Quelques chemins pour inventer le futur

Publié le par Garrigues et Sentiers

Le rebond de la crise sanitaire dans le monde et l’aveu par les responsables politiques de leurs difficultés croissantes à la gérer rend dérisoire les grandes proclamations binaires dont la récente campagne pour l’élection présidentielle aux États-Unis d’Amérique nous a montré jusqu’où elles pouvaient s’égarer dans l’outrance. Nous devons retrouver aujourd’hui la modestie des chemins vers des formes de médiation sociale qui seront toujours provisoires. La citoyenneté aujourd’hui se définit par la capacité de chacun à réinventer des espaces d'identité, de solidarité, de gestion du temps, de communication. Pour cela, les propositions de trois chercheurs de sens contemporains me paraissent essentielles.

Dans cette situation de suspicion généralisée contre tous les systèmes qui ont prétendu définir la totalité de l’humain, le philosophe Paul Ricœur en appelle à « une attitude personne ». Il la caractérise par trois moments distinctifs : la crise, la perception de l’intolérable et l’engagement. La crise est « le repère essentiel », c’est le moment où « l’ordre établi bascule » et où « je ne sais plus quelle hiérarchie stable des valeurs peut guider mes préférences ». Mais, dans ce moment du crépuscule des certitudes et des systèmes, on découvre qu’il y a de « l’intolérable » : la torture, le racisme, la faim, l’exclusion, le chômage, la croissance des inégalités, les désastres écologiques… Face à cet intolérable, l’engagement devient un chemin majeur vers la conscientisation éthique et politique. Ricœur conclut ainsi son analyse : « La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme de fuyard ou de spectateur désintéressé, en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant » (1).

Ce propos rejoint celui d’Edgar Morin qui propose de remplacer l’idée binaire de « révolution » par celle de « métamorphose » comme fil conducteur des évolutions personnelles et sociétales : « La notion de métamorphose est plus riche que celle de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la lie à la conservation de la vie, des cultures, du legs de pensées et de sagesses de l’humanité ». Edgar Morin caractérise ainsi ce bouillonnement créatif préliminaire à toute « métamorphose : « Tout est à repenser. Tout est à commencer. Tout, en fait, a déjà commencé, mais sans qu’on le sache. Il existe déjà, sur tous les continents, en toutes les nations, des bouillonnements créatifs, une multitude d’initiatives locales dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou existentielle. Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, mais elles sont le vivier du futur. (…) Le salut a commencé par la base » (2).

Dans son ouvrage intitulé Les Tisserands, le philosophe Abdennour Bidar développe une réflexion et des propositions concrètes pour « réparer ensemble le tissu déchiré du monde ». Ce livre part d’un constat : « La volonté de tous les politiques et de tous les intellectuels de continuer à   fabriquer du sens », et à « fabriquer de la civilisation » à la mode du XXe siècle, c’est-à-dire de manière totalement plate, sans horizon de sagesse, mais uniquement à coup de considérations géopolitiques, économiques et sociologiques est un anachronisme flagrant ». Pour lui, le renouveau du civisme doit prendre en compte les trois grandes déchirures que vit l’homme de la modernité : avec son moi le plus profond, avec autrui, et avec la nature. Le chemin est à chercher dans l’attention portée à tous ceux qui tissent à nouveau le lien social : « Nos grands médias sous-estiment le phénomène. Nos politiques n’en ont cure. Notre système économique injuste, fondé sur le profit, n’en a pas encore compris la menace pour lui. Mais déjà, un peu partout dans le monde commencent à se produire un million de révolutions tranquilles. J’appelle Tisserands les acteurs de ces révolutions » (3).

Je voudrais laisser le dernier mot à Pierre Rabhi. Dans un ouvrage où il fait le bilan de sa réflexion et de ses initiatives, il commence par ces mots : « Ensemble, il nous faut de toute urgence prendre « conscience de notre inconscience », de notre démesure écologique et sociétale et réagir. Mais il faut être clair : il ne s’agit pas de se goberger d’alternatives et de croire naïvement que ce réveil résoudra tout pour l’avenir (…) Il s’agit bien de coopérer et d’imaginer ensemble, en conscience et dans le respect, le monde dans lequel nous voulons évoluer et nous accomplir » (4).

Bernard Ginisty

(1) Paul RICOEUR (1913-2005), Préface à l’ouvrage d’Emmanuel MOUNIER, Écrits sur le personnalisme, éditions du Seuil, Collection Points Essais, 2000, p. 7-14.

(2) Edgar MORIN, La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, éditions Fayard, 2011, p. 32-33.

(3) Abdennour BIDAR, Les Tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde, éditions Les Liens qui Libèrent, 2016, p. 7 et 119.

(4) Pierre RAHBI, La convergence des consciences, éditions Le Passeur, 2016, p. 7 et 11.

Publié dans Réflexions en chemin

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G
"Dans le colloque des Semaines sociales de France, j'avais été très frappée par 1° des discours globalement très alarmistes sur notre avenir, discours scientifiquement fondés 2° des pratiques multiples diverses d'associations de terrain qui ouvraient des chemins vers l'avenir."
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