Le complotisme, produit du vide de sens
Le documentaire « Hold-up », mis en ligne le 11 novembre, a été visionné par plus de 2 millions et demi de personnes, et il est fort probable qu’il a suscité l’approbation d’une très grande majorité d’entre eux. Il a été qualifié de « complotiste » par tous les commentateurs des médias et des grands journaux, dont beaucoup en ont démonté les mécanismes et dénoncé les nombreuses erreurs et incohérences. (1) Des personnalités y ayant participé (Philippe Douste-Blazy, Monique Pinçon Charlot) s’en sont désolidarisés, et l’institut Pasteur, mis en cause, a déposé une plainte.
Sa thèse centrale – pour aller vite – est que le gouvernement a menti sur tout ce qui concerne la pandémie de Covid-19 (l’origine de l’épidémie, les masques, l’hydroxychloroquine, les vaccins, etc), afin de cacher le projet de quelques hommes d’affaires et de quelques personnalités (John D. Rockefeller, Jacques Attali, Bill Gates…), d’établir leur dictature et d’instaurer une société d’obéissance absolue grâce à la 5G.
La question qui est posée ici n’est pas celle des motivations de ses auteurs (Pierre Barnérias et Christophe Cossé), ni celle des techniques de persuasion employées, mais celle du succès rencontré, et, au-delà de ce film, de la progression inquiétante de la vulnérabilité de l’opinion à tous les récits complotistes. 21% des français sont nettement réceptifs aux théories conspirationnistes, et ce chiffre tend à augmenter, du fait de l’adhésion plus fréquence des jeunes : 28% des 18-24 ans. (2)
La modernité : la raison plus forte que les passions
Il y a toujours eu une tension entre la raison et les passions, entre les croyances et la construction rationnelle des connaissances. Il y a toujours des éléments de vérité dans les religions, comme dans les idéologies (il y en a d’ailleurs dans « Hold-up »). Et la connaissance scientifique ne sera jamais totalement dégagée des affects, des émotions, des rivalités, et de la recherche d’avantages matériels ou symboliques par ceux qui la font progresser.
Pourtant, ce qui caractérise la modernité, avec la philosophie des Lumières au XVIIIe siècle, c’est justement la domination croissante de la raison, avec l’émancipation de la philosophie et de la science du carcan de la religion. Le processus de rationalisation du monde, en même temps que sa sécularisation s’accélèrent alors, se traduisant pas la progression des connaissances, des sciences, des innovations techniques, elles-mêmes impulsant la révolution industrielle des XVIIIe-XIXe siècles. Le progrès qui se poursuit est multidimensionnel ; il est non seulement technique, économique, mais aussi social, avec recul de la misère, progression du niveau de vie, réduction des inégalités, et, surtout, pour ce qui concerne la réflexion présente, émancipation du fatalisme de masses croissantes de population dans le monde, grâce à la généralisation de l’instruction. C’est à l’ensemble des individus que s’étendent peu à peu les lumières, avec l’augmentation des taux de scolarité, l’enseignement secondaire de masse au XXe siècle, et l’ouverture croissante de l’enseignement universitaire aux classes populaires. Il est alors indiscutable que l’augmentation du nombre de diplômés correspond au fait que « le niveau monte » dans l’ensemble de la population. La faculté de discernement réduit peu à peu préjugés et superstitions, et l’adéquation toujours plus étroite de la pensée à la réalité apparaît tangible et (surtout) souhaitable par tous.
Le retour de l’obscurantisme
Tout cela bascule dans le dernier quart du XXe siècle, en même temps (« comme par hasard ») que se met en place le régime néolibéral, et que s’accomplit la révolution de la communication, avec l’internet. On constate depuis un mouvement de « désintellectualisation » du monde (l’expression est de Marcel Gauchet). Il serait inexact de parler de déclin général de l’intelligence ; les progrès parfois stupéfiants dans le domaine scientifique et les innovations souvent impressionnantes démontrent le contraire. Par exemple, Trump, récemment, en parlant des vaccins, affirmait qu’il s’agissait « de la plus grande prouesse médicale que le monde ait connue » (comme chacun sait, il dit toujours la vérité). L’intelligence des gens ordinaires, y compris celle de notre jeunesse, ne faiblit pas davantage ; la question qui se pose est celle de son orientation, des domaines vers lesquels elle s’exerce, et, surtout, des domaines qu’elle abandonne. L’absorption de l’attention par les jeux offerts sur les petits écrans et par les discussions stériles et débilitantes des réseaux sociaux la rend indisponible, et incapable d’accomplir les efforts nécessaires pour comprendre les choses importantes de ce monde. Plus généralement, ce sont les cadres sociaux qui, en se lézardant, produisent des conditions propices à une remontée de l’obscurantisme. Sans pouvoir prétendre les exposer dans leur exhaustivité, on peut énoncer les principales, qui souvent sont repérables dans le documentaire en question.
Le populisme s’impose dans un nombre croissant de pays, à travers le monde, et le plus puissant d’entre eux vient d’en subir une cure de quatre ans, dont il gardera des séquelles irréversibles. En France, même s’il n’a pas (encore ?) été porté au pouvoir, il s’imprime déjà dans la vision du monde d’un très grand nombre – la majorité sûrement – de nos concitoyens. Or, on sait que la caractéristique principale de cette façon de penser est le rejet des élites, la suspicion systématique à leur égard, notamment en matière de probité et même, plus radicalement, le refus de leur reconnaître quelque forme que ce soit de supériorité. Le documentaire « Hold-up » est bien dans cette lignée : la compétence d’un chauffeur de taxi y apparaît comme supérieure à celle des professionnels de la santé. On peut y constater aussi l’assimilation générale des intellectuels à la classe dominante ; les distinctions subtiles, à la façon de Bourdieu entre les fractions de cette catégorie sont totalement absentes. Les disqualifications d’aujourd’hui sont massives et ne s’embarrassent d’aucune nuance. Pour le populisme, l’intellectuel est proscrit.
Les modalités de construction des savoirs ordinaires subissent des changements significatifs. La dernière enquête sur Les pratiques culturelles des français révèle les changements importants s’accomplissant sur trois générations. Alors qu’environ la moitié des baby-boomeurs appartiennent à « l’univers de la culture classique ou patrimoniale » (lecture, théâtre, musique classique, musées, cinéma), les moins de 25 ans n’y sont plus que 4%… Ceux-là sont au contraire immergés dans l’univers numérique, La pratique du jeu vidéo est en plein essor, et la consommation quotidienne de vidéos en ligne est devenue la pratique culturelle principale (59%) des 15-24 ans. La lecture de livres baisse régulièrement, du fait également d’une désaffectation massive des jeunes. Ces tendances sont implicitement ratifiées par le gouvernement, quand, pour les modalités du confinement, les librairies sont classées dans la catégorie des commerces « non essentiels ».
La sociologie nous a appris (3) que les opinions ne se construisent pas directement à partir des médias, mais à travers la pratique des débats sur les messages de ces médias, des « grands », comme des petits, au sein des groupes d’appartenance des individus (la classe sociale, la famille, les amis, l’atelier, le bistrot…). Or, l’affaiblissement tangible de la force de ces groupes, en d’autres termes, l’émergence de l’individualisme tyrannique (4) fait que ce débat n’existe plus, l’individu n’est plus confronté qu’à lui-même, et se conforte dans ses certitudes avec les discours-miroirs des réseaux sociaux, ou sur des sites internet dûment sélectionnés pour lui par les algorithmes.
Les médias traditionnels évoluent aussi. Les journalistes doivent faire face à la concurrence des réseaux, qui souvent les devancent sur l’événement. Ces canaux d’information sont mus par une logique marchande qui amène à privilégier, dans la diversité des faits et évènements, ceux qui suscitent une émotion, bien plus que ceux qui sont importants pour comprendre la réalité. Les images les plus sensibles tournent en boucle sur les chaines d’info en continu, attisant l’anxiété. Plus encore, ce sont des sentiments négatifs, l’indignation, le ressentiment, la hargne qui font vendre, et opèrent souvent des pseudo-rassemblements de larges franges de la population autour de ces « passions tristes ». Et comme dans les siècles éloignés, ces passions étouffent toute velléité de compréhension réelle du monde et de ses désordres.
Les vérités alternatives
Pour aberrante qu’elle ait pu paraître alors, aux débuts de la période Trump, aux États-Unis, la notion de « vérité alternative » s’est pourtant, dans les faits, imposée, rendant possible l’existence et le succès d’un documentaire comme « Hold-up ». Qu’on ne s’y trompe pas ; la vérité alternative n’est pas le mensonge (qui n’est néanmoins pas toujours hors-jeu). Le mensonge est un acte conscient et délibéré, et en ce sens, un « hommage à la vérité comme l'hypocrisie est un hommage à la vertu. » (Gustave Thibon). La « vérité alternative » est une sorte de bifurcation vers une autre réalité, ou vers son double (5). En d’autres termes, elle obtient l’adhésion de l’individu. Il n’est d’ailleurs pas utile de douter de la sincérité des auteurs de « Hold-up ». L’adéquation aux faits ne fait plus le poids par rapport au caractère désirable ou non désirable d’une explication. L’individu-roi d’aujourd’hui ne retient des faits et des raisonnements que ce qui conforte sa vision des choses déjà constituée. Il est devenu incapable de l’indispensable décentrement, de l’effort de voir les choses du point de vue d’un autre. En un mot, il ne croira que ce qu’il a envie de croire.
Pour conclure, ce qui permet le succès d’un tel film, c’est qu’il offre, en dépit de ses incohérences, des éléments qui permettent aux spectateurs d’y confirmer leur vision ; en d’autres termes, il est un pseudo-récit offrant en kit une théorie, des explications, des réponses dans une période d’incertitudes anxiogène. Ces réponses confortent les a-prioris et les préjugés, au lieu de les remettre en cause. Cela souligne surtout l’absence d’un autre récit offrant de l’espérance, susceptible de rassembler, de construire un véritable lien entre les êtres humains. Cette absence produit ce vide, cette force aspirante, qui assure le succès de thèses délirantes. Le vide de sens. C’est le même diagnostic que dans une précédente Lettre de l’Encyclopédie du Changement de cap (numéro 38) qui tentait d’expliquer le succès des propositions islamistes.
Maurice Merchier
[1] Voir par exemple dans Marianne Sources falsifiées, experts décriés : les recettes de Hold-Up pour nourrir sa théorie du complot
[2] Enquêtes de la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch réalisées par l‘Ifop
[3] Voir les travaux pionniers de Paul Lazarsfeld
[4] Eric Sadin, L'Ère de l'individu tyran. La fin d'un monde commun, Grasset, octobre 2020.
[5] Clément Rosset, le réél et son double, Gallimard 1976
Source : Lettre n° 40 de l’Encyclopédie du Changement de cap ( https://eccap.fr )