a un an sur les « lois de l’économie », le budget, l’obsolescence programmée du rôle des États, a été suspendu par la crise immense dans laquelle nos pays sont plongés. Oui, on parle de « reprise », mais cela sonne comme une incantation, pas comme un projet mobilisateur. Il s’agit d’une tout autre question : comment maintenir les conditions d’habitabilité de la planète. J’ai l’impression qu’il n’y a rien dans l’Économie avec un grand E qui permette de poser ces questions. C’est en ce sens que nous sommes en train de nous « déséconomiser » (2).

Pour cela, Bruno Latour invite à abandonner des modes de pensée qui prétendraient surplomber les problèmes pour retrouver l’incarnation et la modestie du « proche en proche » : « J’ai toujours eu la volonté de ralentir, de payer le prix des déplacements. L’expression « de proche en proche » apparaît beaucoup dans mon dernier essai « Où suis-je ? ». Mon travail consiste en effet en une espèce d’atterrissage de la pensée aussi bien que des actions. (…) Mon obsession a toujours été de relocaliser les énoncés qui, paraissent flotter en l’air, dont on ne sait pas à qui ils s’adressent, d’où ils viennent, et dont, par conséquent, on ne peut mesurer ni la pertinence, ni la solidité ». Il ne s’agit pas pour lui de « relativisme » mais ce qu’il appelle du « relationnisme » qu’il définit ainsi : « Une vérité n’est formulable que parce qu’elle a été collectée, instituée, qu’elle s’inscrit dans un réseau de relations, qui permet de lui donner une certaine extension dans l’espace et dans le temps. L’actualité nous donne un exemple de phénomène sur lequel la connaissance scientifique n’est pas encore stabilisée : le Covid-19 » (3).

À son interlocuteur qui l’interroge sur la référence à la religion très présente dans son œuvre et notamment dans Où suis-je ? Bruno Latour répond : « On ne peut pas être religieux tout seul dans son coin, cela n’a aucun sens. Ce serait comme vouloir faire de la recherche en physique fondamentale sans laboratoire » (4). Il voit dans la tradition chrétienne dans laquelle il se situe « un mouvement de descente, d’incarnation, qui nous amène à comprendre que notre tâche est ici-bas » que traduit à ses yeux l’encyclique du Pape François Laudato Si’ sur la sauvegarde de la « maison commune ».

Pour Bruno Latour, le nouveau régime climatique est bel est bien un nouveau régime politique qui fait éclater les catégories comme souveraineté, État-Nation et frontières. À la lutte entre les bourgeois et les prolétaires s’est substituée celle entre ceux qu’il nomme les « extracteurs » et les « ravaudeurs ». Les premiers poursuivent le développement de l’économie extrativiste dans le déni du réchauffement climatique tandis que les ravaudeurs doivent se battre pour recréer un autre tissage des territoires que leurs ennemis ont abandonnés, après les avoir occupés et saccagés : « Ce qui rend toutes les batailles actuelles si étranges, c’est que nous  sommes bel et bien en guerre, et c’est  une  guerre à mort, une guerre d’éradication et que, pourtant, je me sens incapable de l’organiser en deux camps, en imaginant la victoire de l’un sur l’autre. (…) Les ennemis sont partout et d’abord en nous » (5).

Bernard Ginisty

  1. Bruno LATOUR, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, éditions La Découverte, 2021, 190 pages, 15 euros.      .
  2. Bruno LATOUR ? Le Covid-19 offre un cas admirable et douloureux de dépendance, entretien dans le journal Le Monde du 13 février 2021, p. 24.
  3. Bruno LATOUR, Nous sommes en situation de guerre planétaire, entretien dans le mensuel Philosophie Magazine, mars 2021, p. 10.
  4. Ibid., p. 14 
  5. Bruno LATOUR , Où suis-je ?, op.cit. p. 147-150.

Publié dans Réflexions en chemin

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