Est-il permis d’espérer ?
Le texte qui suit a été écrit en contre-point de l’article intitulé « Carême 2021 - un chemin d’espérance ». Cette espérance semblant plutôt utopique en ces temps, il nous a semblé nécessaire de regarder la réalité en face. MD
Dans la situation présente, les motifs d’espoir semblent bien minces. J’avoue être pris d’angoisse quand je considère la situation de la pandémie, non pour les mois qui viennent, mais pour les années, voire les dizaines d’années à venir. Quel monde laissons-nous à nos enfants ? (1)
L’urgence actuelle est de trouver des remèdes pour soigner les malades et des vaccins pour nous protéger. Mais il semble que le vrai risque pour l’avenir est ailleurs : la situation actuelle pourrait s’installer définitivement dans nos vies. Nous savons par exemple que les chauves-souris sont porteuses d’énormément de virus dangereux pour l’homme. Animaux très utiles, sans elles le paludisme se développerait de façon catastrophique car elles éliminent les moustiques, mais résistant à de très nombreux virus qui donc peuvent se développer en elles sans mal. Les chauves-souris vivaient dans les forêts, avec la déforestation elles vivent désormais avec l’homme, et pire, l’homme les a commercialisées. Le résultat est une bombe virale que nous ne maîtrisons plus. Les chauves-souris ne sont qu’un exemple.
L’action de l’homme, toujours à la recherche du gain maximum sans tenir compte de la nature, ni des animaux, ni d’ailleurs des autres hommes, a eu et aura des conséquences catastrophiques. Nous pouvons disserter sur le bien et les progrès de l’économie, sur les recherches scientifiques qui nous libèrent de bien des maux et même nous apportent nombre de biens, nous pouvons disserter sur les bienfaits de la financiarisation et sur le marché qui réalisent les équilibres nécessaires, la difficulté est que tout cela ne prend pas en compte l’essentiel : la vie de la planète Terre, la vie de la Nature, des animaux et des hommes. L’appât du gain, le monde basé sur le nécessaire profit, le mépris de tout ce qui n’est pas notre intérêt immédiat risquent d’avoir raison de l’humanité.
Nous risquons ainsi de voir se développer les pandémies avec les conséquences que nous voyons maintenant : port récurrent du masque, lié au délitement des relations sociales, développement de maladies et de morts dans une course effrénée à sans cesse de nouveaux vaccins et traitements, destruction de l’économie qui mènera à un appauvrissement généralisé de 90 % de la population mondiale (mais il est vrai que les décideurs et principaux responsables sont dans les 10 % restants !). Imaginons, et cela risque de n’être pas seulement de l’imagination, que certains de ces virus qui se répandent à grande vitesse, aient les propriétés de celui du SIDA ou d’Ebola, avec une mortalité de plus de 50 % (entre 80 et 90 % pour Ebola) : tant qu’on n’aura pas trouvé de nouveau vaccin, ce ne sera plus en millions mais en milliards qu’on comptera les morts, c’est la survie de l’humanité qui est en jeu.
Pour ridiculiser les écologistes, il est courant d’entendre des dirigeants, les « gens qui savent », leur reprocher de nous ramener à la bougie, à la civilisation des Amish. Mais ce sont ces dirigeants, ces « sachants », ces « capitaines d’industrie », ces papes du CAC 40, qui creusent notre tombe et nous ramènent en chantant à la civilisation Amish. Avec une nuance : les Amish ont développé un mode de vie austère qui ne nous convient pas, mais avec un respect (voire un amour) du prochain qui sont le scellement de leur communauté. Le monde Amish qu’on nous prépare sera en même temps fait de distanciation sociale, de concurrence et de combat les uns contre les autres : « l’enfer, c’est les autres », Sartre n’avait pas tout-à-fait tort.
Exagération ? Pourtant ces risques sont bien réels. Regardons déjà ce qui se passe actuellement. La santé, qui devrait être un bien commun, a été privatisée. Ce sont les laboratoires pharmaceutiques qui ont la main, les gouvernements en sont à les supplier, les menacer et surtout à les engraisser, mais doivent passer sous leurs fourches caudines. Pourtant ces laboratoires vivent en fait de l’argent des citoyens : le « miracle » de la découverte rapide d’un vaccin par Pfizer ou Moderna occulte le fait qu’elle est fondée sur dix ans de recherche fondamentale réalisée les laboratoires publics (en France Pasteur et l’Inserm) pour élaborer la méthode de l’ARN messager. Les États, de par leurs structures, laissent alors aux laboratoires privés l’application de ces recherches, avec les royalties ! Ainsi ces laboratoires privés peuvent breveter « leurs découvertes » en ignorant souverainement que ce sont d’abord celles d’autres laboratoires, payés par l’ensemble des citoyens, qui vont à nouveau payer via la Sécurité Sociale (pour la France) le bénéfice de ces travaux. Et ainsi enrichis ils ont les moyens de débaucher les chercheurs du public responsables de ces inventions pour en réaliser à leur bénéfice les applications. Qui plus est ces laboratoires privés sont assurés des revenus « quoi qu’il en coûte » puisque ce sont les protections sociales diverses qui assurent la solvabilité des clients. Et ceux qui ne bénéficient pas de telles protections sont simplement exclus. Ils ont alors beau jeu de prôner un « juste prix » (pour eux !) défini par les relations de concurrence ! La démission des pouvoirs publics devant la puissance de certaines firmes privées est confondante… et très chère.
Mais cela va plus loin. Avec un tel système, seuls les États riches intéressent les firmes pharmaceutiques. Actuellement l’Europe, les États-Unis et quelques autres pays ont mis la main sur tous les vaccins disponibles. Les deux tiers de l’humanité n’y ont pas accès. Selon les lois du marché sur ce « commun » (2) qu’est la santé, quelques personnes (moins de dix) décident qui peut être sauvé ou pas. Nous touchons là une injustice extrêmement grave liée à une négation de l’humanité qui se rajoute aux malheurs de la pandémie et aux craintes de l’état du monde que nous laissons pour l’avenir. Nos dirigeants européens ont raison de se désoler de voir les Britanniques et les États-Uniens capter l’essentiel des vaccins, choqués qu’en pareille affaire ce soient les lois du marché qui priment ainsi que l’enrichissement des laboratoires alors qu’il en va de la santé publique et de l’économie des pays. Ceux-ci risquent de s’appauvrir considérablement avec toutes les conséquences humaines que l’on imagine.
Mais lequel de nos dirigeants a proposé de partager équitablement la distribution des vaccins avec les pays africains ou autres pays pauvres du globe ? (3) En s’appuyant sur leurs moyens financiers ils s’efforcent de capter cette possibilité de juguler la pandémie, sans considération pour les autres. Le « monde d’après pandémie » ressemble étrangement à celui d’avant, les « communs » ne sont pas pour tous ! Si l’ordre du monde ne change pas, si, comme il est prévisible, les pandémies se rajoutent les unes aux autres, un tel ordre signifie la disparition des pays pauvres, non parce qu’enrichis, mais parce que leurs populations seront totalement décimées. Étrange façon de régler les problèmes de surpopulation ! Quand comprendrons-nous que le Monde est un ? Que l’avenir de tous nous concerne ? Le Monde humain sera sauvé dans son ensemble, ou périra entièrement. Edgar Morin parle de « la vieille barbarie venue du fond des âges de la domination, de l’asservissement, de la haine, du mépris qui déferle de plus en plus dans les xénophobies, racismes se généralisant en guerres au Moyen-Orient et en Afrique, et la barbarie froide et glacée du calcul et du profit, qui elle-même prend les commandes dans une grande partie du monde ».
Alors interrogeons-nous. Imaginons que Monsieur Macron, non dans un beau discours mais en réalité, nous ait annoncé que la moitié des vaccins obtenus seraient répartis entre les pays d’Afrique avec lesquels nous sommes liés. Peut-être y a-t-il songé ? Mais en avait-il le pouvoir ? Quelle aurait été notre réaction ? Inutile de gloser, il ne pouvait le faire, même s’il l’avait voulu. Nous serions des millions dans la rue pour le conspuer. Et individuellement, chacun d’entre nous qui cherche, sans succès, à se faire vacciner, quelle serait sa réaction ? Il faut bien nous persuader que ce ne sont pas seulement les dirigeants qui installent cette immense injustice mortifère, nous sommes complices.
Si nous voulons construire des chemins d’espérance, nous avons une immense tâche devant nous. Pousser à une réforme profonde du partage des richesses qui remette en cause non seulement la place de l’économie mais aussi ses bases. Elle doit être au service des hommes et réellement soumise aux politiques qui ont en charge le bien de leurs pays, elle doit protéger les « communs » et construire un mode équitable de développement. Il ne se construit pas par magie mais demande un véritable engagement. Il n’y a pas de « dieu du marché » qui crée la justice mais une volonté des peuples à l’instaurer… ou à l’ignorer. C’est nous qui décidons, y compris quand nous décidons de laisser faire les forces du marché. Et ce travail politique doit être réalisé à tous les niveaux.
Quand on écoute tous les efforts qui sont faits un peu partout pour créer du lien, pour aider les autres, pour établir un développement harmonieux de la vie en société, on peut être certain que l’on est sur des chemins d’espérance. Il en sera aussi de même si chacun, dans sa vie personnelle, met en œuvre un monde de justice, à l’écoute des autres. Ne désespérons pas de l’humanité. À l’insu des grands médias que cela n’intéresse pas, partout on peut assister à ces essais d’améliorer la vie, à cette solidarité élémentaire qui nous fait vivre. Et ce travail sur nous-mêmes, puis dans notre entourage, dans notre vie locale est essentiel, nous ne pouvons pas nous en passer. Il doit aussi être étendu au niveau national et international.
Chaque fois qu’un pays tente de s’accorder avec d’autres pour faire avancer le bien commun de tous (et pas seulement le sien), on se trouve sur la bonne voie. L’ONU n’est pas uniquement un regroupement de 193 égoïsmes, et ses Secrétaires Généraux ainsi que ses diverses agences en sont les exemples. De même en Europe nous avons fondé divers organismes de coopération qui transcendent les intérêts nationaux. Dernier exemple, l’OREMA (observatoire des relations extérieures du monde anglophone) nous décrit l’attitude de la Nouvelle Zélande pendant cette pandémie. Elle est assez remarquable quant à son ouverture à ses voisins, y compris à son soutien financier aux îles du Pacifique qui risquent de tout perdre avec cette maladie, ou à sa façon de considérer sa population à laquelle elle a dû aussi beaucoup demander.
Alors oui, si nous écoutons l’Esprit (ou l’esprit) qui vit en nous et mettons en pratique ce qu’il nous inspire, nous pouvons espérer un monde meilleur sans attendre d’atteindre un ciel qui peut être bien hypothétique.
Marc Durand (4)
1 - Ce texte ne se veut pas pessimiste, mais après avoir écrit un papier sur nos chemins d’espérance il nous semble nécessaire de regarder la réalité en face et de nous demander si l’on divague ou non en parlant de ce sujet.
2 – Les « communs » sont une notion créée pour répondre à la privatisation galopante de tous les biens. Les biens indispensables à notre vie, les communs, doivent être gérés de façon à être accessibles à tous. L’air, l’eau, la nourriture, la santé, l’éducation, etc. sont des biens qui ne peuvent être abandonnés au marché, car le marché sélectionne, structurellement, ceux qui ont droit à tel ou tel bien. On peut discuter – et on le fait partout – comment garantir cet accès dans notre économie, il existe de multiples réponses, mais ce qui est essentiel est que nul ne peut en être privé... On en est loin !
3 – Depuis la date à laquelle a été écrit cet article (mi-février), les choses ont un peu bougé, des vaccins commencent à être acheminés vers l’Afrique sub-saharienne... essentiellement grâce à la Chine qui, évidemment y trouve un avantage certain (route de la soie oblige), d’autres lots ont été fournis à un pays par les Occidentaux, et 2000 (!!!) doses ont été fournies par Israël à la Palestine...
4 - Une bonne lecture serait le livre par Edgar MORIN et Pierre RABHI, Frères d’âme, entretien avec Denis LAFAY, éditions de l’aube, 2021, 170 p. auquel B. Ginisty a consacré dans ce blog une chronique, Leçon d'un pandémie par deux "Frères d'âme".