Habemus matrem ? (fin) : Démocratie et corruption

Publié le par Garrigues et Sentiers

L’énigme a-t-elle un sens ?

Dans cette troisième et dernière partie (1) nous achevons de revenir sur ce geste politique inhabituel d’un leader victorieux qui se démet de sa victoire. Cette énigme recèle un sens que nous nous efforçons de déchiffrer, comme nous l’avons dit d’emblée, en regard de « l’exigence d’une réflexion sur l’action politique et les enjeux du moment ».

La situation de Marseille est largement connue, analysée et ce n’est pas un scoop de rappeler que :

  • Marseille est une cité avec 25 % de sa population pauvre : c’est une cité très inégalitaire ;
  • Si son économie connaît un nouveau développement, celui-ci ne crée pas d’emplois ;
  • Elle souffre d’un déficit de services publics qui affecte la circulation, le logement, l’éducation ;
  • Une partie de son parc immobilier vétuste et insalubre a donné lieu au spectaculaire et dramatique écroulement de la rue d’Aubagne avec huit morts (2).

Dans ce contexte nous porterons notre attention sur un mal omniprésent en démocratie : la corruption, particulièrement sous sa forme la plus générale et la plus répandue dans les démocraties territoriales, à savoir le clientélisme.

Le clientélisme assure à l’autorité politique qui remporte les élections la stabilité de sa base électorale. En échange de l’assurance des votes, maires et présidents de collectivités octroient des embauches, des logements, des avantages (3).

Marseille souffre du clientélisme depuis fort longtemps. À ce clientélisme sont attachés les noms de Gaston Defferre et Jean-Claude Gaudin pour la municipalité, Jean-Noël Guérini pour le département, et le syndicat FO pour la municipalité et l’APHM.

Dans une ville pauvre comme Marseille aux prises avec la désindustrialisation et un chômage permanent, l’embauche dans la fonction publique a représenté un débouché pour toute une population d’employés, d’ouvriers, de personnel de service (cantines, crèches…), avec la sécurité d’un emploi « à vie », l’accès à une protection sociale élargie et à des privilèges officieux mais bien réels (absentéisme au travail, temps de travail réduit, heures supplémentaires octroyées sans contrepartie, grève sans pénalités de salaires...).

Si Jean-Claude Gaudin n’a pas inventé le clientélisme, il l’a largement développé en accordant au syndicat FO une place privilégiée dans la gestion de certains dossiers municipaux et le recrutement des employés tant en mairie qu’à l’APHM, au point qu’un candidat à la Mairie de Marseille, Patrick Menucci, avait posé la question publiquement de savoir qui gouvernait la ville. J.-Cl. Gaudin a gouverné la municipalité de Marseille en co-gestion avec FO.

Dans quelle mesure le clientélisme est-il un dommage pour la ville de Marseille et représente-t-il un héritage empoisonné pour la nouvelle équipe municipale ?

Cette longue histoire du clientélisme municipal a abouti à la création d’un corps municipal privilégié et forcément conservateur, mais a aussi des implications financières (détournement des fonds publics dans une municipalité très endettée) (4). Il crée en outre des dysfonctionnements des services municipaux, (le Samu social, le Palais du Pharo, les chauffeurs des élus, le service des Musées, la Bibliothèque de l’Alcazar, le musée Cantini, le service des Assemblées et commissions, le secrétariat général de la Mairie, le service des opérations funéraires, Allô Mairie) (5) et il génère des conflits politiques.

Il n’y a pas d’exemple en histoire qu’une caste privilégiée renonce spontanément à ses privilèges. En toute logique la partie du corps municipal issue du clientélisme se retrouve donc en opposition au renouvellement des élus politiques si ces derniers ne l’assurent pas de la prise en compte de ses intérêts.

Un dossier est emblématique des liens inextricables qui se sont noués entre l’ancienne municipalité, les employés municipaux et les syndicats, avec ses conséquences désastreuses pour la population : il s’agit de l’abandon des écoles publiques de la ville. J.-Cl. Gaudin a privilégié dans sa gestion des écoles le secteur des écoles privées confessionnelles, à tel point que le secteur public a connu, lui, l’abandon : il se concrétise par un manque d’entretien, un déficit en embauche des catégories comme les auxiliaires de l’éducation, l’Insalubrité, le manque de chauffage et surtout la disparition des cantines scolaires. Cette disparition pénalise les enfants et leurs parents (6). Les cantines scolaires ont disparu car les « tatas » (les employées de service) estiment – peut-être avec raison – qu’elles ne sont pas assez nombreuses pour assurer ce service ; mais ce qui pose problème, c’est qu’elles sont en grève toute l’année scolaire ! Quelle catégorie de travailleurs dans la société française peut se permettre de perdurer dans une grève pendant plus d’une année ?

Osons une hypothèse : les grèves à répétition qui impactent la vie des habitants s’adossent sur les privilèges d’une classe sociale qui ne perd rien à l’arrêt du travail, d’où les difficultés pour négocier une sortie de grèves.

Si le droit de grève des travailleurs est à l’origine de conquêtes sociales, s’il permet la défense des droits acquis, il se fonde sur les risques que les travailleurs prennent, un risque que nous pouvons définir ainsi : « la conquête d’un droit ou le maintien d’un droit a plus de valeur pour nous que la perte du salaire ». Si aucun risque n’est pris, si le salaire n’est pas mis dans la balance, qui va souffrir de la grève ?

En attendant la fin des grèves des « tatas » marseillaises, les parents qui travaillent ne peuvent que se tourner vers l’école catholique de voisinage ou vers une autre école confessionnelle… à moins de déscolariser leurs enfants ! L’école de Jules Ferry disparaît-elle de Marseille ? À moins que nous assistions dans les mois qui suivent à un mouvement politique déterminé de la part de la majorité municipale ?

En politique, « changer de logiciel » ou ne pas faire crédit de la vérité

Réfléchissons sur d’autres conséquences politiques de ce clientélisme, en particulier sur les services publics qui sont définis par l’association « Vive le service public » de cette façon militante : « les services publics sont la richesse de ceux qui n’en ont pas ». Or Marseille, ville souffrant de la pauvreté et endettée, souffre d’un déficit en service public et cela affecte les secteurs de la propreté (ramassage des ordures, tri, déchetterie), de la mobilité, du logement… Le clientélisme n’est pas l’unique responsable de ce manque de développement du service public mais il pèse sur ses coûts et son fonctionnement.

Lors de la dernière grève des éboueurs de la société privée Derichebourg dans les 2e, 15e et 16earrondissements, Jean-Marc Coppola, élu de la majorité municipale, en a tiré la conclusion qu’il fallait revenir à la gestion publique de ce secteur. A-t-il raison, si on tient compte d’un passé et d’un passif de grèves ? A-t-il oublié les conséquences du « fini-parti » ? Ne devrait-il pas se poser la question de la confiance des usagers dans les services publics ?

Aussi inattendu que cela puisse paraître, au-delà de tous les problèmes concrets qui pénalisent la vie quotidienne des habitants, la corruption pose aussi la question fondamentale de l’intelligence des maux du temps présent et de l’engagement pour les combattre, ce que nous résumerions par une formule lapidaire : il faut savoir changer de logiciel !

Pour bien nous faire comprendre, prenons l’analogie avec la guerre : lorsque les soldats partent à la guerre, ils partent le plus souvent avec des armes héritées des guerres précédentes – « on est toujours en retard d’une guerre » –, mais les stratèges qui gagnent sont ceux qui auront anticipé les changements d’époque et renouvelé leurs armes en conséquence. Il en est de même en démocratie : si on formule les luttes du temps présent sans observer ce qu’elles livrent de spécifique, de nouveau, si on formule les luttes dans un langage hérité du passé, si on croit toujours déchiffrer le présent avec les mêmes formules politiques (le même logiciel) ne verse-t-on pas dans l’aveuglement, le dogmatisme ?

Prêtons attention aux mouvements collectifs des citoyens (7) qui réagissent face à l’adversité : ce ne sont pas des réactions par idéologie – « Je réagis à l’écroulement de ma maison, je réagis à la fermeture de la cantine, je réagis à la destruction de mon environnement, je réagis devant la montagne d’ordures, etc., etc. » Cela devrait permettre à la pensée politique de discerner dans la chair sociale les racines des maux actuels avec la possibilité de remettre ses analyses sur le « métier », de les confronter sans cesse à l’évènement, au concret.

Si la pensée politique en démocratie se fonde sur des principes intangibles comme la défense des libertés et sa déclinaison dans la défense des droits, elle se vérifie dans les analyses de l’actualité sans a priori, ni illusions, en acceptant de se laisser interroger sur l’écart entre les conflits passés et ceux du présent. Avec les crises sanitaires et écologiques changeons-nous d’époque ? La défense des droits des citoyens ne doit-elle pas être couplée au rappel des devoirs de ces mêmes citoyens ?

Le mystère, c’est qu’il n’y a pas de mystère !

Revenons à notre énigme : nous l’avons confrontée aux enjeux politiques de Marseille, il nous appartient de la déchiffrer sans faire appel à la fiction ou aux justifications qui relèvent de la vie personnelle.

Que Michèle Rubirola ait démissionné, ou non, pour s’être heurtée au réel des forces conservatrices internes à la Mairie, il n’en reste pas moins vrai qu’il n’y a pas de mystère en politique et que des courants politiques différents s’y affrontent, dont l’issue déterminera la possibilité de mettre en route les réformes nécessaires au développement de Marseille, à la lutte contre la pauvreté et aux revendications des différents collectifs de citoyens (8).

Christiane Giraud-Barra

  1. Pour accéder aux précédents articles Habemus Matrem, cliquer ici pour le premier partie et ici pour le deuxième.
  2. Philippe Langevin, « Pauvres à Marseille, un besoin urgent de fraternité » document édité par le Secrétariat Social de Marseille.
  3. Philippe San Marco « Clientélisme et politique en Région Paca », cycle des séminaires « Démocratie et territoire », janvier 2003. Accessible sur le site de Philippe San Marco.
  4. « Le PNF veut faire juger Gaudin », article de La Provence du vendredi 4 Décembre 2020.
  5. « Temps de travail à la mairie : des auditions croustillantes », article de La Provence du lundi 14 Décembre 2020.
  6. « Cantines fermées : les parents crient leur colère » article de La Provence du jeudi 17 Décembre 2020.
  7. Collectifs citoyens : Collectif du 5 Novembre : Noailles en colère https://collectif5novembre.org ; Collectif des écoles de Marseille : https://ecoles-marseille.fr  Comités d’intérêt de quartier : Communiqué des CIQ St Louis sur la grève des éboueurs de la société Derichebourg du 16 au 30 décembre 2020 à demander par la messagerie ciq.saint.louis@orange.fr
  8. Pour prolonger ces réflexions, voir les deux livres de Philippe Pujol, La fabrique du monstre, éditions Arènes, 2016 et La chute du monstre, éditions du Seuil, 2019, qui sont des enquêtes détaillées sur le système Gaudin, ses choix politiques, ses alliances. On y trouve des éclairages sur l’abandon des écoles publiques au profit du privé, sur la politique du logement social et sur la chute des immeubles de la rue d’Aubagne.

Publié dans Réflexions en chemin

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article