« Initier des processus plutôt que posséder des espaces » (Pape François)
En ce début d’année, la coutume veut que l’on s’échange des vœux pour la réussite de nos projets. Certes, nous devons prévoir nos activités, nos budgets, nos sécurités, mais il me semble plus important encore de nous souhaiter de rester des êtres de désir et de passion. Or, trop souvent, les sociétés modernes nous poussent à désirer ce qui serait finalement la pire des choses : « qu’il ne nous arrive rien » par peur de nous perdre. Dans son livre d’entretiens sur la foi, intitulé Le Chant du Cœur, André Gouzes, promoteur de liturgies de qualité et créateur de ce haut lieu de la musique sacrée qu’est l’abbaye de Sylvanès, cite ce propos de Saint Augustin : « Celui qui se perd dans sa passion est moins perdu que celui qui perd sa passion » (1).
« Ce qui nous arrive », est souvent ce que nous n’avions pas prévu et dérange nos conforts intellectuels et matériels, nos habitudes, nos relations. Qu’il s’agisse d’une découverte, d’un amour, d’une nouvelle compréhension de la vie, d’un accident de parcours, d’une intuition spirituelle, « ce qui nous arrive » réveille des passions que nos sages planifications prétendraient éliminer à tout jamais. Le besoin de sécurité nous pousse à prendre des assurances contre le surgissement de ce qui est Autre. Nous risquons alors de nous fermer à des visitations de l’évènement, à des invitations au voyage, à cet appel lancé jadis à Abraham et qui continue de retentir dans la conscience de tout croyant : quitte ce que tu connais pour aller vers ce que tu ne connais pas. Pour le théologien Joseph Moingt, « Jésus n’a légué à ses disciples ni rituel ni code législatif ni corpus doctrinal ni enseignement écrit, rien qu’ils n'auraient plus qu’à répéter et qu’ils devraient immuablement conserver – rien que la perpétuelle nouveauté d’une Bonne Nouvelle à annoncer, son « Évangile », illustrée par des paraboles à déchiffrer inépuisablement » (2).
Au début de son pontificat, le pape François publiait un texte (3) où il analysait « un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité sociopolitique qui consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps de processus. Donner priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps, c'est s’occuper d’initier des processus plutôt que posséder des espaces (§ 222-223)
Nous avons là une des clés des crises que nous traversons face auxquelles, trop souvent, Églises, partis politiques ou autres organisations répondent par des questions de boutique. Il ne s’agit pas de quitter l’installation dans un système institutionnel sécurisant pour un autre jugé plus performant, mais de se mettre en mouvement. La vraie frontière entre les êtres humains est celle qui sépare les nomades des sédentaires, ceux qui sont en marche et ceux qui se croient arrivés. On ne saurait trop se réjouir de lire sous la plume du premier responsable de l’Église catholique : « L’Église doit accepter cette liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa manière, et sous des formes très diverses, telles qu’en nous échappant elle dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos schémas » (§ 21).
Nous devons contribuer à ce que les institutions où nous militons n’épuisent pas leur énergie à défendre leur territoire, mais deviennent ce que le poète René Char appelle des « communautés de nos aurores ».
Bernard Ginisty
(1) André Gouzes, Le Chant du cœur. Conversation sur la foi, Éditions du Cerf, 2003, p. 128.
(2) Joseph Moingt, Croire quand même. Libres entretiens sur le Présent et le futur du catholicisme. Éditions Temps Présent, 2001, p. 58.
(3) Pape François : La joie de l’Évangile. Exhortation apostolique, Éditions Bayard 2013. Les références des citations correspondent aux numéros des paragraphes de cette édition.